PREMIÈRE PARTIE :
DE LA MULTIETHNICITÉ À LA CRISE DE
L'ÉTAT-NATION DÉMOCRATIQUE EN AFRIQUE NOIRE
17
Introduction de la première partie
Si l'on envisage de considérer la problématique
de l'ethnicité à la lueur du contexte sociopolitique particulier
de l'Afrique noire, plusieurs traits du débat s'éclairent.
D'abord, l'État-nation ne coïncide pas véritablement avec
les réalités africaines, notamment parce que ses
référents idéologiques ont été
importés de l'Occident et qu'originairement il ne correspond pas
exactement aux réalités vécues de l'Afrique. Il est
d'ailleurs significatif de constater à quel point la constitution de
chaque État-nation s'y est opérée au forceps des
populations se trouvant dans les limites territoriales. Cet état de fait
conditionne une certaine attitude d'hostilité vis-à-vis des
valeurs occidentales. Ainsi que le montre Otayek, la multiplication des
mobilisations communautaires dans le contexte africain « a remis au
goût du jour la supposée incompatibilité entre
démocratie - idée et mode de régulation politique - et
sociétés africaines23 ». Plus significatif
ensuite est la place prépondérante accordée à
l'ethnicité dans l'univers africain. En effet, en s'inspirant du bilan
presque déplorable des revendications identitaires, on a
stigmatisé comme une greffe la démocratie libérale en
Afrique noire tout en y voyant le trait discriminant du politique.
À partir de ces considérations, deux
interrogations s'ouvrent dès lors que nous envisageons de saisir la
spécificité de la crise de l'État-nation
démocratique dans le contexte africain : comment la
multiethnicité sape-t-elle le comportement civique dans le champ
politique africain ? Comment s'est pensée jusqu'à présent
la cohabitation, sur un même sol, de plusieurs composantes ethniques ?
23 R. Otayek, « La démocratie entre
mobilisations identitaires et besoin d'État : y a-t-il une exception
africaine ? », in R. Otayek (dir), Afrique : les
identités contre la démocratie ?, Autrepart (10), 1999, p.
5.
18
CHAPITRE I : PROBLÉMATIQUE DE L'ETHNICITÉ
EN AFRIQUE NOIRE
Introduction
Prenant acte du regain du communautarisme qui affecte le
politique en Afrique noire, la construction des États-nations
démocratiques semble s'y confronter à un dilemme : d'un
côté, un modèle d'État-nation faisant fi de
l'ethnicité et de l'autre, un modèle d'État-nation
valorisant l'ethnicité avec son corollaire la multiethnicité
comme une réalité purement africaine. Pendant longtemps, la
construction des États africains s'est opérée à
travers la mise en quarantaine du second modèle (en raison de sa
propension à générer des conflits interethniques) au
profit d'un évanouissement de toutes les ethnies. Or, dès lors
qu'on accorde une attention particulière à cette gestion «
homogénéisante » de la diversité ethnique, celle-ci
paraît revêtir des pratiques sociales et une culture de la haine
ethnique passant, comme l'écrit Dussey, par l' « ethnisation du
pouvoir24 ». Une telle pratique, en tant qu'elle compromet
l'essence du politique, devient un phénomène saisissant et
déconcertant, qui n'appellerait pas une réflexion
spécialement attentive s'il ne s'accompagnait de réactions, de
commentaires et d'analyses témoignant que tout ce qui s'y joue ainsi de
façon récurrente engage davantage que de simples discours. En
effet, sous l'influence de ce que Premdas nomme volontiers « explosion
ethnique nucléaire25 », ce qui se donne à
lire à travers le réveil des ethnicités dans le contexte
particulier de l'Afrique noire est moins l'expression d'une prise de conscience
effective des valeurs ethniques à préserver qu'une
stratégie politique, c'est-à-dire une sorte d' « imposture
ethnocentriste ». Dans une telle optique, il faut assurément
insister sur la façon dont l'ethnicité (à partir de la
colonisation) participe au jeu politique dans les États postcoloniaux en
Afrique noire.
