3.3 L'horizon d'un humanisme de la diversité
L'observation de l'analyse qui précède
révèle que, malgré la pertinence des théories
élaborées jusqu'ici pour assurer un traitement de la
diversité, la promotion de celle-ci n'est pas encore au rendez-vous.
À partir de ce constat, il urge de penser encore la diversité
à travers une autre approche libérale. En effet, à partir
de l'existence réelle de différences culturelles, une nouvelle
vision de la société démocratique s'impose :
celle-là qui fait de la diversité un creuset du lien social au
point que la nouvelle société qui pourrait en résulter
soit fondée, d'après l'heureuse formule de Mesure et Renaut, sur
« la conviction qu'une telle diversité doit absolument
être érigée en valeur168 ».
C'est à la lumière de cette nouvelle exigence
démocratique que Renaut conçoit sa troisième voie
libérale dont il résume la préoccupation centrale en ces
termes-ci :
Jusqu'où le discours identitaire et celui de
l'appartenance à une culture ou à un groupe quelconque peut-il se
déployer au sein des démocraties modernes sans assigner aux
individus des identités semblables à celles qui
caractérisaient les sociétés traditionnelles et sans le
risque d'un « ré-enracinement » en des lieux et en des
histoires dont ils voudraient, en tant qu'individus, s'arracher ? À
quelles conditions pouvons-nous rendre compatibles les droits universels de
l'humanisme abstrait avec certaines revendications du droit à la
différence culturelle, religieuse ou sexuelle et à la
différence de l'âge, avec des références historiques
et politiques particulières, sans courir le risque d'un
impérialisme culturel ?169
3.3.1 D'un humanisme de la diversité à une
éthique de la diversité
Ce nouveau projet de l'humanisme oriente vers deux pistes
essentielles de réflexion. Notons d'abord que dans la logique d'un
approfondissement de la
167 D. Lochack, Les droits de l'homme, Paris, La
Découverte, 2009, p. 88.
168 S. Mesure et A. Renaut, La guerre des dieux, op.
cit., p. 38.
169 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p.54.
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dynamique démocratique, le libéralisme dans une
perspective classique avait considéré l'individu comme un
être débarrassé de toute subordination extérieure.
Cet être est celui dont l'autonomie, l'indépendance et la
liberté de choix étaient affirmées. Mais la prise de
conscience d'une nouvelle forme d'injustice, relative aux communautés
culturelles, va générer dans le courant de la démocratie
libérale, une nouvelle vision. Celle-ci repose essentiellement sur
l'attachement manifeste de l'humain à un groupe quelconque. Dans la
logique de cette nouvelle vision défendue essentiellement par le
multiculturalisme, il s'agira pour la démocratie libérale de
procéder à une reconnaissance institutionnelle des
identités particulières sans toutefois courir le risque d'«
une résingularisation proprement différentialiste des
groupes, consistant à opposer à l'universalisme formel des droits
de l'homme le particularisme de valeurs spécifiques à certaines
cultures170 ». Ainsi, au-delà des débats
entre libéraux et communautariens, Renaut envisage un traitement
à la fois « politique » et « éthique » de la
diversité en distinguant entre responsabilité liée
à l'État et responsabilité liée à
l'individu.
Au plan politique, il s'agit de faire porter l'interrogation
sur la justice distributive fondée sur le principe : « à
chacun ce qui lui revient selon ses mérites ou ses
besoins171 ». Dans l'optique de cette justice en effet,
s'est affirmée une conception de l'égalité se fermant aux
différences réelles entre les hommes. Le pire, dans le cadre de
cette justice distributive, ayant consisté à discriminer certains
individus non point sur la base du « mérite » et du «
talent » mais sur la base de certains critères tels que
l'appartenance à une communauté (ethnique, raciale, culturelle)
distincte. Faisant suite à ce que de nombreuses personnes ont subi comme
injustice liée aux paramètres172 de la
diversité, il devient impérieux de repenser la justice de
façon à y inclure l'extension de l'égalité au
domaine de la société. Reste alors à penser l'articulation
de cette idée nouvelle d'égalité sans recourir à
une pure et simple revalorisation des droits communautaires : comment concevoir
l'égalité des
170 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 273.
