SOMMAIRE
Pages
Introduction générale 6
PREMIÈRE PARTIE : De la multiethnicité à la
crise de l'État-nation
démocratique en Afrique noire . 16 Chapitre I :
Problématique de l'ethnicité en Afrique
noire . 18 Chapitre II : De la crise de l'État-nation
africain à la politique des identités
ethniques 42 DEUXIÈME PARTIE : Refondation de
l'État-nation démocratique en Afrique
noire à la lumière d'un humanisme de la
diversité 62 Chapitre III : De la problématique de la
diversité à un humanisme de la
diversité 64 Chapitre IV : Humanisme de la
diversité et reconstruction des nations
démocratiques en Afrique noire 99
Conclusion générale .. 119
Bibliographie . 127
Index
Table des matières
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139
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5
« Profondément divisés qu'ils sont par des
désaccords qu'il serait exclu de prétendre résorber, ils
découvrent ou découvriront progressivement, en Afrique du Sud, au
Rwanda ou ailleurs, qu'il peut exister néanmoins entre eux un terrain
d'entente, précisément sur les principes d'une gestion de la
diversité qui soit suffisamment tolérante et respectueuse du
pluralisme ».
A. Renaut, Quelle éthique pour nos
démocraties ?, Paris, Buchet/Chastel, 2011, p. 51.
6
INTRODUCTION GÉNÉRALE
7
Tout État se veut une synthèse visant à
concilier unité et diversité. À titre d'illustration,
l'article 2 de la Constitution française dispose que « la
France est une République indivisible ». Dans ce sens,
l'article premier de la Constitution de la République du Congo stipule :
« La République du Congo est un État souverain,
indivisible (...) ». Même son de cloche au Togo où
l'article premier de la Constitution dispose que « La
République Togolaise (...) est une et indivisible ». À
partir de ces exemples, on peut conclure que la Constitution de chaque
État consacre la prépondérance du principe unitaire et le
sentiment d'unité nationale s'est toujours inscrit dans ce cadre «
indivisible ». Mais si constitutionnellement les États africains
apparaissent régis par ce principe unitaire, il n'en demeure pas moins
vrai que ce principe se trouve mis à rudes épreuves dans la
réalité. Le constat paraît moins réfutable puisque
la construction des États-nations africains se nourrit toujours du
syndrome de l'identitarisme lié à une multiplication des
mobilisations ethniques. Par exemple, le passage du monopartisme au pluralisme
politique sera marqué du sceau de l' « ethnocentrisme
partisan1 », socle des affrontements entre différents
groupes ethniques mettant de côté l'intérêt
général, le bien commun, gage de la démocratie. Sur ce
point, la composition des partis politiques au Congo nous en donne une
illustration convaincante : tandis que l'ancien Parti unique, le Parti
Congolais du Travail (PCT dont le fondateur était du Nord-Congo) se
constituait pour l'essentiel des populations issues des ethnies du Nord-Congo,
le Mouvement Congolais pour la Démocratie et le développement
Intégral (MCDDI) et l'Union Panafricaine pour la Démocratie
Sociale (UPADS), dont les fondateurs étaient du Sud-Congo, se
partageaient les populations issues des ethnies du Sud-Congo2.
Les implications directes de cette « imposture
ethnocentriste3 » en sont depuis toujours les processus de
« purification ethnique » qui essaiment le continent noir en donnant
du crédit aux thèses affirmant l'attachement de l'individu
à sa communauté « primordiale » comme une marque
distinctive de la tradition africaine. Une brève analyse des
débats suscités par cette expression politique des appartenances
ethniques laisse entrevoir la complexité de la cohésion
démocratique qui passe pour
1 Nous empruntons cette expression à cette
C. Z. Bowao, L'imposture ethnocentriste. Plaidoyer pour une argumentation
éthique du politique, Brazzaville, les Éditions Hemar, 2014,
p. 26.
2 C. Z. Bowao, Ibid., p. 48.
3 L'expression est de C. Z. Bowao, Ibid.
8
un problème crucial (au sein des États
africains) avec surtout en amont la persistance des identitarismes ethniques.
