1.2 La colonisation, un ferment de la diversité
ethnique
Au compte des exigences qui imposent aux
sociétés contemporaines d'en venir à s'interroger sur les
règles ou les principes qu'elles doivent s'imposer à
elles-mêmes pour assurer un traitement différencié de
l'identité humaine (ou encore une prise en compte de la diversité
humaine), il se trouve en amont la colonisation. À la lecture de
l'Essai sur la décolonisation des identités, on est tout
de suite frappé par l'insistance avec laquelle Renaut souligne
l'hypothèse que « la problématique de la
diversité humaine entretient un lien étroit avec la question
coloniale et postcoloniale44 ». Tout le pari de Renaut est
de montrer que parmi ce qu'il a nommé volontiers, à la
lumière de Rawls, « circonstances de la
diversité45 », pointe la colonisation. Pour
clarifier cette idée, un argument fondamental est à
considérer : la colonisation est un profond réducteur de la
diversité humaine et donc de la diversité culturelle.
D'une façon globale, le projet de répandre une
civilisation aux autres contrées de la terre avait comme fondement
l'imposition d'une culture dominante (techniquement et scientifiquement) aux
autres cultures. L'Occident, en se plaçant dans la posture de culture
dominante, brisait ainsi les autres cultures qui devaient désormais se
conformer à l'unique modèle de civilisation que constituait la
civilisation occidentale. Du coup, en procédant à cette
réduction de la diversité des cultures à une culture
identique, mieux dit, en procédant à « la mise sous
tutelle culturelle des populations indigènes46 »,
la colonisation sacrifie de ce fait la richesse culturelle contenue dans la
diversité ambiante des cultures. C'est à ce prix que la
colonisation, puissant vecteur d'un arrachement au « monde vécu
», s'affirme comme l'expression d'un traitement violent de la
diversité culturelle. L' « esclavagisation » des Noirs ainsi
que la constellation des États-nations fournissent des exemples
édifiants. Dans chacun de ces deux cas, ce qui fait apparaître la
colonisation comme l'un des plus puissants négateurs modernes de la
diversité culturelle réside dans la volonté manifeste de
méconnaître l'autre dans sa différence culturelle comme un
semblable devant jouir des droits identiques aux siens. Ceci a eu pour
implication
44 A. Renaut, Un humanisme de la
diversité, op. cit., p. 287.
45 Renaut Précise lui-même que la notion
de « circonstances de la diversité » telle qu'il la
conceptualise trouve ses repères philosophiques chez Rawls qui, en
empruntant la notion à Hume, développe la notion de «
circonstances de la justice ». Voir A. Renaut, Ibid., p. 73.
46 Ibid., p. 101.
30
directe, au sein de l'État-nation, le principe de
l'assimilation culturelle comme valeur indispensable à l'affirmation de
l'humain en l'homme.
Soulignant le lien étroit entre colonisation et
diversité ethnique des États d'Afrique noire, il faut dire que
les effets déstructurant de la colonisation ont occasionné la
mise en commun de populations hétérogènes au sein d'un
même creuset national. Reprenant les propos de Debray, on
reconnaîtra ici que la colonisation a laissé l'État
d'Afrique noire « dans un monde réenchanté,
fragmenté en identités closes et où toutes sortes
d'intégrismes (...) donnent le ton47 ». À
titre illustratif, dans son article de 198948, Nicolas soulignait
que le Nigéria au lendemain des indépendances comptait environ
200 ethnies. De ce foisonnement de populations diverses, mises sous tutelle de
l'État-nation, une seule difficulté mérite d'être
évoquée : celle consistant à penser l'intérêt
général en ayant à l'esprit les intérêts de
ces populations diversifiées.
L'idée est que la colonisation a imposé
l'État-nation à des réalités politiques et
socioculturelles dont la difficile gestion postcoloniale est le reflet de la
balkanisation. En procédant à une mise en rapport forcé de
populations hétérogènes dans le creuset de
l'État-nation, la colonisation posait ainsi les jalons d'une opposition
entre les différents groupes ethniques ou entre les ressortissants
d'espaces géographiques différents. Cette opposition trouvait sa
source dans des politiques de gestion discriminatoire de ces populations. De
ces politiques de gestion discriminatoires, la conséquence en est
aujourd'hui l'existence à foison de conflits qui font de l'Afrique une
terre de conflits. Pour preuve : à entendre, Côte-d'Ivoire,
Soudan, Centrafrique, Libéria, Burundi, horreurs, cruautés et
atrocités traversent les esprits de plus d'une personne. L'analyse de
chacun de ces conflits témoigne de l'effectivité des politiques
internes de marginalisation de certains groupes de population, lesquels groupes
se sentent exclus de toute participation significative à la gestion des
affaires étatiques. Sur ce point, les exemples à mobiliser pour
s'en convaincre sont aussi multiples que connus. Simplement pour
mémoire, retenons l'opposition devenue classique entre « Hutu
» et « Tutsi » au Rwanda.
47 R. Debay, L'intellectuel face aux tribus,
Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 10.
48 Intitulé « Stratégies
ethniques et construction nationale au Nigéria », in J.-P.
Chrétien et G. Prunier (dir.), op. cit., p. 368.
31
Au Rwanda en effet, l'idée de colonisation comme
ferment de la diversité ethnique trouve ses repères dans la
hiérarchisation raciale et sociale induite par la politique du colon
belge. « Hutu » et « Tutsi », ces deux
peuples parfaitement homogènes au plan linguistique et culturel, ont vu
leur conflit naître à partir du ferment idéologique qu'a
véhiculé la politique coloniale de répartition du pouvoir,
du savoir, des positions sociales et des richesses. Le qualificatif de «
Seigneurs » Tutsi que brandissait le colon contre celui d' «
esclaves » Hutus contribuait ainsi à asseoir une haine
entre ces deux peuples. Plus significatif encore est cette
inégalité forgée de toute pièce entre ces deux
peuples par le colon belge : « Les Batutsi étaient
destinés à régner, leur seule prestance leur assure
déjà, sur les races inférieures qui les entourent, un
prestige considérable...49 ». Ce sont de pareils
propos qui impliquent, en bonne logique, l'enracinement de la
problématique identitaire en Afrique et qui y réconfortent la vie
de ghetto ethnique vécue comme un traumatisme à partir de la
colonisation. C'est dans ce cadre d'analyse que se situe Renaut, lorsqu'il
écrit :
les États (...), notamment en Afrique subsaharienne,
font eux aussi avec douleur l'apprentissage de la manière dont le
retrait de la domination coloniale libère (...) des antagonismes pour
l'apaisement desquels la réconciliation passera par un apprentissage de
la démocratie50.
Faisant suite à ce qu'il désigne par «
apprentissage de la démocratie », la tendance à
l'édification de l'État-nation sera confrontée à
des discours identitaires dont le plus en vogue est le discours «
ethniciste ». Ce discours, perçu dans ce travail comme le
résultat d'une « stratégie politique », participe
depuis longtemps à la fermeture des identités ethniques surtout
en périodes électorales. Ce qui suggère l'idée de
la difficile émergence des nations démocratiques en Afrique
noire.
|