CHAPITRE IV : HUMANISME DE LA DIVERSITÉ ET
RECONSTRUCTION DES NATIONS DÉMOCRATIQUES EN AFRIQUE NOIRE
Introduction
Le constat de la problématique induite par le
vivre-ensemble à l'échelle nationale permet d'envisager la
nécessité d'une refondation des liens sociaux en faisant de la
diversité des appartenances ethniques une source favorable au
vivre-ensemble harmonieux. Mais, ce constat soulève une question
délicate qui est le ressort de toutes les polémiques qu'elles
déchaînent : pourquoi cette « mutation planétaire
» et quelles en sont les conséquences en Afrique noire ?
Akindès, Bayart, Tshiyembe et bien d'autres encore se sont
attachés à formuler, dans cette perspective, ce qu'ils ont
appelé la « crise du lien social ». Pour en clarifier les
enjeux, ils ont tout d'abord révélé la
spécificité de cette crise en Afrique noire en posant comme
hypothèse de base, dans le contexte africain soumis à cette
crise, « l'incapacité des puissances, structures et
institutions publiques, à redéfinir une philosophie des liens
sociaux qui se projetterait dans le fonctionnement des services
publics199 ». Ensuite, ont-ils souligné, à
l'instar de Mbonda, que « La recomposition du lien social dans un
contexte pluriethnique ne consiste donc pas à prêcher
l'unité nationale ad nauseam, mais à mettre en place des
mécanismes de péréquation entre les revendications
concurrentes exprimées par les différents groupes
ethniques200 ».
Animées par le projet d'explorer l'espace de leurs
pistes de réflexions, les réflexions proposées dans ce
chapitre auront pour point de départ et pour point d'ancrage principal,
l'humanisme de la diversité, qui a été
théorisé ces dernières années dans les travaux de
Renaut et qui a pris la forme d'une nouvelle discussion sur le pluralisme.
Derrière cette vision d'approfondir les idées de Renaut, se
nourrit l'ambition pour nous de refonder la démocratie dans le contexte
purement africain.
199 F. Akindès, «Le lien social en question dans une
Afrique en mutation», in J. Boulad-Ayoub et L. Bonneville (dir.),
Souverainetés en crise, Québec, L'Harmattan et Les
Presses de l'Université Laval, 2003, p. 5.
200 E.-M. Mbonda, «Crises politiques et refondation du
lien social : quelques pistes philosophiques», op. cit., p.
18.
100
Dans ce registre, il sera question, en partant de la
difficulté pour les États africains à créer de
nouveaux liens sociaux, de poser, sous la houlette du nouvel humanisme, les
conditions d'émergence de nouveaux liens sociaux au sein de ces
États. Et pour finir ce chapitre, nous n'esquiverons pas la relation
entre paix, démocratie et différences identitaires. Dans la
logique d'une telle relation, nous prendrons un tant soit peu du recul
vis-à-vis de la perspective renautienne en mettant en exergue la
nécessité d'une responsabilité communautaire dans la
gestion de la diversité.
4.1 Éthique et refondation de la
démocratie en Afrique noire
Si l'on considère, en suivant Renaut, l'espace dans
lequel se déploie la pensée éthique, on se rend compte
qu'il n'existe pas une différence entre éthique et morale. Disons
tout de suite, pour illustrer cette idée, que du point de vue
étymologique, « éthique » et « morale » se
réfèrent à un seul et même objet : la sphère
des moeurs et des façons de vivre. Ainsi, tout comme «
Éthique » (à partir de son origine grecque « ethos
») fait référence aux moeurs, « Morale »
renvoie à cette même sphère en partant de son origine
latine « mos ». Comme tel, il n'existe pas du point de vue
étymologique une distinction tranchée entre ces deux notions. En
se fondant sur cette clarification étymologique, l'auteur de Kant
aujourd'hui adopte un usage identique des termes « Éthique
» et « Morale ». C'est pourquoi, conclut-il, « Ils
désigneront ici, de manière globale, la sphère des valeurs
et du discours sur les valeurs201 ».
Considérant l'éthique de ce point de vue, sa
nécessité dans la reconstruction de la démocratie en
Afrique relève d'une inquiétude philosophique au sens renautien
du terme :
Pas une journée sans que désormais le
vécu démocratique ne suscite, à tous ses niveaux, des
interrogations sur le rapport entretenu par les acteurs de nos
sociétés aux valeurs que nous sommes supposés partager. Au
point que c'est aujourd'hui le plus souvent sur le mode de l'indignation morale
que la conscience du citoyen trouve, entre les périodes
électorales, à exprimer sa voix202.