171 A. Renaut, Égalité et discriminations,
op. cit., p. 121.
172 Les paramètres de la diversité regroupent
l'ensemble des dix-huit critères possibles de discrimination que sont :
« l'origine, le sexe, les moeurs, l'orientation sexuelle, l'âge,
la situation familiale, les caractéristiques génétiques,
l'appartenance ou la non-appartenance, vraie ou supposée, à une
ethnie, une nation ou race, les opinions politiques, les activités
syndicales ou mutualistes, les convictions religieuses, l'apparence physique,
le patronyme, le handicap, l'état de santé, l'état de
grossesse », A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 71.
86
chances, en y intégrant le sort des plus
défavorisés, sans se fonder sur la politique des
différences ethniques par exemple ?
C'est pour répondre à cette interrogation que
Renaut, dont les positions sur ce point restent en étroite relation avec
le tournant libéral de la pensée rawlsienne, publie son ouvrage
Égalité et discriminations. Il y apporte son innovation
à travers l'idée de « justice compensatrice », qui se
présente comme une « justice correctrice » (en suivant en ce
sens la terminologie aristotélicienne), ou encore une « justice
réparatrice ». À travers cette justice, qu'il conçoit
à côté de la justice distributive, il est question de
corriger les discriminations relatives aux appartenances communautaires. Il
pose comme principe fondamental de cette nouvelle justice : « à
chacun ce qui lui revient en fonction de ce dont il a été
privé ou spolié173 ».
On peut en outre se demander si cette nécessité
de réparer des injustices commises au nom de l'abstraction des
différences culturelles, par exemple, ne rend pas crédible aux
yeux Renaut la « politique de la différence ». Perspective
contraire, on en conviendra sans réticence, à l'esprit du nouveau
penseur libéral qui s'élève contre toute tentative
à l'instauration d'une « citoyenneté
différenciée » ou « citoyenneté multiculturelle
» laquelle compromet de toute évidence l'idéal de
cohésion démocratique. C'est dans cette logique qu'il rejette la
politique des quotas telle qu'elle s'est pratiquée dans le contexte
américain. En effet, en raison de leur histoire qui découle de
l'immigration, les États-Unis ont très tôt senti la
nécessité de mettre en place un mécanisme de gestion de la
diversité. Preuve en est, la théorie de l' « affirmative
action » dont l'expression la plus accomplie est sa transposition au
plan politique et juridique. Mise en place à partir de la fin des
années soixante-dix, l' « affirmative action » avait
pour soubassement la politique des quotas. Tournée essentiellement vers
les « minorités raciales », ladite théorie visait
à compenser les inégalités de fait résultant des
discriminations précédentes. La difficulté d'accès
des Noirs aux Universités américaines offre un repérage
illustratif des circonstances présidant à l'émergence de
l' « affirmative action ». Comme tel, dans le contexte
américain, elle repose sur deux principes fondamentaux que retrace
Semprini :
173 A. Renaut, Égalité et discriminations,
op. cit., p. 121.
87
Le premier est que les minorités - et notamment les
Noirs - qui ont été tenues à l'écart de
l'Université par une politique de discrimination méritent une
compensation à cette injustice. Le second est la conviction que
l'accès à l'instruction supérieure, en ouvrant la voie
à la mobilité sociale, représente le meilleur moyen pour
accélérer l'intégration des groupes
marginalisés174.
