3.3.2 Humanisme de la diversité et
décolonisation des identités
La décolonisation est une notion historique, politique
et juridique. Mais lorsque Renaut en fait un fondement de sa pensée, il
met aussi en évidence l'aspect humain de la décolonisation,
c'est-à-dire l'aspect lié à la conscience de l'individu.
Ainsi dit, la décolonisation sous sa bannière ne sera pas
simplement ce processus ayant conduit à la libération des
identités nationales avec pour effet immédiat la
résurgence du droit des minorités à disposer
d'elles-mêmes. Bien plus, il s'agira d'une activité de la
conscience consistant, au plan individuel et collectif, à se
départir de ce qui semble constituer un obstacle à l'ouverture au
nom du repli sur soi. Pour en percevoir la signification avec plus de
clarté, il importe de commencer par dire un mot à propos de
l'identité. En ce sens, rappelons d'abord que la notion de l' «
identité », qui se laisse appréhender d'un point de vue
étymologique comme ce qui est « le même », est un «
Concept polymorphe184 ». On parle en effet d'une
« identité individuelle », d'une « identité
collective », d'une « identité sociale », d'une «
identité nationale ». La liste reste ouverte quand on vient aux
« identités » dites « meurtrières ».
Au fond, qu'est-ce que l'identité ?
Considérant le sens étymologique et tous les
réseaux conceptuels auxquels elle peut être associée,
l'identité peut être considérée comme le trait
référentiel qui distingue un individu d'un autre (identité
individuelle) ou qui caractérise un groupe par rapport à un autre
(identité collective) ou encore comme le référentiel
commun à toute l'humanité (identité
générique). Définie comme telle, la notion de l' «
identité »
183 A. Renaut, Quelle éthique pour nos
démocraties ?, op. cit., p. 69.
184 G. Ferréol & G. Jucquois, Dictionnaire de
l'altérité et des relations interculturelles, Paris, Armand
Colin, 2003, p. 155.
91
draine toute une problématique dont une mise au clair
s'avère indispensable pour la compréhension de la
décolonisation chez Renaut.
En effet, avec l'avènement de la modernité
fondée sur une égale considération de tous les êtres
humains, on passe d'une société hiérarchisée
à une société égalitaire. Ainsi assiste-t-on, aux
premières heures de la modernité, à l'émergence
d'un nouveau concept, celui de la « dignité de l'être humain
». La dignité de l'être humain apparaît
désormais au coeur de la politique libérale ; laquelle en voulant
supprimer les classes sociales antérieures à son avènement
s'appuie sur le principe de l' « égale dignité » de
tous les individus en tant que jouissant des mêmes droits universellement
reconnus. De ce point de vue, la conception antique de l'identité,
assimilée à la position sociale occupée par l'individu,
sera repensée dans le nouveau contexte de la modernité en rapport
avec la dignité de l'être humain. Ainsi, en se fondant sur le
nouveau concept de la « dignité humaine », telle que
développée chez Rousseau et chez Kant, la tendance moderne a
tiré prétexte d'une égalité naturelle entre les
hommes pour affirmer l'identité de l'espèce humaine, une
identité « essentialisante ». On passe ainsi d'une
identité « tronquée » à une
identité « reconnue ». À en croire Mesure et
Renaut : « avec la naissance des sociétés modernes et
à travers leur devenir, nous sommes passés de la
méconnaissance de l'autre comme étant lui aussi un « moi
», au même titre et avec les mêmes droits que moi, à sa
reconnaissance comme tel sous le régime de
l'identité185 ».
Mais, à nouveau, cette reconnaissance de l'autre comme
un « moi » semble elle aussi s'être déplacée en
raison de l'obligation qu'elle implique en termes de valorisation de l' «
autre » dans sa différence, c'est-à-dire dans son
altérité. Le difficile « entrelacement du même et de
l'autre », qu'analysent avec lucidité Mesure et Renaut, attire
l'attention au sujet d'un éventuel « paradoxe de
l'identité démocratique ». Puisque, en
réalité, la démocratie moderne avait pris pour acquis un
paramètre d'égalité qui neutralisait toutes les
différences. Or, à l'analyse, on découvre, à partir
des revendications inhérentes à la catégorisation de
l'individu, que l'identification de l' « autre » ne saurait se passer
de la reconnaissance de sa différence. Toute la difficulté tient
à cette possibilité d'articuler la reconnaissance
185 S. Mesure et A. Renaut, Alter ego, op.
cit., p. 43.