24 R. Dussey, Pour une paix durable en Afrique.
Plaidoyer pour une conscience africaine des conflits armés,
Abidjan, Les Editions Bognini, 2002, p. 148.
25 Repris par E.-M. Mbonda, « La « justice
ethnique » comme fondement de la paix dans les sociétés
pluriethniques. Le cas de l'Afrique.», op. cit., p. 7.
19
1.1 Ethnie, diversité ethnique, ethnicité
: la tâche d'élucidation
La question ethnique apparaît en Afrique sous une
quadruple dimension : elle apparaît comme la réalité
africaine fondamentale, comme la cause de l'échec de
l'État-nation, comme une fiction idéologique, ou encore comme la
base d'une solution des problèmes politiques africains. En fait, toute
la controverse induite par la question ethnique dans l'analyse du champ
politique africain trouve sa justification à partir de la
difficulté à dire ce que l'on désigne par «
ethnie ». Notion récente, parce que la science qui en fait
son objet d'étude (c'est-à-dire l'ethnologie) lui est
antérieure, l'ethnie dans le contexte intellectuel n'est pas moins
complexe. Encore faut-il préciser que cette complexité se laisse
appréhender à double titre. Dans la littérature, une telle
complexité se justifie par la diversité de définitions qui
foisonnent le lexique. Et dans la réalité, cette
complexité s'illustre à travers la diversité de groupes
ethniques rangés parfois dans un seul ensemble ethnique. Pour se faire
une vue panoramique de la seconde idée, on pourra se reporter à
la réalité congolaise au sein de laquelle le groupe ethnique
« M'bochi » compte à lui seul une quinzaine d'ethnies
dont les plus connues sont les « kouyou », les «
bakouélé », les « Moye » et bien
d'autres encore. Cette précision a souvent redonné vigueur aux
thèses rejetant l'existence réelle d'une ethnie. Ce qui actualise
l'interrogation d'Amselle et M'bokolo : « Si l'ethnie n'existe pas
(...) que nous reste-t-il à étudier ?26».
Cette inquiétude, nous pouvons la reformuler en des termes dont la
teneur ne trahit pas la pensée de ces deux auteurs : comment peut-il
manquer d'existence à un être si riche en attributs ?
À l'instar de cette inquiétude, et en se fondant
sur le raisonnement a contrario, nous commencerons par définir l'ethnie
en disant ce qu'elle n'est pas. Ainsi, il faudrait en premier signaler que la
réalité pour laquelle la notion d'ethnie est souvent
utilisée diffère de la « race » et de la
« tribu » qui correspondent à une identification
primaire de l'individu. Ensuite convient-il de souligner que malgré la
place que tient la question ethnique dans les opinions, les médias, les
réactions populaires, il est impérieux de l'isoler d'autres
discours tout aussi lancinants et efficaces, mais fondés sur d'autres
bases. En effet, le fait national en Afrique noire, loin de se réduire
au
26 J.-L. Amselle, E. M'bokolo (dir.), Au coeur
de l'ethnie. Ethnies, tribalisme et État en Afrique, Paris, La
Découverte, 1999 [1985], p. III.
20
face-à-face entre État et ethnie, met en jeu de
nombreuses composantes ; lesquelles constituent autant de foyers de
mobilisations éventuelles à côté du foyer ethnique.
Il convient d'évoquer, même brièvement, certaines de ces
composantes alternatives.