Cette complexité appelle des clarifications et de nouvelles
représentations théoriques. Et dans la foulée, il
faudrait, au regard de la politique des États africains jouant
essentiellement sur des appartenances ethniques dans l'exercice du pouvoir
politique, dire un mot sur ce qu'on entend par « ethnicité
».
Notion récurrente à travers l'analyse de la
réalité politique africaine, l'ethnicité est aujourd'hui
soumise à de multiples interprétations. Elle est abordée
dans une perspective double : une perspective psychologique et une perspective
anthropologique. La perspective psychologique est celle qui met la «
conscience » au fondement de l'expression du sentiment d'appartenir
à un groupe humain distinct des autres. Elle se comprend plus amplement
en se rapportant aux peuples « Hutu » et « Tutsi
» ; deux peuples parfaitement homogènes aux plans linguistique
et culturel et dont le conflit n'a cessé et ne cesse encore de faire
écho. Dans ce sens, l'ethnicité qui détermine lourdement
les choix politiques est compréhensible au niveau de l'imaginaire
collectif. La perspective anthropologique, est celle qui articule
l'ethnicité autour d'un référentiel commun fondé
sur des critères « naturels » réels (liens de sang,
appartenance à une même origine historique). L'analyse de ces deux
perspectives suggère que l'ethnicité est quelque chose de
fluctuant, c'est-à-dire mouvant. En considérant son impact aussi
bien sur l'organisation sociale et politique que sur les imaginaires et les
comportements en Afrique noire, l'ethnicité peut se rapporter à
« la conscience d'appartenir à un groupe humain
différent des autres et de le revendiquer4 ».
Considérée comme telle, l'ethnicité reste en liaison
étroite avec le concept d'ethnie. Puisque toutes les controverses
introduites par la place de l'ethnicité dans la construction des
États-nations démocratiques en Afrique noire ne se comprennent
que par rapport à une gestion « défectueuse » de la
diversité ethnique.
En ce sens, ce qui explique la peine éprouvée
aujourd'hui à édifier la démocratie en Afrique noire
réside dans la difficulté de concilier la diversité
ethnique des États-nations comme un « fait », avec la
promotion de la diversité comme une
4 R. Otayek, « L'Afrique au prisme de
l'ethnicité : perception française et actualité du
débat », Revue internationale et stratégique,
n° 43, Paris, 2001, p. 129.
9
« valeur », c'est-à-dire comme une
nouvelle clé de justification apportée au point de vue
cohésion démocratique par la nécessité d'une
politique managériale des différences ethniques. En
réalité, pendant longtemps, la construction des nations
africaines s'est opérée à travers un «
dépassement ethnique », ou encore une abstraction des appartenances
ethniques. Or, lorsqu'on tente de cerner la logique qui conduit à
l'expression politique des identités ethniques, un élément
de réponse non moins douteux réside dans la pérennisation
de cette conscience collective dans la mentalité africaine depuis
l'époque coloniale. Pérennisation et même
survalorisation5 dont l'impact sur la vie politique en Afrique noire
ne saurait faire économie de la réflexion. En
réalité, au lieu d'être un simple qualificatif des groupes,
l'ethnie sera l'occasion de divisions, de revendications antagonistes et, de
facto, l'occasion d'une expression des replis identitaires entravant de tout
bord l'émergence d'un sentiment d'appartenance nationale. N'en
serviraient ici pour preuves que les multiples conflits à vocation
ethnique6 dont la récurrence et l'existence à foison
dans les États africains font de l'Afrique noire aujourd'hui le lieu
idéal pour affronter les multiples difficultés issues de
l'ambiguïté qui s'attache fondamentalement aux notions d'ethnie (ou
d'ethnicité), de nation, d'État-nation et de démocratie.
Tout y concourt : le désajustement entre la forme d'État-nation
et le sentiment d'appartenance communautaire, la multiplication de ces
revendications à forte résonance ethnique se réclamant
d'une marginalisation par les pouvoirs en place, la désarticulation
entre valeurs africaines et valeurs occidentales. Tous ces facteurs ont remis
au goût du jour, la nécessité d'une refondation de
l'État-nation démocratique en Afrique noire.