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des individus en tant qu'êtres humains situés
hors de toute appartenance avec leur reconnaissance comme des êtres
humains appartenant à des groupes spécifiques. Sous cet angle,
l'identité devient le spectre d'un large questionnement : comment un
individu ou un groupe parvient-il à la conscience de son identité
? L'identité résulte-t-elle d'une construction monologique ou
d'une construction dialogique ?
Ces questions indiquent déjà qu'une parfaite
appréhension de la problématique identitaire nécessite une
analyse systématique de diverses questions : l'une d'elles met en avant
la conscience individuelle comme source de construction de l'identité et
l'autre privilégie la culture comme cadre de construction des
identités personnelle et collective. Le traitement intellectuel de la
problématique de l'identité est donc assuré par deux
tendances que présente plus amplement Ballong :
La première tendance s'oriente vers la
subjectivité comme fondement de toute identité personnelle en
mettant l'accent sur le sujet. La seconde qui est plus globalisante que la
première, enrôle la culture en tant qu'elle détermine
à la fois l'identité collective aussi bien que l'identité
individuelle186.
De par les orientations induites par ces deux tendances, on
peut en déduire une tension entre identité individuelle et
identité collective ; une tension dont la meilleure compréhension
exige que soit analysée de façon explicite la question
posée par Mesure et Renaut dans l'élaboration de quelques
réflexions sur les représentations modernes de l'identité
: « Qui suis-je ?187 ». Signalons que cette
question, que l'on pourrait adresser à tout individu, mobilise à
elle seule trois types de réponses correspondant chacune à trois
types d'identité. Ainsi, à cette question que l'on pourrait
adresser à Taylor par exemple, trois styles de réponses
correspondant à trois types d'identités peuvent être
mobilisés. Ce dernier peut dans sa tentative de réponse mettre en
valeur son individualité, c'est-à-dire ce qui fait de lui un
être humain distinct de tous les autres êtres de la même
espèce. En apportant à cette question la réponse de type
« Je suis Charles Taylor », il mettrait ainsi en exergue ce
qu'il a d'authentiquement unique ; donc son « ipséité
». Cette première réponse correspond à ce que Mesure
et Renaut ont désigné par « l'identité
distinctive ».
186 I. B. Ballong, « Essai sur la crise de
l'identité culturelle », Échanges, Vol. 1, N°
001, Lomé, 2013, p. 97.
187 S. Mesure et A. Renaut, Alter ego, op.
cit., p. 9.
93
Aussi faut-il ajouter qu'une seconde réponse,
différente de la première, peut être apportée
à la même interrogation : « Je suis
québécois ». Cette seconde réponse paraît
revêtir l'identification de l'individu à un groupe, fût-il
ethnique, clanique, tribal ou encore culturel. À ce niveau, la
définition de l'identité prend en compte l'héritage
culturel en assurant une nette distinction entre les différents groupes
identitaires. Cette seconde réponse renvoie à «
l'identité commune » chez Mesure et Renaut. En raison de
la prégnance de la communauté sur l'individu, dans le contexte
africain, toute la difficulté tient à la distinction possible
entre ces deux niveaux de l'identité. Ceci au point que la
citoyenneté, entendue comme la transcendance de la communauté au
plan individuel, se trouve mise en branle. Une telle difficulté n'est
pas étrangère à Mesure et Renaut qui la rattachent
fondamentalement aux paradoxes de l'identité : « notre
identité s'affirme ainsi comme le produit énigmatique de deux
dynamiques potentiellement antagoniques, en vertu desquelles chacun ne peut
dire « je » qu'en pensant et en disant « nous
»188 ».
Enfin, cette même interrogation (« Qui suis-je
? ») peut générer une troisième réponse
différente des deux précédentes. Et sur ce point, il
s'agira de prendre en compte la dimension universelle de l'humanité dans
la définition du singulier que représente par exemple Taylor.
Ceci en identifiant les traits communs caractéristiques à tous
les êtres humains. On pourra alors évoquer la réponse du
personnage de Térence telle qu'elle nous a été
rapportée par Mesure et Renaut : « Je suis homme, et je ne
considère rien de ce qui est humain comme m'étant
étranger189 ».