L'une de ces composantes au sujet de laquelle une confusion
est souvent faite avec le fait ethnique, en raison de son caractère
identitaire, est le régionalisme. Le champ sociopolitique à
caractère régional, correspondant dans la plupart des pays
d'Afrique noire au clivage nord-sud, repose sur une opposition d'ordre
géographique, économique et culturelle. Tout en ayant à
l'esprit la conviction qu'au sein de l'opposition nord-sud s'inscrivent
d'autres clivages, on pourra se référer à la
réalité du paysage congolais justifiant en partie
l'inégale répartition de la population entre le
Sud qui attire pratiquement l'essentiel de la population en raison des
conditions naturelles plus propices au développement des
activités humaines et le Nord faiblement peuplé parce que couvert
de forêts à l'exception de quelques zones telles que les plateaux
Batékés et les M'bochi27.
Cette opposition naturelle entre une région du Sud
attractive et une région du Nord répulsive permet de comprendre
aujourd'hui les fortes disparités de traitement politique et
administratif résultant de la fusion en un seul territoire de ces
différentes régions.
Une seconde composante que l'on pourrait apparenter au fait
ethnique est le fait socioreligieux. Il s'illustre à travers les
affrontements interreligieux surtout dans les États où
différentes religions sont appelées à coopérer.
Dans ce cas de figure, la difficulté émerge du fait qu'une
religion aspire à elle seule au monopole du politique en
reléguant au second plan, voire parfois à l'effacement, les
autres religions avec lesquelles elle doit partager le même espace
socioculturel. L'histoire de l'Islam sur le continent africain fourmille
d'exemples à ce sujet. Pour ne repérer que quelques-uns parmi ces
exemples, citons au passage les revendications des groupes «
jihadistes » au Mali et celles du groupe « Boko
Haram28 » au Nigéria. Les fortes tensions
introduites par cette seconde composante se dégagent clairement, au
Nigéria
27 X. Ktsimbou, La
démocratie et les réalités ethniques au Congo,
Thèse de Doctorat en Sciences Politiques, Université de Nancy II,
2001, p. 13.
28 Dont la version française se traduit
clairement à travers cette formule : « l'éducation
occidentale est un péché ».
21
précisément, à partir d'une opposition
devenue classique entre un « Nord musulman » et un « Sud
chrétien ou animiste ».
Une troisième composante que l'on pourrait apparenter
aussi au fait ethnique, et qui s'en démarque pourtant, est ici le fait
« historico-communautaire ». Il rassemble les anciens royaumes,
empires, émirats, confédérations et « chefferies
», dont la prégnance sur la politique actuelle reste tributaire de
l'héritage précolonial et colonial. D'après le
témoignage que fournit Nicolas de cette idée : « Ce
cadre a supporté diverses stratégies électorales ou de
contestation sous la seconde République et peut soutenir de vifs
affrontements intratribaux, intrarégionaux, intrareligieux, etc., dont
le pouvoir mobilisateur est parfois important29 ».
La quatrième composante, pour finir la liste de ces
faits auxquels l'on apparente souvent le fait ethnique, et qui pourtant s'en
démarque, est la composante socio-économique : elle oppose la
minorité de « nantis » qui contrôle le pouvoir
économique à la grande masse du peuple. En effet,
l'inégalité économique, dont le reflet social laisse
percevoir une minorité de « nantis » à l'actif du
pouvoir politique tout à côté de la grande masse
formée par les « démunis », facilite la manipulation
des consciences. Ce qui rend difficile l'enracinement de la démocratie
sur le continent africain. Cette précision s'explicite davantage si l'on
évoque l'évidence selon laquelle, la responsabilité
incombant à l'individu dans le jeu démocratique se trouve
obnubilée par sa position de « défavorisé » qui
l'amène souvent à « marchander » ses convictions
personnelles à la recherche de quoi vivre.
En clair : les faits évoqués montrent que le
champ ethnique, en tant que champ politique en Afrique noire, n'est pas le seul
à se situer en face de l'État. Pour bonne mesure, rappelons que
les champs socioreligieux, « historico-communautaire »,
socio-économique et le champ régionaliste constituent des
composantes concurrentielles du fait ethnique. Mais le constat qui s'impose est
que chaque africain pris isolément appartient simultanément
à toutes ces composantes. Ce constat engage notamment, la
nécessité d'un approfondissement du fait ethnique, une
définition de l'ethnicité et un examen du discours identitaire :
celui portant sur
29 G. Nicolas, « Stratégies ethniques et
construction nationale au Nigéria », in (J.-P.)