Dans la logique de ce constat, lorsqu'on se place dans le
modèle analytique renautien et on observe la dynamique sociale au sein
des États africains, il apparaît
201 A. Renaut, Quelle éthique pour nos
démocraties ?, op. cit., p. 27.
202 Ibid., p. 7.
101
clairement que cette dynamique est de faible consistance en
matière d'adhésion commune à des valeurs
référentielles. Cette faiblesse se lit à travers les
difficultés rencontrées dans la gestion de l'ordre social
postcolonial. En effet, construits indépendamment des populations
hétérogènes, les État africains sont le lieu
où les difficultés du vivre-ensemble trouvent leur plus claire
expression. Dans le même esprit, et au nom de la démocratie, ces
États se trouvent dans l'obligation de se donner de nouvelles valeurs
sur la base d'une adhésion commune. Et ce, pour deux raisons permettant
d'entrevoir quels avantages charrie avec elle, la mise en place d'une
véritable politique de promotion des valeurs qui se réaliserait
au-delà des différences identitaires :
D'une part, placés au défi de la reliance autour
d'un projet national, les États africains doivent au préalable
chercher à résoudre les contradictions internes des appartenances
identitaires au plan national. Admettre cette nécessité revient
à se forger des modalités susceptibles de créer le lien
social qui se comprend « comme ce qui maintient, entretient une
solidarité entre les membres d'une communauté, comme ce qui lutte
en permanence contre les forces de dissolution toujours à l'oeuvre dans
une communauté humaine203 ».
D'autre part, la réflexion sur la
nécessité des valeurs préalables à toute
unité politique en Afrique noire a comme effet positif de mettre fin
à la « difficulté à s'auto-instituer »
; difficulté à laquelle se trouve confrontés les
États d'Afrique noire depuis la fin des indépendances. C'est donc
en termes de « capacité à s'auto-instituer »,
à se donner un sens à la fois dans le présent et dans
l'avenir, qu'un échiquier de valeurs préalables à tout
projet politique s'avère obligatoire. Ceci tout en demeurant convaincu
que « l'état des valeurs et des institutions fondatrices des
liens sociaux en un temps t renseigne sur la capacité d'une
société à agir sur elle-même, dans le sens d'une
organisation de sa survie dans l'histoire204 ».
Toutefois, la construction par le chercheur de ces valeurs
devant agir en interface entre l'individu et l'État dans le contexte
sociopolitique de l'Afrique noire exige que soit clairement
appréhendé le concept de « valeur ». Valeur
indiciaire,
203 Cette citation est de Farrugia, reprise par F.
Akindès, «Le lien social en question dans une Afrique en
mutation», op. cit., p. 8.
204 F. Akindès, Ibid., p. 9.
102
valeur sociale, valeur économique, sont quelques-uns de
ces domaines dans lesquels la notion de valeur se prête, d'ordinaire,
à l'analyse. Mais prise en elle-même, la valeur peut se comprendre
comme un idéal fondant l'adhésion des membres d'une même
communauté (nationale, étatique, culturelle, par exemple) ; un
idéal au nom duquel la réalité de ladite communauté
serait autre chose que la barbarie. À cet égard, il devient
aisé de souscrire à l'idée selon laquelle, la valeur
s'identifie à l'importance qui lui est dévolue par les membres
d'une communauté pour la survie205 de celle-ci. Inscrite dans
ce contexte, toute notre compréhension de la valeur peut se
résumer à quelque chose à quoi un individu ou une
société accorde de l'importance. Qui plus est, la valeur
relève aussi de l'imaginaire social et se trouve inscrite aussi bien
dans la conscience individuelle que collective. Ainsi se laisse-t-elle
appréhender comme fondatrice du lien social. En tant qu'elle
relève de l'imaginaire social, la nécessité de recourir
chaque fois à de nouvelles valeurs s'impose notamment dans les
États confrontés à une difficulté de gestion d'un
ordre social nouveau. Ainsi donc, comprise comme porteuse d'une bonne gestion
de l'ordre social nouveau, surtout dans un contexte africain qui signe
l'incapacité des valeurs anciennes et importées à
répondre à cet impératif postcolonial, c'est la
nécessité de recourir à l'éthique (en tant que
discours sur les valeurs) qui s'impose pour la relance de la démocratie
en Afrique noire.
