4.3 De la critique de l'éthique de la
diversité à la nécessité d'une «
éthique postcommunautaire »
Cette notion d'un « humanisme de la diversité
» ou encore d'une « éthique de la diversité » peut
susciter des dénégations. Pour mener à bien cette analyse
et dégager par là-même ce qui manque encore à
l'éthique prônée par Renaut, il nous semble
nécessaire de prendre en compte les deux composantes de sa perspective
d'une promotion de la diversité. En effet, son engagement en faveur de
la promotion de la diversité se résume en deux points
fondamentaux : la gestion de la diversité dans l'État (engageant
la responsabilité de l'État) et la gestion de la diversité
dans la conscience individuelle (engageant la responsabilité de
l'individu). Mais entre l'État et l'individu, il y a la
communauté (par exemple, la communauté culturelle à
laquelle appartient chaque individu) qui a été exclue par Renaut.
Exclusion à partir de laquelle, on pourrait entrevoir une critique de sa
pensée. À l'insistance de Renaut, dans sa perspective d'une
promotion de la diversité qui met l'accent sur la responsabilité
de l'État et celle de l'individu, nous envisagerons à la suite la
nécessité qu'il faut accorder une place à la
communauté culturelle dans la gestion de la diversité comme
valeur. Disons d'abord que pour lui, c'est l'individu en tant que
216 J. Habermas, op. cit., p. 225.
110
sujet moral qui peut, en choisissant de s'approprier les
valeurs de la diversité, contribuer à une véritable
gestion du potentiel humain de la diversité. Tel est le sens de son
apport au point de vue éthique :
dans l'espace propre de l'éthique, c'est le sujet moral
qui, au-delà de tels apprentissages, ne peut ultimement que s'obliger
lui-même à souscrire aux principes éthiques de son
existence, ce sujet m'apparaît, dans le choix qu'il fait de sa vie,
l'acteur indépassable qui décide de la place tenue dans sa vie
par sa perception de la diversité humaine217.
En un sens, Renaut en s'adressant avant tout à
l'individu semble se tirer d'affaire pour la simple raison que c'est l'individu
qui se trouve porteur d'une culture. Cependant, l'acuité des
revendications collectives face à un « universalisme niveleur
» exige une nouvelle politique managériale de la
diversité : « La prochaine guerre mondiale, s'il y en a une,
sera une guerre entre civilisations218 », écrit sur
un ton prophétique, Huntington. Cette formule, à elle seule,
suffit à s'apercevoir que le défi de paix, posé en termes
de capacité à faire cohabiter différentes
communautés culturelles sans avoir recours à une
stérilisation de leurs différences, fait appel à une
responsabilité collective des différentes communautés.
Dans cette optique, l'analyse que nous envisageons de faire
ici prend le contre-pied de toute tendance visant à un simple appel
à la décolonisation des identités, en projetant de
proposer des perspectives plus concrètes susceptibles de réaliser
cette décolonisation. Mais, avant d'en repérer les fondements les
plus manifestes, il nous paraît plus utile de fournir quelques
précisions propres à l'éthique postcommunautaire. Et ce
à double titre. Il s'agira non seulement de préciser que cette
éthique signe la récupération de la diversité
culturelle par les communautés, mais de rappeler le sens exact de
l'éthique dans ce cas. À notre sens, l'éthique dans ce cas
désigne la sphère des valeurs quand il s'agit, pour une culture,
de rendre compte de ses valeurs à une autre culture. Mieux encore, il
s'agit de réfléchir avec d'autres cultures sur
l'établissement de valeurs référentielles communes et ce
que ces valeurs impliqueraient en termes de cohésion politique et
sociale. De ce point de vue, l'éthique ne serait que le résultat
d'une réflexion collective entreprise par les communautés sur
leurs propres représentations culturelles désormais soumises
à la
217 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 427.
218 Repris par E.-M. Mbonda, « La « Justice ethnique
» comme fondement de la paix», op. cit., p. 5.
111
nécessité de s'ouvrir les unes aux autres.
Engageant la conscience collective de différentes communautés,
l'éthique postcommunautaire fait d'abord appel à
l' « auto-réfléchissement de
l'humain219 » et c'est justement en cela qu'elle se
distingue de l'éthique publique réalisée par la commission
Bouchard-Taylor au Québec qui reposait sur un dialogue public portant
sur les accommodements reliés aux différences culturelles.
À ce niveau, sans reprendre à notre compte les éventuelles
différences entre l'éthique publique réalisée au
Québec et l'éthique postcommunautaire que nous proposons,
précisons que la seconde exige une reconnaissance mutuelle de la part
des différentes appartenances culturelles. C'est justement cette
exigence qui pourrait assurer l'intégration au sein des
États-nations placés sous le joug du multiculturalisme.