Dans cet esprit, une position dominante est celle qui plaide
pour une politique revalorisant les différences ethniques. Sous sa forme
initiale, la politique des différences ethniques a pour ambition de
mettre fin aux logiques mobilisatrices et calculatrices des identités
ethniques en institutionnalisant les différences ethniques au plan
juridique. En témoigne sur ce point le concept de « justice
ethnique » à travers lequel Mbonda précise qu'
5 Par survalorisation nous ne nous
référons pas seulement aux populations et hommes politiques qui
trouvent un prétexte pour se conserver au pouvoir, un ressourcement aux
multiples revendications mais aussi aux intellectuels qui en font une
spécificité des États africains.
6 Nous pensons essentiellement aux violences ethniques
qui suivirent les élections du 27 décembre 2008 au Kenya et qui
ont fait d'après les estimations 3500 blessés, environ 350000
déplacés et plus de 1200 morts.
10
il s'agit de montrer que la forme de justice qui pourrait
rendre possible une coexistence pacifique des entités ethniques
composant les sociétés africaines doit pouvoir commencer par
« prendre l'ethnicité au sérieux » en prenant la bonne
mesure de sa signification politique (...)7.
Mbonda qui défendait cette position avait en vue
l'institutionnalisation de l'ethnicité comme facteur de paix dans les
sociétés multiethniques d'Afrique. La politique des
différences ethniques entend désormais parler au nom des
différents groupes ethniques marginalisés qu'elle présente
comme des nations à part entière au sein d'un même espace
sociopolitique. Cette tendance se trouve renforcée par un discours sur
la justice, qui suit la perspective d'une refondation des nations
démocratiques en revalorisant de plus en plus l'appartenance à
une communauté ethnique comme seul gage du lien social et politique en
Afrique noire. Cette nouvelle orientation de la justice est celle qui se fonde
sur les quotas ethniques. D'où le recours à la politique des
quotas ethniques. Satisfaisant de ce point de vue, ce modèle ne semble
néanmoins pas exempt de critiques.
En réalité, la politique des différences
ethniques pouvait passer autrefois pour un antidote aux dérives
unitaires de l'État-nation africain. Mais aujourd'hui l'évidence
qui se fait jour est que cette politique réintroduit de nouveaux
problèmes plutôt que de résoudre ceux déjà
existants. Par exemple, à travers l'idéal diffusé par la
justice ethnique, toutes les démarches politiques et intellectuelles
tendent vers le rejet de l'État-nation, présenté comme une
réalité exogène à l'Afrique, au profit d'une
distinction tranchée entre « nation ethnique » et «
nation civique ». Or, pareille distinction contient le risque d'une
fragmentation de la souveraineté étatique et celle de la
société en différents groupes ethnoculturels incapables de
réaliser une solidarité transcommunautaire. Du coup, une lecture
différentialiste du lien social et politique dans les États
africains comporte des limites. Ainsi donc, loin de prétendre à
l'exhaustivité dans l'analyse de la situation démocratique
actuelle en apportant une solution claire et distincte, les bouleversements
actuels dans les États africains multiethniques permettent d'envisager
la notion de « justice ethnique » de manière critique.
7 E.-M. Mbonda, «La « justice ethnique
» comme fondement de la paix dans les sociétés
pluriethniques. Le cas de l'Afrique.», in J. Boulad-Ayoub et L.
Bonneville (dir.), Souveraineté en crise, Québec,
L'Harmattan et Les Presses de l'Université Laval, 2003, p. 27.
11
Dans une certaine mesure, plaider pour une prise en compte
institutionnelle de l'ethnicité dans les États africains, fait
preuve de l'impossibilité d'une entente transcommunautaire. En ce sens,
se sentir toujours « Hutu » sans aucune possibilité
de transcender ce sentiment au plan politique ne permet pas d'envisager une
identité civique en tant que cette dernière repose sur le respect
des valeurs étatiques situées au-delà des valeurs
communautaires. D'ailleurs, un enracinement communautaire de ce genre
réintroduit sur le chantier de la réflexion la question
consistant à nous demander « si nous pouvons, d'une
façon générale, transcender le contexte de la langue et de
la culture ou si tous les critères de rationalité restent
attachés à des visions du monde et à des traditions
déterminées8 ».