De ce point de vue, la pertinence de l'apport renautien
consiste à mettre l'accent sur la conscience individuelle : «
il me semble que conscience soit prise par chacun206
». Ce propos de Renaut paraît revêtir de toute
nécessité, l'urgence d'un retour à l'humain dans le cadre
de la démocratisation des États africains. Par conséquent,
ce propos nous éclaire davantage sur ce que l'on doit entendre par le
retour à l'humain. Ce retour à l'humain ou encore le surgissement
éthique consiste à mettre la conscience humaine au centre
même de tout projet de démocratisation. En effet, une opinion
largement répandue est celle qui propose un modèle de
consolidation de la démocratie en Afrique noire en procédant au
renforcement des
205 Dans un registre qui n'est pas si différent, Taylor
évoque la préservation de la langue et de la culture
française comme une valeur pour le Québec. Notre point de vue en
ce qui concerne la définition de la valeur retrouve sa consistance
philosophique chez C. Taylor, «Le pluralisme et le dualisme», in
A. Gagnon (dir.), Québec : Etat et société,
T.1, Montréal, Les Editions Québec/Amérique, 1994, p.
8.
206 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 440.
103
mécanismes institutionnels. Ceci, sans toutefois
accorder une place à la conscience humaine. Or, à l'analyse,
l'évidence qui s'affiche est que dans beaucoup d'États du
continent noir, les textes relatifs à la sphère politique ne
souffrent d'aucune légitimité. Et pour autant, il est aisé
de remarquer que la démocratie peine à s'y enraciner. Prenant
conscience de ce constat, il y a plutôt nécessité
d'envisager un retour à l'éthique qui est synonyme d'un retour
à l'humain. C'est donc aux individus censés jouer la partition au
sein de la démocratie moderne qu'il faut s'adresser avant tout. Puisque,
les principes institutionnels de la démocratie seront d'un effet
très limité tant que les individus eux-mêmes ne sentiront
pas la nécessité d'intégrer, dans leur vécu
quotidien, les valeurs démocratiques. À bon droit, les analyses
de Pathé-Gueye méritent d'être évoquées.
Ce dernier souligne aussi le fait que les réflexions
sur l'amélioration de la démocratie ont mis l'accent
généralement sur la définition des mécanismes
institutionnels d'un État de droit et sur les principes politiques,
légaux et juridiques devant régir son fonctionnement normal et
efficace. Ceci en reléguant au second plan la dimension éthique
du problème. Or, de nos jours, l'évolution de la
démocratie exige que l'on mette les valeurs au centre de toute pratique
démocratique. En partant de ce qui s'exprime dans ses analyses, on peut
donc conclure qu'il n'y a pas de démocratie sans valeurs. Ainsi, une
fois cette conclusion admise, c'est l'éthique en tant que sphère
des valeurs qui refait surface. Seule elle, peut donner véritablement
sens à toute pratique démocratique parce que cette
dernière « présuppose des valeurs et des normes qui la
fondent, l'orientent et lui assignent un sens207 ».
Il devient dès à présent indispensable
pour les États africains de souscrire à une politique
éducative centrée sur l'éthique. C'est justement
l'éthique, dans son entrecroisement avec les mécanismes
institutionnels légaux et juridiques, qui peut se présenter comme
un véritable remède au problème des replis ethniques en
Afrique noire. Car, elle permettrait l'expression des différences
ethniques tout en les transcendant dans l'optique de préserver un destin
commun. L'éthique est donc à la fois ce qui permet à
l'individu de s'épanouir dans la communauté de valeurs
spécifiques à son groupe ainsi que dans celles fondant
l'existence d'un monde
207 S. Pathé-Gueye, Du bon usage de la
démocratie en Afrique. Contribution à une éthique
et à une pédagogie du pluralisme, Dakar, NEA, 2003, p.
11.
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commun à plusieurs groupes. À partir de cette
clarification, il y a lieu d'orienter l'éducation vers une
éducation éthique, c'est-à-dire vers une éducation
aux valeurs se trouvant au fondement de la nation. À ce sujet, une
formule d'Abdallah-Pretceille nous illumine :
Toute éducation non reliée à une
visée éthique n'est qu'une pragmatique éducative qui, pour
réussir, demandera toujours plus de règlements, de contrats, de
contraintes, de savoirs, d'exigences [...]. Si la société civile
ne cherche pas à combler dans un projet de société le vide
éthique, il est à craindre que ce que l'on appelle le retour
(...) des replis identitaires, ne soit qu'un palliatif et donc un
prélude à des conflits208.
Pour rendre effectif la consolidation de la démocratie
dans les États africains, une mise au clair des responsabilités
dévolues à toutes les composantes sociales nationales
s'avère nécessaire.
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