CHAPITRE III : DE LA PROBLÉMATIQUE DE LA
DIVERSITÉ À UN HUMANISME DE LA DIVERSITÉ
Introduction
La notion de « diversité », dont
différents textes117 internationaux font déjà
un usage enthousiaste, est revenue à la mode ces dernières
années d'une manière insistante, sinon
prépondérante, dans les pays démocratiques. Sous forme de
nom, on lui accole différents adjectifs. Ainsi parle-t-on d'une
diversité culturelle, d'une diversité sexuelle, d'une
diversité ethnique, d'une diversité linguistique. Dans cette
acception très large, la diversité renvoie à ce qui est
divers, c'est-à-dire ce qui présente des différences de
nature et qui par conséquent fait appel à « Ce qui est
varié » (c'est la diversité comme un « fait
»). Mais si l'on veut bien considérer le regain
d'intérêt que connaît cette notion depuis les années
deux mille, on est amené, au-delà de cette première
définition, à appréhender la diversité comme une
« valeur » dont le principe consiste à prendre en compte la
variété des profils humains dans les différents secteurs
tels que l'économie, le droit, l'emploi, l'entreprise et la politique.
Appréhendée comme une valeur à promouvoir, la
diversité répond à ce souci fondamental de respecter
« l'autre dans son altérité118
».
En tant que valeur à promouvoir, la diversité se
comprend donc comme une politique managériale des différences
identitaires. Lorsqu'on l'envisage ainsi, c'est à des
références historiques, géographiques et
démographiques que l'on a recours pour mieux comprendre sa
problématique contemporaine. Par exemple, historiquement parlant chaque
État en fonction de son histoire particulière adopte une attitude
vis-à-vis de la diversité comme valeur à promouvoir. Ce
pourquoi, elle a pu véhiculer un lot de «
stéréotypes et de préjugés119
» en France, et aux États-Unis, un « manque
d'auto-estime120 ». À prendre à la lettre ce
qu'enregistre ainsi la démocratie contemporaine au sujet de la promotion
de la diversité, une difficulté appelle
117 Déclaration sur la diversité culturelle
du 02 novembre 2001. Et Charte de la diversité, 2004.
118 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 72.
119 Ibid., p. 3.
120 A. Semprini, Le multiculturalisme, Que sais-je ?,
Paris, PUF, 1997, p. 76.
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cependant, d'ores et déjà, l'attention : comment
penser et pratiquer la diversité, comprise désormais comme une
valeur, dans un État sans entrer en conflit avec l'idéal de
cohésion démocratique ?
3.1 La diversité entre humanisme abstrait et
différentialisme radical
En considérant toute différence comme une valeur
absolue qui ne doit comme telle être sacrifiée à une
quelconque norme collective dans l'optique de permettre la vie commune, la
diversité a connu un regain d'intérêt dans le monde
contemporain à travers la mise en place de politiques
managériales aussi bien dans les espaces publics que privés.
Mais, parler d'une politique managériale de la diversité
paraît redondant et tautologique. Tautologique en effet, parce que le
« « Il y a » du divers », expression
proclamée et consacrée par Bruyeron, apparaît comme
l'essence de toute société. Ceci étant, d'où vient
alors le fait que la diversité dans les démocraties
contemporaines soit problématique au point que le débat
philosophique en fasse son champ de réflexion le plus visible ? En
réalité, à tout prendre, le souci d'éradiquer les
différences, celui d'homogénéiser le divers et le
désir de réduire l'autre au même, ont pris une allure telle
que « la différence des cultures, en tant que fait »
finit par se heurter à cette « sensibilité
démocratique, ouverte par définition à la
pluralité121 ».
Dans cette logique, lorsqu'on s'engage à soumettre
à la sanction analytique, les fondements de la problématique de
la diversité, il sera impérieux d'insister d'abord sur le
débat entre une conception d'extrême individualisation justifiant
l'idée d'un humanisme abstrait et celle d'un attachement manifeste de
l'humain à un groupe quelconque comme conduisant, en raison de la
multiplicité des groupes auxquels peuvent s'attacher les individus,
« à la problématique de la pluralité des
systèmes de valeurs et aux implications de cette
pluralité122 ». Se pose du coup la question de
savoir : comment s'opère la gestion de la diversité dans la
perspective d'un humanisme allant d'une extrême valorisation de
l'individu à son ré-enracinement communautaire ?
121 S. Mesure et A. Renaut, La guerre des dieux. Essai sur la
querelle des valeurs, Paris, Grasset & Fasquelle, 1996, p. 37.