Dans ce cas, si l'on convient qu'il faut institutionnaliser
l'ethnicité, avec pour souci qu'une telle institutionnalisation
éviterait des heurts, l'on nous saura gré de reconnaître
que pareille valorisation institutionnelle de l'ethnicité
n'éloigne pas de la déchirure du tissu social. Puisque, dans les
États qui ont fondé l'intégration politique sur le partage
des principaux postes gouvernementaux entre les différentes composantes
ethniques, on n'a pas véritablement abouti au résultat
escompté en raison de la persistance de conflits interculturels. Sur ce
point, le constat de Dahl se paye d'une attention particulière : «
Les compromis les plus ingénieux, qui avaient provisoirement
apporté la stabilité au Liban, au Nigéria et au Sri Lanka,
n'ont pas résisté à la violence des conflits ethniques ni
pu éviter que ces pays connaissent la guerre civile ou l'instauration
d'un régime autoritaire9 ».
En d'autres termes, la politique des quotas ethniques, parce
qu'elle ne garantit pas les conditions d'un véritable «
interchange » ethnique, compromet à la fois le lien social
et politique. Ceci nous invite à repenser les conditions d'un
véritable décloisonnement des identités ethniques en
Afrique noire. Par où l'on voit se spécifier
l'éventualité qu'il faut recourir à un « humanisme de
la diversité » compris comme l'exigence de synthèse entre
l'affirmation communautaire particularisante et la quête de l'universel.
En se fondant sur la nécessité d'une « décolonisation
des identités » et sur un « universalisme ouvert à la
diversité », Renaut s'investit tout particulièrement dans la
promotion de la diversité comme valeur à travers
8 J. Habermas, L'intégration
républicaine. Essais de théorie politique, Paris,
Fayard, 1998, p. 217.
9 R. Dahl, De la démocratie, Chicago,
Nouveaux Horizons, 1998, p. 189.
12
l'humanisme de la diversité : placé au carrefour
des revendications particularistes et la nécessité de sauvegarder
l'universel, il affirme l'urgence d'un dépassement de l'universalisme
dogmatique et celui du différentialisme radical au profit d' «
une pensée de l'universel ouvert à la
diversité10 » ; laquelle pensée de
l'universel s'articule, dans le cadre de ses analyses, autour d'une forme de
justice se fermant à la politique des quotas11. Et c'est en
cela, qu'il nous livre la clé de la problématique contemporaine
du « savoir-vivre au pluriel12 » des
différentes ethnies composant les États-nations africains. De
là procède au fond le choix du thème intitulé :
« Multiethnicité et refondation des nations
démocratiques en Afrique noire : perspective d'un humanisme de la
diversité ».
Le choix de ce thème a pour préoccupation
fondamentale de sortir l'État-nation africain des particularismes
ethniques, en tant que donnant lieu à des traitements
idéologiques, pour l'inscrire dans le registre d'une véritable
intégration politique. Mieux dit, il sera question de promouvoir la
perspective d'une conciliation de la diversité des intérêts
particularistes avec l'unité de la loi. Dans ce sens, une interrogation
majeure se dégage : comment promouvoir la diversité ethnique sans
compromettre l'idéal de cohésion démocratique en Afrique
noire ?
Le moins que l'on doive accorder à cette interrogation
est qu'elle nous invite, en tout état de cause, à questionner
à nouveau certaines représentations les plus solidement
établies de notre tradition politique. C'est plus
particulièrement évident en Afrique noire, où
l'interprétation dominante du principe politique de l'unité s'est
exprimée, par l'intermédiaire de l'héritage politique
colonial, sous la forme de l'idéal de l'unité nationale. Pierre
angulaire de notre univers politique, cet idéal, que personne ne
songerait à remettre en question comme tel, a engendré la
suppression du pluralisme politique. Mais avec le vent démocratique qui
souffle sur le continent noir au début des années mille neuf cent
quatre-vingt-dix, la question de l'unité nationale pose la formule de
l'irréductibilité et l'immuabilité des «
ethnicités
10 A. Renaut, Un humanisme de la
diversité. Essai sur la décolonisation des
identités, Paris, Flammarion, 2009, p. 372.