Chrétien et (G.) Prunier (dir), Les ethnies ont une histoire,
Paris, Karthala, 1989, p. 374.
22
l'identification de l'individu à son groupe
d'appartenance ethnique. Or la réflexion sur cette identification a fait
apparaître, que non seulement la manipulation du fait ethnique est un
instrument d'action politique, mais qu'en outre il y a une difficulté de
définition de ce qu'on range sous le vocable d' « ethnie ».
Dans ces conditions, une seule interrogation paraît encore
légitime : comment appréhender l' « ethnie » à
partir de la présente recherche ?
En écartant toute confusion entre ethnie et race ou
tribu, ethnie et région, ethnie et religion, il faut souligner que
l'ethnie peut être définie par rapport à un
référentiel commun fondant l'adhésion des membres de la
communauté se réclamant de cette appartenance. Cette logique
implacable actualise sans cesse les observations d'Ake lorsque, parlant de
l'ethnogenèse chez Nietzsche, il écrit :
Pour affirmer leur identité, pour assurer la
cohésion de leurs membres, surtout aux époques de crise, les
ethnies produisent des mythes. Le mythe de l'arya que Nietzsche emploie dans la
généalogie, mythe de la pureté et de la
supériorité naturelle se trouve dans le groupe iranien et le
groupe slave (...) L'appartenance à l'ethnie aryenne se
décèle à certaines nouveautés techniques : la
domestication du cheval, l'usage de chars de guerre, mais surtout à
l'emploi d'une langue de la famille indo-européenne30.
En prenant au pied de la lettre le contenu de cette
affirmation, on découvre que l'ethnie n'est pas une
réalité fondamentalement africaine. Et de surcroît, elle se
comprend hors de l'Afrique comme le socle d'une identité collective.
Raison pour laquelle, la distinction opérée par
Kymlicka31 entre « minorités nationales » et «
minorités ethniques », présente les secondes comme
étant des populations homogènes. En tant que socle de
l'identité collective, l'ethnie y relève plus exactement d'une
double projection : projection dans le passé et projection dans le
futur. La projection dans le passé s'articule autour du projet de
reconstruction d'une mémoire et d'une tradition commune. La projection
dans le futur, quant à elle, s'articule autour de la
nécessité pour chaque ethnie de se doter d'un projet politique
« national » au nom duquel elle exige une reconnaissance politique et
juridique au
30 J. P. Ake, « De l'ethnogenèse à
la généalogie chez Nietzsche : quels enseignements pour l'ethnie
? », Le cahier philosophique d'Afrique, N° 006, Ouagadougou,
2008, p. 120.
31 Pour lui, les « minorités
nationales » sont issues d'un processus de conquête ou
d'incorporation tandis que les « minorités ethniques
» sont issues d'un processus d'immigration. Confer H. Guéguen,
G. Malochet, Les théories de la reconnaissance, Paris, La
Découverte, 2012, p. 85
23
sein de l'État-nation. Aussi faudrait-il ajouter que
cette double projection ne se comprend que dans les États où
l'identité nationale assigne une perte de repères aux
minorités qui se sentent lésées. Cet ajout nous
éclaire davantage dans la quête de sens de la notion d'ethnie en
Afrique noire.