122 Ibid. p. 38.
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Vaste mouvement intellectuel qui prit naissance au
XVIe siècle avec les travaux123 de
Pétrarque et Boccace, l'humanisme était focalisé sur
l'affirmation du pouvoir et l'autonomie de l'homme, et aussi sur le rejet d'une
quelconque transcendance divine pouvant obnubiler les capacités de
l'homme au sein d'une nature abordée en termes de mystère.
L'humanisme ainsi présenté repose l'interrogation portant sur
l'homme et sur la place que ce dernier est censé occuper dans l'univers.
Les quelques réflexions qui se sont développées autour de
cette question n'ont eu d'autre réponse que celle consistant à
affirmer l'entière responsabilité de l'homme dans son existence.
Compris de la sorte, l'humanisme retrouve ses traces depuis l'Antiquité
grecque à partir de l'affirmation de Protagoras d'après laquelle
« l'homme est la mesure de toutes choses ». Il trouve ses
prolongements au XVIIIe siècle, où il sera
récupéré par le mouvement des Lumières fondant la
connaissance sur la raison humaine débarrassée de toutes sortes
de croyances et de traditions. D'où ce retour à l' «
autonomie » et à l' « indépendance » du sujet de
la connaissance. Tout ceci indique clairement que l'humanisme est un vaste
mouvement, à la fois intellectuel et philosophique, que l'on retrouve
à travers l'histoire de l'humanité. Nonobstant cette large
diffusion, Renaut qui a eu le mérite de le porter au rang d'un concept
philosophique souligne trois grands moments caractérisant chacun une
conception particulière de l'identité humaine.
Ainsi, sous le prisme renautien, on distingue une
première idée d'humanisme allant de Grotius (ou Pufendorf)
à Wolff. De ce point de vue, l'humanisme sera caractérisé
par l'idée d' « une nature ou essence, dont peut être
déduit le contenu des droits de l'homme124 ». Elle
correspond donc à l'aspiration abstraite de la notion juridique des
droits de l'homme. Elle évoque également les prétentions
européennes à incarner l'humanité. Car, en
réalité, l'idée des droits de l'homme abstraits et
universels n'est que la résultante des visées
impérialistes de l'Occident dominateur. De ces visées au
fondement desquelles figure l' « universalisme abstrait », se
révèlent souvent des revendications du type de « Boko
Haram » au Nigéria. Pour certains, ce n'est là qu'une
attitude fanatique. Mais à nos yeux, c'est une
123 Caractérisés par un retour aux textes anciens
en vue de récupérer, de manière critique, les valeurs
culturelles que ces auteurs anciens avaient exaltées.
124 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 276.
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revendication profondément révélatrice.
Révélatrice de ce que peut signifier la référence
à des valeurs communes dans un espace qui n'est pourtant pas
homogène ; révélatrice aussi de ce que peuvent être
les réactions des uns et des autres dans un contexte d'universalisme se
fermant aux différences. Que de gens, en effet, ne voient à
travers toutes ces revendications qu'un seul aspect : l'hostilité
à l'égard des valeurs occidentales.
Mais pour tout analyste attentif, il s'agit d'une «
tyrannie de l'universel » qui invite à repenser autrement les
rapports entre les cultures. En cause cette fois, non plus l'universalisme mais
l'universalisme par exclusion des particularismes. Une inquiétude des
plus répandues, et qui a été à l'origine de
nombreux conflits sanglants, notamment les génocides occasionnés
par la colonisation, ainsi que d'innombrables tensions. Cette inquiétude
peut se formuler comme suit : l'humanisme abstrait, que Semprini désigne
par l'expression d' « universalisme « borgne
»125 », se distingue-t-il d'une «
occidentalisation du monde » ? N'aura-t-il pas eu, pour principale
préoccupation, d'imposer au monde entier une même échelle
de valeurs ? À en croire les partisans de « la politique de la
différence », l'ensemble du projet entrepris par l'humanisme des
Lumières n'est qu'un déguisement sous lequel se dissimulerait une
entreprise de domination. Et, on peut même légitimement se
demander si l'universalisation des valeurs qui rime avec ce premier type
d'humanité ne va pas conforter l'hégémonie d'une culture.
Ce qui présenterait deux périls graves : le premier, celui de
voir peu à peu disparaître les valeurs des autres cultures ; le
second, celui de voir les porteurs de ces cultures menacées adopter des
attitudes de plus en plus radicales et suicidaires. En ce sens,
l'humanité, après avoir frôlé ce premier type
d'humanisme a procédé à sa relecture permettant ainsi le
passage à un second type d'humanisme.