11 Il s'agit de la « justice compensatrice
» qu'il développe amplement dans son ouvrage
Égalité et discriminations, Paris, Seuil, 2007.
12 Nous reprenons l'expression de F. Constant,
Le multiculturalisme, Paris, Dominos-Flammarion, 2000, p. 89.
13
africaines » comme un défi à la
construction nationale. Or, à l'analyse, même dans les «
démocraties les mieux réussies13 », il
n'existe pas d'État-nation parfaitement homogène au plan ethnique
ou culturel. Au constat de cette analyse, il faudra alors s'interroger :
qu'est-ce qui justifie l'échec de l'État-nation en Afrique noire
? Quel modèle théorique pourrait éclairer ce débat
et le guider vers la réalisation d'une liberté civique en Afrique
noire ? Mieux encore : comment penser et pratiquer la cohabitation, au sein
d'un même État-nation africain, de plusieurs identités
ethniques ?
Ceci étant, l'hypothèse de notre recherche est
la suivante : pour promouvoir la diversité ethnique sans compromettre
l'idéal de cohésion démocratique, il faudrait promouvoir
la perspective d'une éthique postcommunautaire. Celle-ci consiste
à sortir l'identité ethnique de l'enclave d'une communauté
particulière en donnant à son « altérophobie »
la possibilité de « savoir-vivre au pluriel ». Il s'agit ici,
au-delà des positions plaidant pour une institutionnalisation de
l'ethnicité, d'assurer un traitement politique et un traitement
éthique de l'ethnicité. Telle est l'hypothèse qui anime ce
travail et à laquelle nous nous emploierons à donner corps
à la lumière du concept de l' « humanisme de la
diversité » qui
correspond à un universalisme ouvert à la
diversité, où la valorisation de l'arrachement n'exclut pas
toutes formes concevables d'attachements, mais ceux qui, en se neutralisant,
riveraient et livreraient sans possibilité de distance (y compris de
distance critique) l'individu et le groupe à leurs propres
racines14.
Pour soutenir notre hypothèse, nous avons adopté
une démarche descriptive qui fonde le prescriptif. Une démarche
du type de celle dont Mesure et Renaut nous ont invités à faire
un élément de méthode dans l'approche des connaissances.
Ces derniers nous invitaient justement à « faire nôtres
cette constatation (descriptive) et cette appréciation
(normative)15 ». Tel est au fait, ce dont témoigne
avec une grande clarté la formule du philosophe Walzer dans son
Traité sur la tolérance : « La philosophie doit
s'appuyer sur l'information historique et faire preuve de
13 Pour parler comme F. Fukuyama, La fin de
l'histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1989, p. 15.
14 A. Renaut, Un humanisme de la
diversité, op. cit., p. 280.
15 S. Mesure et A. Renaut, Alter ego. Les
paradoxes de l'identité démocratique, Paris, Flammarion,
1999, p. 23.
14
compétence sociologique si elle veut éviter
le « mauvais utopisme » et prendre la juste mesure des choix
difficiles qui sont souvent ceux de la vie-politique16 ».
L'intérêt de cette démarche pour la présente
recherche se situe à plusieurs degrés : d'abord, elle permet de
comprendre les enjeux des débats que soulève l'ouverture au
pluralisme à partir du détour par l'exploration de la
thématique identitaire dans les démocraties occidentales ;
ensuite, cette démarche nous rendra plus attentif à
l'égard des effets pervers que les solutions centrées sur la
valorisation institutionnelle des particularismes ethniques
entraîneraient en Afrique noire ; enfin, cette démarche orientera
l'imagination et la créativité intellectuelle vers des avenues
lucides et où le risque de tomber dans l'exacerbation de fortes
appartenances viscérales serait exclu.
