4.2 Décolonisation et diversification des
responsabilités en Afrique noire
Pour comprendre la logique à laquelle répond la
décolonisation des consciences en Afrique noire, il s'avère
indispensable de situer notre analyse à partir de ce que fit la
colonisation dans le contexte africain. Dans le contexte africain en effet, la
récurrence des ethnicismes paraît se nourrir du syndrome de
fermentation de la diversité ethnique liée à la
colonisation des identités. De ce fait, le regain d'intérêt
pour la décolonisation des identités telle que défendue
par Renaut réside dans la promotion d'une « ouverture maintenue
à un universel se débarrassant à l'infini des
démons de la colonisation des identités209
». Dans le sillage de cette colonisation des identités, lorsqu'on
ambitionne d'appréhender les problèmes africains ou
d'évoquer le sort de l' « Afrique désemparée »,
l' « Afrique déboussolée » ou encore
l' « Afrique désenchantée », le salut
de cette Afrique a toujours été présenté comme
résidant dans la seule responsabilité de ses acteurs politiques.
Et une raison paraît justifier cette tendance : c'est celle
d'après laquelle, placés au-devant de la scène politique,
seuls les dirigeants ont une vision de la société idéale
à construire.
208 Cité par Institut national de recherche
pédagogique, Approches interculturelles en éducation,
septembre 2007, p. 23.
209 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 433.
105
Mais à partir du moment où toutes leurs actions
tendent à avaliser le propos de Lissouba, d'après lequel, «
On n'organise pas des élections pour les perdre210
», il y a lieu de réexaminer et même de nuancer cette prise
de position justifiant la seule responsabilisation des dirigeants africains. En
réalité, l'intérêt personnel prévalant dans
l'esprit des gouvernants africains, on ne saurait pour cette même raison
faire appel à leur unique responsabilité et de surcroît,
ayant observé aussi comment les cellules familiales ont contribué
à la crispation du sentiment identitaire notamment dans le cas du
génocide rwandais, il y a urgence de diversifier les
responsabilités. Par conséquent, le propos de Lissouba ainsi que
la crispation autour du sentiment d'appartenance Hutu et Tutsi
rendue possible par l'éducation familiale représentent
quelques-unes de ces perspectives qui engagent la responsabilité de
toutes les composantes sociales comme une condition essentielle à une
« démocratisation ancrée » en Afrique noire.
C'est précisément à partir de ce constat
que se justifie actuellement la nécessité d'une
décolonisation des consciences dans les États postcoloniaux
d'Afrique noire. Dans ce registre, ce qu'on ne perçoit pas encore, et
dont il faut dire quelques mots, c'est le lien entre décolonisation des
consciences et responsabilité. Pour établir ce lien, on se
référera à l'éthique (comprise comme la morale)
dans la pensée de Renaut : « il est extrêmement
difficile, même si certaines philosophies morales de grande ampleur l'ont
tenté, de concevoir la moralité sans recourir à
l'idée de responsabilité (...)211 ». En
partant de cette affirmation, qui établit un lien entre moralité
et responsabilité, le lien entre décolonisation et
responsabilité se laisse percevoir dans la conscience comme
dénominateur commun à la responsabilité et à la
décolonisation. En effet, la décolonisation comme pierre
angulaire d'un humanisme de la diversité est présentée
sous le prisme renautien comme une activité de déconstruction des
préjugés véhiculés dans la conscience (individuelle
et collective) par la colonisation. La responsabilité, consistant
à répondre de ses actes, met en exergue la place
prépondérante de la conscience que l'on définit ici comme
une connaissance claire que chacun peut avoir à l'égard du monde
environnant et à l'égard de soi-même. Dans le contexte de
l'Afrique noire où, les conditions d'un
210 Propos repris par D. Kokoroko, « Les élections
disputées : réussites et échec », op. cit.,
p. 115.
211 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 254.
106
véritable décollage politique sont
laissées à la charge des gouvernants, il est question de
déconstruire une telle mentalité en procédant en retour
à une sorte de détection des responsabilités à tous
les niveaux de l'appareil étatique.