Cette « intégration », essentiellement «
éthique », bien entendu, se révèle indispensable pour
faciliter l' « intégration politique » qui ne prend en compte
que les citoyens maintenus dans l'horizon d'individu. De cette distinction
entre « intégration éthique » et «
intégration politique » peut résulter une parfaite
imbrication entre la culture nationale et les exigences communautaires
particularisantes occasionnant ainsi l'émergence d'une «
intercommunauté ». À travers l'émergence de cette
« intercommunauté », il est question de promouvoir la
perspective d'une « culture devenue réflexive » ;
cette dernière, pour utiliser les mots d'Habermas, est le lieu
privilégié où « peuvent se maintenir les
traditions et les formes de vie qui engagent ceux qui y adhèrent, bien
qu'elles se soumettent à leur examen critique, et qui accordent aux
générations nouvelles l'option de s'instruire auprès
d'autres traditions ou de se convertir à elles et de prendre un nouveau
départ220 ». Ainsi présentée,
l'éthique postcommunautaire tire sa pertinence du fait que la solution
jadis trouvée, qui consistait à placer certaines cultures sous la
protection des espèces menacées en leur conférant des
droits particuliers, finissait par présenter la culture majoritaire
comme menacée elle aussi. D'où par conséquent cette
nécessité d'envisager une intégration éthique
passant par le dialogue entre les cultures conçu en termes d' «
écart » et de « fécondité » et non plus en
termes
219 Tel que développé par F. Jullien, De
l'universel, de l'uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures,
Paris, Fayard, 2009, p. 259 sq.
220 J. Habermas, op. cit., p. 226.
112
d' « identité » et de «
différence ». De facto, le dialogue s'impose comme le premier
fondement de cette nouvelle éthique.
Évoquer, toutefois, le dialogue culturel comme
fondement de l'éthique postcommunautaire paraît nourrir une
ambiguïté puisqu'au quotidien on voit un dialogue permanent entre
les cultures. Ceci à travers les emprunts, les contaminations et les
quiproquos. Dans ces différents cas de figure, il s'agit bien sûr
d'un dialogue culturel mais un dialogue culturel dans lequel certaines
cultures, pour des raisons diverses, obnubilent les autres cultures qui voient
leurs valeurs s'effriter. Face à cela, l'attention de tout chercheur se
voit sollicitée pour penser, avec Jullien, les conditions d'un «
dialogue intelligent221 » entre les cultures. On
comprend déjà qu'à partir de ce dialogue taxé d'
« intelligent », il n'est nullement question d'une «
oblitération des différences222 » encore
moins une sorte de « voile d'ignorance » neutralisant les
différences fondamentales entre les cultures. Étant donné
que les valeurs longtemps admises n'ont été que celles de
l'Occident dominateur, penser à un dialogue culturel « intelligent
» requiert que l'on conçoive ce cadre formel au sein duquel, chaque
entité culturelle tout en s'accrochant à ce qui la distingue des
autres cultures se mette dans une posture d'auto-évaluation de ses
propres valeurs, dans une posture d'accessibilité à d'autres
cultures sans prétention aucune à un nouvel impérialisme
culturel. Ainsi par exemple, pour dialoguer, il revient à
chaque communauté culturelle de « déclôturer sa
position, la mettre en tension et l'instaurer en
vis-à-vis223 ».
Fort de cette référence, il est donc question
ici de revenir sur ses propres valeurs après un contact avec la culture
de l'autre dans sa diversité. On pourra, à la lumière de
cette exigence, reprendre l'analyse que fait Jullien à propos de
l'interrogation portant sur la langue dans laquelle doit avoir lieu le
dialogue. Avant de comprendre la teneur et l'usage de son analyse, soulignons
que cet auteur rejette d'emblée l'idée d'une langue unique dans
laquelle pourrait se dérouler le dialogue, puisqu'une fois cette langue
prédéfinie, celle-ci imposerait des normes au dialogue. À
l'opposé de cette idée, il plaide pour une traduction de l'autre
dans sa langue. Une attitude visant
221 F. Jullien, op. cit., p. 10.
222 M. Walzer, Traité sur la tolérance,
op. cit., p. 123.
223 F. Jullien, op. cit., p. 247.
113
à réaliser l'ouverture sans renonciation de soi.
À ce prix, la diversité des langues, en elle-même, devient
un facteur qui permet de penser au plan local de chaque langue, les conditions
non d'une uniformisation (cette dernière favorisant l' «
auto-reflet »), non plus d'un repli sur soi (comme l'atteste
l'attitude des chinois à l'égard des autres cultures), mais
plutôt les conditions d'un retour critique sur ses propres
représentations culturelles : « De là ce dispositif
d'auto-réfléchissement de l'humain dans lequel la pensée
contemporaine est engagée : l'humain se réfléchit -
à la fois se mire et se médite- dans ses vis-à-vis
divers224 ». Ceci permet alors de se rendre compte que le
« dialogue culturel « intelligent » » est le canon
indispensable et donc incontournable, si l'humanité voudrait que le
pluriel qui est consubstantiel aux cultures ne débouche pas sur la
réalisation d'une culture unique.