Au point de vue philosophique, le traitement de
l'identité a souvent eu pour référence la théorie
de la reconnaissance et celle de la différence telle que
préconisée par Taylor. Toutefois, une difficulté subsiste
toujours à l'analyse esquissée par ce dernier : jusqu'où
peut-on consentir à l'affirmation des identités sans compromettre
l'idéal de cohésion incarné par la démocratie ?
Au-delà de Taylor et Kymlicka qui ont tous plaidé pour la
reconnaissance politique et juridique des différentes identités,
il revient à Renaut le mérite d'avoir insisté sur la
« décolonisation des identités ».
188 S. Mesure et A. Renaut, Alter ego, op.
cit., p. 12.
189 Ibid., p. 9.
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Mais alors, une interrogation reste ouverte : comment la
décolonisation se laisse-t-elle appréhender pour ce philosophe
contemporain ?
D'entrée de jeu, soulignons que la
décolonisation est une notion historique, en parfaite relation avec la
colonisation qui se présente comme une période au cours de
laquelle plusieurs individus sont parvenus à la prise de conscience de
leur identité en raison de la mauvaise image de soi que
véhiculait le colon. Elle reste politique, puisqu'au lendemain de la
guerre froide qui avait mis face-à-face le bloc libéral et le
bloc communiste, la victoire du premier sur le second a consacré la
libération des identités nationales et des minorités qui y
étaient enfouies. Ces dernières trouvaient à partir de ces
moments la justification de leur lutte pour l'indépendance et
l'expression de ce qui en elles-mêmes marquaient leur singularité.
La décolonisation reste aussi une notion juridique puisqu'à
partir des années 1940, « le droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes » consacre, « le droit des
minorités à disposer d'elles-mêmes ». De ce point
de vue, la décolonisation a favorisé la libération des
peuples autrefois soumis au joug du colon. En octroyant ainsi la liberté
à ces peuples, ceux-ci acquièrent « leur droit à
la présence au monde190 ». En se
référant à cette notion à la fois historique,
politique et juridique, Renaut va distinguer trois grands moments dans la
décolonisation :
la voie de l'indépendance totale acquise par les pays
anciennement colonisés, celle de l'autonomie par intégration au
sein d'une communauté rassemblant des États membres et l'ancienne
métropole, ou encore la démarche aboutissant à
l'assimilation d'anciennes colonies à la structure politique et l'ancien
État colonisateur191.
Tout en insistant sur la troisième phase de la
décolonisation, en raison de son rapport étroit avec la
diversité des nations devant à la suite intégrer des
ensembles régionaux à l'image de la politique
métropolitaine, Renaut assigne à cette notion une
originalité en ce qui concerne la diversité culturelle et la
diversité sexuelle où la différenciation des rôles
entre les sexes (masculin et féminin) avalise la thèse de
l'identité comme relevant du construit. Lorsqu'on parcourt Un
humanisme de la diversité, l'interprétation qui s'est
néanmoins imposée comme la plus globale est celle qui s'appuie
sur la conviction que « la relativité historique et sociale des
rôles
190 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 314.
191 Ibid., p. 145.
95
et des représentations génériques est
le signe que le genre relève plus du « construit » que du
« donné »192 ».
En faisant appel à la « décolonisation
» dans les deux domaines de la culture et du genre, l'originalité
de son apport réside dans sa tentative de lui accorder une
activité essentiellement mentale, c'est-à-dire qu'il ne s'agit
plus d'une perspective politique de la décolonisation en tant que cette
perspective met l'accent sur la responsabilité des États dans le
processus de libération des identités. Contrairement à
cette perception de la décolonisation devenue « classique »,
l'essentiel de son apport se jouera dans la conscience des individus ainsi que
dans les imaginaires collectifs auxquels se réfèrent toujours les
individus au nom de valeurs collégialement partagées. Sur cette
lancée, la décolonisation aura pour synonyme la «
déconstruction » impliquant en amont un processus de construction
des identités. Et c'est justement pourquoi sa référence
à la culture et au sexisme se révèle significative.