Dans les États africains où la question ethnique
n'est pas tant le reflet d'une perte de repères culturels à
l'avantage d'une « ethnie dominante », la réalité pour
laquelle la notion d'ethnie est utilisée est quelque chose de mouvant,
de fluctuant, de variant. En ce sens, ce qu'on entend par « ethnie »
au Rwanda n'a rien à voir avec l'ethnie au Congo ou encore en Côte
d'Ivoire. Pour attester de l'assise scientifique de cette idée,
esquissons-en quelques exemples. Il est d'abord important de signaler que ce
qu'on identifie comme « opposition ethnique » au Rwanda, est une
lutte armée entre « Hutu » et « Tutsi
», deux populations homogènes si l'on se réfère
à la langue et à la culture en usage dans ces deux milieux. Et
pour reprendre la surprenante affirmation de Chrétien : « Voici
des « ethnies » qui ne se distinguent ni par la langue, ni par la
culture, ni par l'histoire, ni par l'espace géographique
occupé32 ». D'où vient alors ce violent
affrontement qui occasionna ce qu'on désigne aujourd'hui, sous
l'expression avilissante de « génocide rwandais » ?
Sans vouloir tout de suite donner une réponse à
cette interrogation, repartons du côté congolais pour percevoir,
avec l'analyse de ce qu'on y entend par ethnie, toute l'ambiguïté
qui s'attache à la définition exacte de cette notion en Afrique
noire. L'analyse porte sur le néologisme apparu en 1992 lors de
l'élection présidentielle au Congo-Brazzaville. En effet,
à partir des initiales des groupes « Niari », «
Bouenza » et « Lékoumou », la notion
à « consonance ethnisante » de « Nibolek
» fut forgée pour désigner l'ensemble des
régions favorables au candidat Lissouba. Analysant minutieusement ce
néologisme, Dorier-Apprill33 souligne que « Nibolek
» ne correspond à aucune réalité culturelle ni
à aucune entité ethnique précise mais qu'il constitue
plutôt une stratégie politique efficace. En partant des deux
exemples analysés, on prend effectivement conscience de la
complexité du fait ethnique.
32J.-P. Chrétien, « Hutu et Tutsi au
Rwanda et au Burundi », in J.-L. Amselle, E. M'bokolo (dir.),
op. cit., p. 129.
33 E. Dorier-Apprill, « Géographie des
ethnies, géographie des conflits à Brazzaville », in
P. Yengo (éd.), Identités et démocratie,
Paris, L'Harmattan, 1997, p. 168.
24
Cette complexité sera relayée au plan
théorique par deux courants de pensée. L'un, d'inspiration «
primordialiste » ou « substantialiste », partage une conception
figée de l'ethnie qu'il considère comme « un
donné, un état que définit un ensemble de traits
invariants comme la culture, les liens de sang ou les affinités
naturelles34 ». En fondant ses arguments sur des
éléments objectifs identifiables dans la définition
même de l'ethnie, cette approche écarte l'idée de
manipulation ethnique comme prouvant à elle seule les crispations
identitaires. Dans la logique de ce premier courant de pensée, l'ethnie
peut être définie comme un code identitaire, un sentiment
d'appartenance fondé sur des critères réels (tels que les
liens du sang, l'origine historique et une langue communes), et surtout sur
l'auto-désignation. Le grief qu'on pourrait faire à cette
première approche est qu'elle appréhende l'ethnie comme
figée. Ce qui rend, de facto, les frontières entre les groupes
ethniques comme fixées une fois pour toutes. Or, dans la
réalité, il n'existe pas de communauté culturelle ou
ethnique close sur elle-même, c'est-à-dire placée dans un
tête-à-tête avec les autres. Bien au contraire, la
réalité du vécu communautaire est celle qui invite
à reconsidérer la relation d'échanges culturels dans une
perspective interactionniste. D'après la conclusion formulée par
Leach, à l'issue de ses travaux consacrés au peuple Kachin,
« l'ethnicité des Kachin des Hautes Terres de Birmanie ne
s'appréhende qu'au regard des échanges que cette population
entretient avec les sociétés qui l'entourent et entre les
différents groupes qui la composent, indépendamment de toute
unité culturelle ou linguistique « primordiale
»35 ».