Toutefois, cette gestion de la diversité à
l'américaine ne voile pas les dommages causés au lien social. L'
« affirmative action » plutôt que d'être source
d'une intégration effective a contribué à maintenir chaque
identité culturelle dans son système de valeurs. Elle a ainsi
contribué à former des « assemblages de ghettos
culturels », repris par Renaut sous le label de «
juxtaposition de cultures ». Plus encore, cette politique, en
ayant recours aux quotas ethniques, engendrait des injustices à
l'égard des individus appartenant depuis longtemps à des groupes
ethniques favorisés dans l'accès aux universités, parce
qu'avec la politique des quotas certains parmi ces étudiants voient leur
dossier rejetés malgré leurs qualités parfois
supérieures aux dossiers retenus. Considérant sur ce point
l'ensemble des controverses suscitées par la gestion politique des
quotas, Renaut précise que la justice compensatrice consiste à
ouvrir les candidatures aux emplois, l'accès aux universités
à tous les étudiants sans aucune distinction que celle
fondée sur le mérite et le talent. En mettant à
l'écart la politique des quotas, il souscrit volontiers aux politiques
préférentielles ; lesquelles considèrent que «
pour un temps, la loi devait favoriser ou privilégier les
représentants de groupes qui, jusqu'alors, avaient vu leurs membres
souvent exclus de certaines carrières ou études pour d'autres
considérations que celle de leurs talents175 ».
Au plan éthique, il faut dire que l'orientation qu'il
donne à la gestion de la diversité résulte de ses lectures
critiques des penseurs libéraux et communautariens. Pour rendre sa
thèse plausible, deux arguments fondamentaux sont à
considérer. Le premier argument est celui procédant à une
rectification de la trajectoire libérale classique qui
considérait l'individu comme un « moi
désengagé176 », c'est-à-dire un moi
privé de toute filiation communautaire. Contre ce modèle
libéral classique, Renaut souligne le risque inhérent à
cette forme d'extrême individualisation en
174 A. Semprini, op. cit., p. 33.
175 A. Renaut, Égalité et discriminations,
op. cit., p. 15.
176 L'expression est de M. Sandel et est reprise par S. Mesure et
A. Renaut, Alter ego, op. cit., p. 84.
88
évoquant la dispersion plus forte des choix normatifs
effectués au nom de la liberté. Dans ce cadre, il rejette toute
« situation d'extrême individualisation des choix
effectués par les uns et par les autres, comme s'ils ne pouvaient
être libres qu'en s'affirmant comme irréductiblement
différents177 ». Le second argument de la position
défendue par Renaut, dans le même temps, insiste sur la place
prépondérante de l'individu dans l'adhésion aux valeurs
communes afin d'éviter de remettre en cause la cohabitation entre les
personnes et le respect de leurs inévitables divergences sur de
quelconques valeurs. La conscience individuelle devient ce cadre
privilégié où se joue l'essentiel de la promotion de la
diversité. De la sorte, il reproche au multiculturalisme d'avoir
assujetti l'individu à son groupe d'appartenance en réduisant
l'identité de ce dernier à l'ensemble des interactions entre les
membres de son groupe. Face aux critiques adressées à ces deux
tendances, Renaut précise l'orientation de sa nouvelle piste de
réflexion :
le type de fondation de l'éthique que je pratique et
que je mets ici en oeuvre sous la forme particularisée d'une
éthique appliquée à la diversité, ne consiste
certes pas à réarmer la postulation purement métaphysique
d'une pure autonomie du sujet moral, décidant souverainement des fins de
ses actions à partir de lui-même, sans autre source de ses valeurs
que sa volonté d'agir par devoir : simplement m'apparaît-il
indispensable de distinguer la genèse de l'éthique, où le
rôle de l'extériorité est indispensable, et sa fondation
proprement dite, qui engage un moment où je suis l'auteur de mes actes
et des choix qui y président178.