Dans l'optique de cette démarche, nous envisagerons une
sorte d' « autopsie » de la réalité politique
en Afrique noire, pour pouvoir « repérer les labelisations, les
assignations et définitions tant pragmatiques que symboliques ou encore
notionnelles qui encombrent les soi-disant cultures
collectives17 ». À la suite, une mise au point
théorique devrait essayer de « caler » l'examen de tous les
facteurs évoqués par le biais de cette posture descriptive afin
de ne pas céder aux fantasmes qui, en se fondant sur la persistance des
revendications ethniques, ambitionnent de recroqueviller le continent noir sur
ses propres valeurs à une période de l'histoire où plus
rien ne doit s'inscrire hors du champ de l'universel. La tradition
philosophique de l'universalisme, s'impose alors comme le cadre normatif de
référence. Nous nous inscrirons donc, du point de vue normatif,
dans la tradition philosophique de l'universalisme. C'est ainsi tout un
ensemble de liens subtils entre universalisme, humanisme, diversité et
démocratie qu'il va falloir démêler. De ce fait, en raison
des fortes disparités au sein de l'universalisme en tant que courant de
pensée philosophique, et au-delà de la tension entre un «
universalisme niveleur18 » et un «
universalisme réitératif de la tribu universalisante
19 », nous prendrons appui sur
l' « universalisme ouvert à la diversité
» dont la teneur scientifique se résume en un
16 M. Walzer, Traité sur la
tolérance, Paris, Gallimard, 1998, p. 18.
17 J. Copans, La longue marche de la
modernité africaine, Paris, Karthala, 1990, p. 12.
18 J. Habermas, op. cit., p. 208.
19 M. Elbaz, « L'inestimable lien civique dans la
société-monde », in M. Elbaz et D. Helly (dir.),
Mondialisation, citoyenneté et multiculturalisme,
Québec, Les Presses de l'Université Laval, 2000, p. 25.
15
juste milieu entre « le mouvement vers
l'universalité (...) et l'affirmation de la
diversité20 ».
L'intérêt de cet universalisme pour la
présente recherche est à situer dans un sens double. Dans un
premier sens, il permet d'entrevoir l'éventualité par laquelle
les Africains pourraient accéder à la culture de l'universel sans
une perte de repères culturels : en élaguant par exemple
certaines pratiques anciennes au profit de nouvelles valeurs
héritées de la démocratie. Dans un second sens,
l'intérêt du nouvel universalisme, celui ouvert à la
diversité, réside en ceci que seul cet universalisme peut
permettre d'accéder « à une nouvelle
décolonisation des consciences individuelles et
collectives21 » africaines en conciliant la
multiethnicité des États africains avec l'exigence
d'universalité promue par la démocratie. Ceci, contre tous ceux
qui, à l'instar de Tshiyembe, Bayart, Badie, affirment une dichotomie
entre la multiethnicité des États africains et le projet de
construction de la démocratie sur le continent noir.
À la lumière de cette clarification
méthodologique, notre travail s'articulera autour de deux grandes
parties. La première partie, intitulée « De la
multiethnicité à la crise de l'État-nation
démocratique en Afrique noire», présente les
difficultés politiques qui émaillent l'Afrique noire relativement
à la mobilisation perverse des identités ethniques. Ceci, tout en
montrant comment les identités ethniques participent activement à
la création, de ce que Kipré qualifie à juste titre, de
« frontière de séparation22 ». La
seconde partie est consacrée à l'apport du concept de l' «
humanisme de la diversité » dans la refondation des
États-nations démocratiques en Afrique noire. D'où son
intitulé « Refondation de l'État-nation
démocratique en Afrique noire à la lumière d'un humanisme
de la diversité ». En partant de l'exigence moderne qui
consiste à penser les conditions d'un pluralisme démocratique,
nous y essayerons de clarifier la pensée de Renaut. Nous
dégagerons sa portée en Afrique noire en montrant comment cette
pensée pourra permettre aux Africains, par-delà leur
diversité ethnique, de tracer des « frontières de contact
» entre eux.
20 A. Renaut, Un humanisme de la
diversité, op. cit., p. 342.
21 Ibid., p. 265.
22 P. Kipré, « La crise de l'Etat-nation
en Afrique de l'Ouest », Outre-Terre, n°11, Paris, 2005, p.
22.
16
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