L'autre courant de pensée, d'inspiration
constructiviste, procède par une « désubstantialisation
» de l'ethnie. Il nous paraît le mieux indiqué pour
comprendre le fait ethnique d'Afrique noire en tant que mise en ordre par le
colon. En effet, en suivant de près la logique de cette seconde
approche, on se rend compte que le fait ethnique n'a rien de juridique encore
moins de biologique. Ceci d'autant puisque, l'histoire du continent noir nous
apprend qu'en Afrique, la notion d'ethnie est sous-jacente à
l'arrivée du colon qui, pour des raisons d'intérêt
calculé a procédé au classement des groupes humains selon
des traits spécifiques que sont le physique
34 R. Otayek, « La démocratie entre
mobilisations identitaires et besoin d'État : y a-t-il une exception
africaine ? », op. cit., p. 9.
35 Précise R. Otayek, « L'Afrique au
prisme de l'ethnicité : perception française et actualité
du débat », op. cit., p. 133-134.
25
(distinction entre Hutu et Tutsi) et l'
« ethnie » reposant sur l'idée fondamentale de
culture traduite dans les faits par le genre de vie (paysans, pêcheurs),
le système de la parenté (matrilinéaire ou
patrilinéaire), l'organisation politique (segmentaire, chefferie), et
enfin la langue. De la sorte, cette seconde approche nie toute existence
réelle d'une ethnie.
Procédant par une « désubstantialisation
», cette seconde approche présente l'ethnie comme une pure «
création », ou pour le dire en d'autres termes, comme l'oeuvre du
colonisateur. À l'appui de ce propos, on pourra se référer
à l'exemple de
l' « ethnie » bété comme une «
production » et une « création » coloniales. Pour son
radicalisme à l'égard de la conception de l'ethnie comme «
substance », cette seconde approche n'est pas à l'abri de
critiques : en réalité, en ne voyant dans l'ethnie qu'une simple
invention coloniale, elle ignore d'abord l'évidence qu'une telle
création ne s'est pas faite ex nihilo. Puisque, comme l'a
souligné avec insistance Otayek : « pour « inventer »
une ethnie, il faut qu'il y ait le minimum de substrat historique
nécessaire à la cristallisation, d'un sentiment d'être
différent36 ». Ensuite, en concevant toujours
l'ethnie comme une création, les tenants de ladite approche oublient
aussi que le fait pour certaines personnes de se reconnaître dans des
entités ethniques devient un critère valide de l'existence d'une
ethnie. Comme le professe Bazin : « Si celui que j'interpelle se
tourne, c'est qu'il « répond » effectivement à ce
nom37 ». Du coup, si des gens se retrouvent pleinement
dans le tracé colonial des frontières bété, c'est
qu'ils acceptent une telle désignation. Comment saurions-nous de ce
fait, nier l'existence d'une « réalité coloniale » qui
se concrétise dans les consciences individuelles et collectives ? On
pourra d'ailleurs poursuivre cette réflexion en distinguant une
réalité du monde physique et une réalité du monde
psychologique, avec pour ambition d'affirmer l'existence de l'ethnie au plan
psychologique.
Ceci étant, l'articulation entre approche «
primordialiste » et approche « constructiviste » nous permet
d'afficher clairement notre définition de l'ethnie : l'ethnie renvoie
ici à un sentiment d'appartenir à un groupe humain distinct
des
36 R. Otayek, « L'Afrique au prisme de
l'ethnicité : perception française et actualité du
débat », op. cit., p. 135.
37 J. Bazin, « A chacun son Bambara »,
in J.-L. Amselle, E. M'bokolo (dir.), op. cit., p. 123.