De plus, pour déroger au constat d'après lequel
le pluriel des cultures est une source nouvelle des conflits du monde à
venir, il est important de recourir à l'éducation. En tant que
maître mot de tous les temps, l'éducation a toujours
été envisagée comme le remède à beaucoup de
maux dans toutes les sociétés. Ainsi, de Platon jusqu'aux
philosophes modernes l'éducation a pour tâche de participer
à la construction de la cité idéale ou de pourvoir
à l'enfant des potentialités qui puissent lui permettre de
s'épanouir dans le corps social. Les différentes tâches
assignées à l'éducation permettent de comprendre que,
à chaque problème social clairement identifié correspond
un modèle particulier d'éducation : l'éducation au
développement, à la démocratie, à la paix, à
la citoyenneté, l'éducation anti-raciste, l'éducation dans
une perspective mondiale (« global education ») constituent
autant de modèles particuliers permettant d'élucider notre
propos. Dans ce contexte, nous ne pouvons mieux faire que de citer le parfait
commentaire que fournit Ouattara au sujet de l'éducation chez Walzer :
« Le philosophe américain Michael Walzer caractérisait
l'éducation comme une entreprise de survie sociale répondant
à des exigences concrètes, aux difficultés
rencontrées dans la mise en forme de la diversité sociale, aux
stratégies pour atteindre certains buts essentiels225
».
224 F. Jullien, op. cit., p. 262.
225 A. Outtara, « Apprendre la civilité pour vivre
ensemble », Le Cahier philosophique d'Afrique, N° 006,
Ouagadougou, 2008, p. 150
114
Ainsi est-on porté à s'interroger sur le
modèle éducatif approprié dans une société
en perte de repères culturels. Posée autrement : dans un univers
où toutes les attitudes tendent à l'éclosion d'un
marché des cultures différenciées, quelle éducation
convient-elle le mieux ? La précision de cette interrogation met en
avant l' « éducation interculturelle » qui devient ainsi le
second fondement de l'éthique postcommunautaire. Rappelons que
l'interculturalité, comme telle, se distingue du pluriculturalisme qui
ne saurait en aucun cas être facteur d'intégration en raison du
fait qu'il se limite à la simple existence de différentes
cultures. Tandis que le pluriculturel et le multiculturel renvoient à
cette situation de fait, à la réalité d'une
société composée de plusieurs groupes culturels (dont
chaque groupe se fonde sur un ensemble de valeurs et de normes distinctes des
autres groupes), l'interculturel signale la réalité d'un
dialogue, d'un échange ou d'une interdépendance culturelle. Cette
nuance terminologique revêt toute sa portée quand on s'attarde sur
le préfixe « inter ». Ce préfixe souligne justement la
relation vers l'autre, en mettant en évidence l'altérité.
Il s'ensuit que l'interculturel révèle les interactions entre des
individus ou des groupes culturels lesquels, a priori, devraient être
traversés d'oppositions en raison de la spécificité des
valeurs fondant l'adhésion de leurs membres.
C'est donc face à l'éventualité de
conflit qui mine les différentes communautés, dont la simple
juxtaposition se révèle hostile à la paix, que se
développe l'interculturel en éducation. Ce développement
s'appuie sur la conviction selon laquelle l'interculturel est l'expression d'un
dialogue, d'une ouverture vers l'autre, l'acceptation de l'autre malgré
sa différence. Toute la réflexion
d'Abdallah-Pretceille226 le démontre aisément.
À lire attentivement toutes les pistes explorées par cet auteur,
on pourrait conclure que l'éducation interculturelle est un
préalable à la paix entre les différentes cultures. Elle
se fonde également, c'est-à-dire l'interculturalité, sur
l'égalité et le respect entre les cultures ; idée qui
permettra à Triki de proposer une définition plus riche et plus
étoffée de l'interculturalité :
l'interculturalité est la philosophie qui permet à
la fois de respecter les différences structurelles des cultures, leur
égalité quant à leurs valeurs intrinsèques et de
considérer toute culture
226 M. Abdallah-Pretceille, L'éducation
interculturelle, Paris, PUF, 1999.
115
comme ayant une dimension universelle, celle qui la constitue
aussi comme bien commun offert à toute
l'humanité227.