De cette affirmation découle l'urgence de mettre au
clair la part importante de la conscience individuelle comme lieu où
doit se jouer désormais la promotion de la diversité. Prise donc
au pied de la lettre, la perspective renautienne de l'éthique met au
centre de ses préoccupations, l'individu, dans sa relation avec les
autres comme celui devant manifester une propension à l'ouverture vers
la diversité des visions du monde. Même si une part de
responsabilité devrait revenir au politique, dont l'essence se
résume à l'organisation de la société dans le sens
du vivre-ensemble harmonieux, à travers le choix des contenus
d'enseignements par exemple, cela pour autant ne suffirait pas pour traiter de
la diversité sous l'angle purement politique. Encore faudrait-il
préciser que l'adoption par le politique d'un modèle
éducatif favorisant l'ouverture à la diversité ne vise in
fine que la responsabilisation de
177 A. Renaut, Quelle éthique pour nos
démocraties ?, op. cit., p. 26.
178 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 428.
89
l'individu dans les relations interpersonnelles. Conçue
comme responsabilisation de l'individu, la perspective éthique
incarnée par Renaut, une fois parvenue à son paroxysme chez
l'individu porteur d'une culture spécifique, favoriserait l'ouverture
entre les cultures. De là découle la compréhension de
l'éthique de la diversité comme une « éthique de
la relation179 » laquelle génère de
nouvelles valeurs en partant d'une construction dialectique entre les valeurs
composant les différentes communautés culturelles.
Dans ce sens, l'éthique de la diversité qui
s'appuie chez Renaut sur les « identités ouvertes »
consiste donc à mettre en dialogue les différents groupes
culturels pour asseoir un minimum de valeurs collégialement
partagées. Faisant en ce sens appel à une « quête
de compromis social », l'éthique de la diversité de
Renaut tire sa justification de la « querelle des
valeurs180 » qui mine les démocraties
contemporaines à partir du moment où l'irruption de l'individu
comme valeur des valeurs consacre l'impossibilité de recourir à
une quelconque tradition ou sagesse comme devant servir de
référence normative à la conscience collective. Dans ces
conditions, la nécessité de trouver l' « éthique
susceptible de faire surgir, dans un monde de pluralisme et de liberté,
la possibilité d'accords eux-mêmes libres, mais néanmoins
assez convergents et consistants pour fournir les conditions de
possibilité d'un véritable vivre-ensemble
(...)181 », amène Renaut à s'inspirer du
modèle de
l' « éthique publique
minimale182 » dont l'importance se révèle
dans un univers où le « polythéisme des valeurs
» dégénère en des conflits. Ce modèle
éthique que l'on rencontre au Québec engage les interrogations
relatives au vivre-ensemble ainsi qu'aux conditions devant favoriser un
vivre-ensemble harmonieux. Pour résumer tout en une seule formule :
L'éthique publique surgirait ainsi au point de
croisement de « valeurs différentes parfois conflictuelles :
intérêt public et bien commun ; respect des droits et des
libertés des individus ;
179 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 343.
180 Nous rejoignons en ce sens, Mesure et Renaut qui ont
approfondi cette idée à partir de la métaphore
wébérienne de la « guerre des dieux » induite
par le « polythéisme des valeurs ». Voir donc, S.
Mesure et A. Renaut, La guerre des dieux, op. cit., p. 41.
181 A. Renaut, Quelle éthique pour nos
démocraties ?, op. cit., p. 27.
182 Elle trouve sa traduction concrète au Québec
avec les travaux réalisés par la commission Bouchard-Taylor dont
la préoccupation, à travers les débats, était de
« déterminer jusqu'où une personne peut aller pour faire
accepter aux autres les expressions et conséquences publiques de ses
convictions culturelles ou religieuses », in Quelle
éthique pour nos démocraties ?, op. cit., p. 70.
90
respect de la pluralité sociale, de la diversité
culturelle et des particularismes moraux ; équité et justice
»183.
Pour assurer le passage de la diversité comme « un
fait » à cette nouvelle compréhension de la diversité
comme « une valeur » sans toutefois conduire à une
dégénérescence des droits en simple consécration
des désirs, Renaut évoque la nécessité d'une «
décolonisation des identités » comme une pierre angulaire de
son nouveau modèle d'humanisme.
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