26
autres par des critères réels ou
supposés. Cette définition emprunte, tout de même, des
grilles d'analyses aux travaux anthropologiques issues des réflexions
d'Amselle. Consacrant ses réflexions à la définition de
l'ethnie dans son texte datant de 1985, Amselle, après un passage en
revue des différentes définitions mettait en place, en guise de
dénominateur commun à toutes les différentes
définitions, un nombre de critères communs en liaison
étroite : « la langue, un espace, des coutumes, des valeurs, un
nom, une même descendance et la conscience qu'ont les acteurs sociaux
d'appartenir à un même groupe38 ».
Il serait intéressant de relever à travers cette
pensée d'Amselle, des éléments servant de repères
normatifs dans l'élucidation du concept d'ethnie. En ce sens, lorsqu'on
garde en mémoire ce propos de l'anthropologue, il devient aisé de
saisir l'ethnie à travers trois éléments : un contenu
anthropologique (mettant en exergue des traits culturels particuliers) ; un
contenu géographique (relatif à l'espace occupé par le
groupe de personnes concernés) et enfin un contenu psychologique
illustré par Chrétien à partir de son étude sur les
rapports entre « Hutu » et « Tutsi » :
« Qu'est-ce qu'être hutu ou tutsi ? Ce n'est ni d'être
bantu ou hamite, ni d'être serf ou seigneur ! C'est de se rappeler qui a
tué un de vos proches il y a quinze ans ou de se demander qui va tuer
votre enfant dans dix ans, chaque fois avec une réponse
différente39 ».
Ces trois éléments contenus dans la
définition de l'ethnie nous illuminent dans la recherche d'une
définition de l'ethnicité, ce « phénomène
à la fois omniprésent et insaisissable, profond et sujet à
de multiples jeux politiques et culturels40 », qui
représente un défi au monde intellectuel. L'évidence
paraît moins réfutable puisqu'elle s'inscrit depuis longtemps dans
le discours intellectuel. En partant des différentes réflexions
qui ont été consacrées à ce concept, il se
dégage un rapport de synonymie entre ethnie et ethnicité : on
emploie tantôt « ethnie » pour désigner «
ethnicité » tantôt « ethnicité » pour
désigner « ethnie ». Mieux dit, ethnie et
38 J.-L. Amselle, « Ethnies et espaces : pour une
anthropologie topologique », in J.-L. Amselle, E. M'bokolo
(dir.), op. cit., p. 18.
39 J.-P. Chrétien, « Pluralisme
démocratique, ethnismes et stratégies politiques. La situation du
Rwanda et du Burundi », in G. Conac (dir.), L'Afrique en
transition vers le pluralisme politique, Paris, éd. Economica,
1990, p. 142.
40 Comme le remarquait J.-P. Chrétien, «
Introduction. Dimension historique de l'ethnicité en Afrique »,
in J.-P. Chrétien et G. Prunier (dir.), op. cit., p.
8.
27
ethnicité sont utilisées dans une logique
interchangeable. Sans toutefois prendre le contre-pied total de ce rapport de
synonymie, nous envisageons l'ethnicité comme l'expression du sentiment
d'appartenir à un groupe ethnique. Dès lors que nous concevons
l'ethnicité de la sorte, il n'est nul besoin de rechercher au plus
profond une quelconque nuance terminologique entre ethnie et ethnicité :
l'une, c'est-à-dire l'ethnie, renvoyant à
l'auto-désignation collective et l'autre, l'ethnicité, comprise
comme expression concrète de cette auto-désignation. En
conservant ces deux définitions, il est question de retenir, d'ores et
déjà, que ces deux concepts seront utilisés dans une
logique interchangeable.
Il reste maintenant à déterminer si l'expression
concrète d'une appartenance à un groupe ethnique relève de
l'ordre naturel des choses ou plutôt de l'ordre d'un artifice humain.