Sur ce mode, lorsqu'on se place dans cette posture consistant
à situer les responsabilités, il faut s'apercevoir qu'il existe,
en premier lieu, des responsabilités liées à la cellule
familiale et à l'école. La famille, en tant qu'elle
révèle son impact sur l'insertion sociale de tout individu, est
le lieu réputé pour la formation et la maturation de ce dernier.
Elle facilite, à tort où à raison, l'intégration de
l'individu dans une communauté d'égaux. De ce fait, elle pose les
bases d'une véritable personnalité de l'individu ; laquelle
personnalité pourra se parfaire à l'école. Du coup, il
existe un lien étroit entre la cellule familiale et l'école. La
première après avoir posé les fondements d'une maturation
de l'individu, nous permet alors de tourner les regards vers l'école qui
se trouve investie d'une mission particulière : rendre libre et
responsable l'individu en lui permettant d'établir un pont entre ses
liens sociaux primaires et l'intégration dans une communauté
d'égaux. À travers l'instruction, l'école permet à
l'individu d'obéir à une règle impersonnelle tout en lui
donnant la possibilité de se forger le sentiment d'appartenir à
une entité commune qu'est la nation. Pour ces raisons, la cellule
familiale et l'école doivent être les lieux
privilégiés où l'éducation à la
démocratie, à la citoyenneté doivent s'enraciner en
Afrique noire. Elles doivent constituer ce contexte dans lequel les valeurs
cardinales de « cohésion sociale », de « respect de la
diversité » (culturelle, ethnique, sexuelle et religieuse) sont
largement diffusées. C'est à ce prix que l'individu qui serait
porté au sommet des instances de décisions politiques peut agir
en ayant en vue l'intérêt national. On conclut alors que la
famille et l'école doivent jouer les rôles d'avant-garde dans
l'édification des États-nations démocratiques en Afrique
noire : « L'école, aidée par la famille, mais aidant
aussi la famille à faire siennes certaines valeurs d'ouverture, peut
assurément jouer un rôle (...)212 ».
Aussi doit-on préciser que l'Université, en tant
qu'un ferment de la diversité humaine, se trouve concernée. En
tant que ce lieu de diffusion d'un plus haut savoir, l'espace universitaire est
celui au sein duquel on voit poindre des tendances à
212 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 426.
107
l'ethnocentrisme. Preuve en est : le regroupement de
différents groupes sur la base des référents ethniques ou
régionalistes servant de « lit de Procuste » lors des
processus électoraux. Face à cela, il y a lieu de «
désethniciser » le fait ethnique dans l'espace universitaire. Ce
qui ne peut s'opérer véritablement que par une recomposition
sociale procédant par l'exploration des thèmes touchant à
l'ouverture à la diversité dans la perspective du partage d'un
espace civique commun à préserver. Il s'agira d'y renforcer, par
exemple, les capacités en matière de « politique
managériale des différences ethno-identiatires », de «
pluralisme démocratique », de « relativisme culturel » et
la nécessité de son dépassement. Encore faudrait-il
rappeler que, pour obtenir le résultat escompté, les
universitaires doivent mobiliser leur bagage intellectuel pour deux motifs
essentiels : d'abord, pour offrir une perspective qui permet d'allier
conviction individuelle à la responsabilité collective ; ensuite,
pour offrir ce cadre propice à une véritable refondation
politique nationale. Ils ont donc une lourde mission en tant
qu'éclairés et éclaireurs :
C'est une tâche qui attend partout les hommes de culture
de concilier les indispensables résistances identitaires au rouleau
compresseur de la société du vide, pour maintenir ici et
là nos vitalités historiques (...) avec la non moins
indispensable exigence de recul et de refroidissement, le non à
l'inféodation, que l'on peut et doit exiger de ce nom, où qu'il
se trouve213.