Cette compréhension de l'interculturalité permet
d'entrevoir son importance sur le continent noir. L'idée que
l'interculturalité s'avère indispensable en Afrique noire se
justifie par le fait que l'éducation y est close soit sur la culture (ou
l'ethnie) ou soit sur la religion ou soit encore sur l'appartenance politique.
On pourra, pour donner du crédit à cette idée, se
référer à l'instrumentalisation des chaînes de
télévisions et de radios lors des processus électoraux,
à l'allure fratricide prise par les messages religieux qu'illustre
parfaitement « un islamisme infidèle à la paix
coranique228 ».
En proposant, en outre, l'éthique postcommunautaire
comme une alternative efficace à la difficulté de conciliation
des particularismes ethniques avec l'unité démocratique en
Afrique noire, cette alternative éthique aura pour troisième
fondement la « discussion pratique ». Ceci précisément
parce qu'il y a nécessité de sortir chaque identité
ethnique de l'enclave d'une communauté particulière pour l'ouvrir
à la différence des autres identités ethniques dans un
espace politique appelé à devenir un espace public. Dans ce
registre par exemple, les conditions d'une discussion pratique sont celles qui
exigent que soient mises en dialogue, à l'échelle des
différentes composantes ethniques, les questions d'intérêt
national. En ce sens, les participants à la discussion se trouveraient
non pas dans une « position originelle » qui
génère une désubstantialisation des différences
mais dans la posture de membres appartenant à la fois à des
communautés ethniques et à une même communauté
nationale à la survie desquelles ils ont le devoir et le droit de
participer.
Il s'agira donc, d'envisager de façon récurrente
des forums nationaux réunissant toutes les composantes ethniques de
l'État ; forums au cours desquels il sera question d'éclairer
tous les participants sur les réels enjeux de la poursuite d'un
intérêt national. Car, seul un peuple suffisamment informé
des enjeux de la vie nationale est gage d'une soustraction à toute
instrumentalisation clientéliste. La mise en abîme de toute
tentative d'instrumentalisation ethnique de la gouvernance nationale ne serait
possible que par le biais de discussions portant sur l'identité
227 Cité par B. Napakou, « Transculturalité
et universalité des droits de l'homme », Mosaïque,
N° 009, décembre 2009, p. 29.
228 A. Ouattara, op. cit., p. 151.
116
collective à construire. Ces discussions permettront
d'articuler le domaine des intérêts particuliers avec ceux de
l'État. En fondant l'éthique postcommunautaire sur une «
politique délibérative », c'est-à-dire sur
une pratique argumentative, nous pointons du doigt la nécessité
des espaces publics qui traduisent une exigence démocratique
fondamentale, celle consistant à ouvrir aux débats publics les
sujets d'intérêt général au-delà même
de l'instance parlementaire. À la suite de ces débats portant sur
les questions d'intérêt commun, il s'agira de préciser
l'orientation politique appropriée tout en indiquant les
responsabilités à tous les niveaux: d'abord en tant qu'individu,
ensuite en tant que membre d'une communauté et enfin en tant que citoyen
ayant une position publique. Car, comme le précise Taylor, « La
nature du bien exige qu'on cherche à l'obtenir en groupe, et c'est
pourquoi il constitue un objectif politique229 ».
C'est à partir de ces échanges que la conception
du peuple, inscrite depuis toujours dans le formalisme juridique abstrait,
coïnciderait avec le peuple réel des citoyens ayant une conscience
avertie des responsabilités qui leur reviennent dans la poursuite du
destin commun. Ce n'est qu'à cette condition également que
l'ethnique et le civique iraient de pair dans les États-nations
africains. Puisque, les résultats obtenus à l'issue des
discussions portant sur l'identité nationale collective, trouveraient
l'accord des membres de toutes les composantes ethniques. Et du coup, les
identités ethniques s'enrôleraient facilement dans la poursuite de
ce destin commun qui est le préalable à tout ancrage des nations
civiques dans les États postcoloniaux en Afrique noire. De cet arrimage
entre l'ethnique et le civique en Afrique noire résulteraient deux
implications : d'une part, à partir de cette cohésion
fonctionnelle entre l'ethnique et le civique pourrait s'ériger des
règles universelles devant désormais régir l'institution
d'une « société politique rationnelle » dans
les États-nations africains ; et cette cohésion fonctionnelle,
d'autre part, permettrait l'enracinement de la citoyenneté fondée
non par un ensemble de traits communs, ethniques et culturels, mais
par l'exercice des droits démocratiques de participation et de
communication. C'est à cette condition que les membres des
sociétés africaines pourront se représenter « (...)
comme des frères et des soeurs, de manière à
induire
229 C. Taylor, « Le pluralisme et le dualisme »,
op. cit., p. 29.
entre eux des façons de procéder
suffisamment solidaires pour que personne ne soit retranché et exclu du
souverain dont il est membre de droit230 ».
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