Formulée autrement, cette préoccupation se ramène à
ceci : l'ethnicité est-elle naturelle ou artificielle ? La
précision de cette interrogation invite déjà à
distinguer deux niveaux de compréhension dans l'appréhension du
phénomène de l'ethnicité : d'une part, une «
ethnicité naturelle » (laquelle s'articule autour de la conviction
que l'expression concrète d'une appartenance ethnique découle de
la nature même de l'homme) et, d'autre part, une « ethnicité
artificielle » (qui considère cette expression collective comme le
résultat des dynamiques sociales). Cette dernière peut être
qualifiée de « scientifique », parce que résultant du
souci des pouvoirs en place de nommer, classer, pour régner. Pour cela,
il importe de noter, pour l'heure, que c'est l' « ethnicité
artificielle » qui dévie vers des formes de vie humaines
contestées à l'instar de l'ethnisme ou encore de toutes les
tendances à l'enfermement sur son groupe (ethnocentrisme,
tribalisme).
Cette précision prend toute son ampleur à partir
d'une lecture de l'article41 de Ménissier qui permet de
comprendre, en dernière analyse, que toute la controverse introduite par
la problématique de l'ethnicité ne se perçoit que sous le
prisme de l'ethnicité artificielle. Pour lui en effet, les
bouleversements actuels, entraînant une conception critique de la notion
d'ethnie, remettent en question le caractère naturel de
l'ethnicité : « Au lieu de signifier le niveau
élémentaire et spontané de
41 T. Ménissier, « Identités
ethniques et politiques dans la construction de l'Union européenne
», Cités, n° 29, Paris, 2007, p. 81-95.
28
l'identification individuelle ou collective, cette
dernière paraît en effet être ou pouvoir être
fabriquée par des forces économiques, sociales et
politiques42 ».
Ceci étant, lorsqu'on replace le débat autour de
l'ethnicité dans le cadre de l'État-nation d'Afrique noire, il
convient de distinguer aussi deux niveaux de compréhension de
l'ethnicité. D'abord, un niveau qui présente l'ethnicité
en Afrique comme effet de l'extérieur. En abordant l'ethnicité de
ce point de vue, on pourra établir un lien entre ce que nous avons
caractérisé comme « ethnicité artificielle » et
ce qu'on désigne par effet des dynamiques du « dehors ». Dans
cette perspective, on n'expliquerait pas autrement l'ensemble du projet
entrepris par le colon qui, pour asseoir son autorité en Afrique,
procédait par une fixation des différences entre les
identités ethniques. Dans ce sens, on peut dire que la colonisation a
consisté en une stratégie politique de fabrication de
l'ethnicité. Ensuite, l'ethnicité en tant que stratégie
politique conserve au sein de l'État d'Afrique noire une dynamique
interne. À l'inverse de cette tendance à voir en
l'ethnicité la seule responsabilité active du colon, il faut
aussi évoquer la question de la « réappropriation » par
les populations et les dirigeants politiques de cet héritage colonial.
Fidèles, en réalité, aux tracées des «
frontières de séparation » entre différentes
identités ethniques, les populations africaines reproduisent à
l'identique la mentalité ayant prévalu à l'ère
coloniale. On aura reconnu, en cela, la pertinence de l'idée
d'après laquelle l'État postcolonial est aussi le cadre
privilégié d'une fabrication de l'ethnicité. Cette logique
implacable donne du relief à Ménissier lorsqu'il écrit :
« Les États, notamment, peuvent ou ont pu fabriquer de
l'ethnicité en fonction de stratégies
précises43 ».
En suivant donc, les réflexions de Ménissier, on
découvre la teneur scientifique de l'hypothèse selon laquelle
l'ethnicité a une connotation artificielle. Puisque, bien que
l'expression d'une appartenance à un groupe distinct des autres soit de
toute évidence inscrite dans la conscience de tout un chacun,
l'ethnicité surgit en contexte de crispations identitaires rendues
possibles par le lourd héritage colonial dont se départissent
difficilement les acteurs politiques africains.
42 T. Ménissier, op. cit., p. 85.
43 Ibid., p. 85.
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