Quant aux dirigeants politiques, ils n'ont d'autres
responsabilités que celle exigeant d'eux des dirigeants exemplaires dans
leurs relations avec le peuple. Il serait par exemple requis de tenir à
leur parole, de s'engager véritablement en faveur du bien commun dans un
esprit de vérité et de sincérité. Car, comme
l'écrivait si pertinemment Junior : « Même si la
politique est l'art du mensonge, il faut que les dirigeants démontrent
un minimum de vertus cardinales, d'honnêteté, de franchise et de
recherche de l'intérêt général au détriment
des ambitions par trop personnelles214 ». En aspirant
toujours au bien commun, les dirigeants africains favoriseraient ainsi une
répartition équitable des ressources de l'État. Une telle
exigence augure la responsabilité de l'État dans la
répartition des ressources.
213 R. Debray, L'intellectuel face aux tribus, op.
cit., p. 59.
214 D. F. Junior, Quand l'Afrique s'éveillera...,
Yaoundé, Nouvelles du Sud, 1998, p. 175.
108
En considérant tout ce qui a été dit au
sujet de la politique des quotas, on en conclut que les États africains
doivent fonder leur politique de répartition des ressources sur le
principe de l'égalité des chances qui ne fait aucunement appel
à une « politique de la différence ». Mais
faire abstraction des différences ne signifie pas qu'il faut «
attribuer à toutes les personnes, en mettant entre
parenthèses leurs différences, la même quantité
d'une charge ou d'une ressource quelconque215 ». Une
précision mérite alors d'être faite au sujet de la notion
de « différence ». La « différence » dont il
s'agit de faire abstraction concerne ici les distinctions fondées sur
des appartenances ethniques induites par la politique des quotas. En revanche,
la différence qu'il s'agit de ne pas mettre entre parenthèses,
à la lumière du propos de Renaut, sus indiqué, concerne le
« mérite ». En traitant chacun avec le même respect et
la même attention dans l'accès à l'emploi, par exemple, le
seul critère de différenciation serait le mérite et non
point la référence à une appartenance ethnique. Puisque,
avec ce retour vers la politique des quotas ethniques dans la
répartition des avantages sociaux et économiques dans les
États africains, on pourrait régresser vers l'édification
d'une nation ethnique (ce dernier entravant profondément l'enracinement
de la nation civique).
Toutefois, pour rendre plus effective cette
égalité des chances sans faire courir le bruit d'un
privilège accordé à une ethnie, il faut alors faire appel
à la justice compensatrice qui, comme nous l'avons déjà
signalé, ne passe en rien par l'établissement des quotas
ethniques. Plus grande, est ici encore, la proportion accordée à
l'humanisme de la diversité présentée comme
synthèse des deux exigences : celle de concilier la diversité
dans les consciences (individuelles et collectives) et celle de promouvoir la
répartition équitable des ressources de l'État à
partir de la politique préférentielle. La politique
préférentielle s'affiche comme une perspective idoine en Afrique
noire.
Il appert alors que le choix de l'humanisme de la
diversité comme perspective d'un enracinement de la démocratie en
Afrique noire se révèle fécond pour la raison suivante :
cet humanisme permet de distinguer clairement entre un traitement politique
(engageant la responsabilité de l'État) et un traitement
éthique (engageant
215 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 18.
109
la conscience de l'individu) ; démarche longtemps
ignorée par ses pairs qui n'ont vu que la responsabilité de
l'État. Certes, il est vrai, la véritable promotion de la
diversité se joue dans la conscience de l'individu porteur d'une
culture. Mais, en réduisant tout le processus de promotion de la
diversité à la responsabilité de l'État et à
celle de l'individu, une inquiétude surgit relativement aux
appartenances communautaires surtout quand on a à l'esprit
l'évidence d'après laquelle « L'identité de
l'individu est liée à des identités collectives et ne peut
être stabilisée que dans le cadre d'un réseau
culturel216 ». Formulée de façon
interrogative, cette inquiétude se ramène à ceci : comment
concilier les attentes communautaires de reconnaissance avec l'exigence
démocratique de cohésion sociale ? Ne pourrait-on pas,
au-delà de l'État et de l'individu, engager la
responsabilité communautaire des représentations culturelles ? Il
importe alors de dire qu'une exploration de cette inquiétude
déchaîne des critiques à l'endroit de Renaut.
|