En réalité, accentuées par la
colonisation (qui procède, du point de vue genre, par une sorte de
« domestication193 » des rôles de la femme
en Afrique noire et, du point de vue culturel, par la diffusion de la
conviction d'après laquelle la culture occidentale était le
modèle parfait de progrès), les différences culturelles et
sexuelles ont conduit à la construction des imaginaires sociaux portant
sur une domination naturelle du sexe masculin vis-à-vis du sexe
féminin et sur la conviction largement répandue d'après
laquelle certaines cultures étaient supérieures aux autres.
À travers la décolonisation, qui n'est qu'une autre
désignation de la « déconstruction », il s'agit de se
défaire de tous ces préjugés hypothéquant le
vivre-ensemble des différentes identités construites par
l'intermédiaire de la colonisation.
De ce fait, il existe un lien indéniable entre
colonisation et décolonisation. En réalité, la
colonisation en réduisant tout le « divers » à l'unique
horizon de la culture occidentale a engendré le mépris des autres
ou encore leur méconnaissance. Or, cette méconnaissance qui
s'opère à travers l'abstraction des différences sera
revisitée au début des années quatre-vingt-dix avec la fin
de la guerre froide consacrant
192 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 259.
193 Ibid., p. 354.
96
l'émergence des identités, notamment les
identités nationales. À partir de cette période au cours
de laquelle commencent à émerger différentes
identités, c'est leur reconnaissance qui annonce l'avènement d'un
nouveau monde : celui-là qui envisage la reconnaissance des
identités comme un impératif pour la conscience
démocratique. Mais ce nouvel impératif s'accompagne toutefois
d'un risque, celui de voir les différentes identités se refermer
sur leurs propres valeurs.
C'est en prenant conscience de cet éventuel risque que
le penseur du concept de l' « humanisme de la diversité »
accorde une place importante à la décolonisation à partir
de laquelle pointe désormais une nouvelle compréhension de
l'identité : en tant qu'une caractéristique fondamentale propre
à un individu ou à un groupe, l'identité sera
désormais comprise comme « Relation », comme
ouverture et non plus comme fermeture sur soi, fermeture de soi aux autres. En
témoigne, le passage, dans l'argumentation de Renaut, de la «
créolité », concept « fixiste et immobile
», à la « créolisation » entendue
comme « processus vers », c'est-à-dire vers
l'altérité. D'où découle sa formule
profondément révélatrice de sa pensée : «
ce sont les plantes, non les hommes, qui tiennent à leurs racines
(...)194 ».
Il faut ajouter par ailleurs que la décolonisation des
identités va de pair avec l'ouverture à la diversité.
Développant, au nom de la promotion de la diversité, la
reconnaissance des identités, Renaut précise que le passage de la
notion d'« identité » à celle de la «
diversité » n'est qu'un changement de lexique. Mais plus important
qu'un simple changement de lexique, la notion contemporaine de la «
diversité » engage une véritable politique mettant en
exergue l'ouverture à la diversité comme valeur. Cette ouverture
à la diversité des identités, qui se veut essentiellement
critique chez Renaut, situe le différentialisme radical et
l'universalisme dogmatique en deçà de la décolonisation
étant donné que l'affirmation contemporaine de la
différence culturelle comme objet du droit a conduit, contrairement
à l'universalisme abstrait, à un différentialisme radical
avec pour corollaire la construction des identités fermées les
unes aux autres. L'histoire du multiculturalisme qui ne reconnaît des
cultures, aux États-Unis, que par leur juxtaposition confirme bien cette
idée.
194 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 439.
97
Dans cette disposition d'esprit, la première exigence
d'un universalisme ouvert consisterait selon Renaut en une «
décolonisation des identités ». À travers ce nouveau
modèle de l'universalisme, il est donc question de promouvoir un nouveau
monde censé composer avec les différentes identités qui le
composent. Aussi est-il question de penser aux conditions devant permettre d'
« apprivoiser la panthère identitaire ». C'est pourquoi son
« humanisme de la diversité » qui procède par une
« déconstruction des identités » passe aussi pour une
« éthique de la diversité » en raison de l'esprit
d'ouverture et celui de la relation qui y prévalent :
(...) il est vrai qu'un autre espace, celui de
l'éthique, demeure ouvert pour que chacun se saisisse de l'exigence de
procéder en la matière, celle de la diversité culturelle
comme d'autres figures de la diversité, à des choix de valeurs
induits par la déconstruction de l'universalisme assimilationniste et du
différentialisme se fermant à l'universel195.
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