Ce dernier se voulant soucieux à l'égard des
différences correspond à
l' « humanisme différencié », lequel
repose sur le postulat qu' « il y a bien une nature humaine, mais une
nature originellement différenciée126 ». Ce
second type d'humanisme procède au « ré-enracinement
» de l'individu dans une communauté particulière. Du
coup, il se situe à l'antipode de cette première idée
d'humanité qui
125 A. Semprini, op. cit., p. 9.
126 Confère A. Renaut, Un humanisme de la
diversité, op. cit., p. 277.
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procédait à un « déracinement »
de l'individu de son contexte social. Du même coup, l'humanisme
différencié s'inscrit en faux contre cette première vision
de l'humanisme, parce que cet humanisme (essentiellement abstrait)
dépouille l'individu de ses liens naturels. Le second type d'humanisme
est incarné par le romantisme qui reproche à la modernité
dans sa globalité d'avoir arraché l'homme à ses liens
communautaires an ayant recours à une « abstraction
méthodique de son insertion originaire dans une humanité
particulière127 ». Bien évidemment, à
partir des réflexions du romantisme, la notion de «
différence » n'a cessé de gagner du terrain pour devenir une
valeur en soi. Ceci devient particulièrement évident dans
l'univers juridique. Désormais donc, les droits de l'homme placent la
« différence » au centre de leurs dispositions en
démontrant le rapport intrinsèque entre différence et
démocratie. L'idée alors d'une « identité
différenciée » gagne progressivement les esprits.
Pourtant, bien que critique de la première idée
d'humanité, cette seconde idée n'est pas épargnée
de critiques. Renaut lui reproche justement sa tendance au «
différentialisme dogmatique » ou encore au «
différentialisme radical ». C'est pourquoi : « elle ne
saurait, selon lui, nourrir la recomposition d'une
représentation de l'humanité capable de résister aux
séductions d'un différentialisme radical128
».
Partant des défaillances de ces deux types d'humanisme,
Renaut envisage la troisième idée d'humanité située
au-delà de l'alternative d'un humanisme naturaliste ou essentialiste et
d'un antihumanisme différentialiste de type radical. Cette prise de
distance radicale, Renaut la pose encore sur le terrain de l'universalisme. Il
établit par voie de conséquence une relation dialectique entre
humanisme et universalisme. Ceci à plus d'un niveau : « Cette
troisième idée d'humanité correspond à une autre
manière de prendre ses distances avec l'humanisme naturaliste ou
essentialiste : cette prise de distance, pour radicale qu'elle soit, reste
cette fois sur le terrain de l'universalisme129 » ou
encore : « La troisième idée d'humanité, que je
crois devoir
127 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 277.
128 Id.
129 Ibid., p. 278.
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défendre, reste en effet visiblement dans le cadre
de l'humanisme, en ceci qu'elle préserve la perspective de
l'universalisme130 ».
Dans le contexte de la présente étude, il y a
lieu de distinguer un universalisme abstrait d'un universalisme ouvert.
L'universalisme abstrait désigne non seulement le modèle des
droits de l'homme abstraits mais aussi et surtout, il caractérise
l'idéal incarné par la République française,
laquelle République au nom de son histoire, sape tous les fondements
d'un « droit à la différence ». Mais, devrait-on en
réalité tirer une relation d'opposition entre ce droit et la
pensée française de l'universalisme qui se nourrit d'une
représentation homogène et rationnelle de l'humanité ? En
effet, en parfaite connivence avec l'histoire de la République qui
naît à la suite de la Révolution, la France accède
à l'universel par la notion de l' « individu ». Ce passage
à l'universel caractérise une nouvelle conception du droit.
Désormais donc, les « droits individuels » expriment
la transcendance de l'individu alors que les « droits collectifs
» sont censés l'obscurcir. Or, une telle conception des droits
de l'homme, par sa tendance à affirmer l'universel comme valeur en
excluant du champ de l'humain tout ce qui ne s'y réduit pas «
vient arracher l'humain à ses appartenances et détruire son
inscription dans une nature particulière131 ».
Dans la même logique, si nous percevons la
résurgence des différences au sein de l'espace public comme
exigence d'un universalisme ouvert, ce nouvel universalisme n'est pas sans
conséquence sur la vie sociale, politique et économique.
L'attachement manifeste des individus à des identités
collectives, résultat d'une perversité de l'universalisme
dogmatique, témoigne d'après Renaut de « l'exclusion
quotidienne et la discrimination économique, sociale ou
politique132 » de ces différentes identités.
C'est à la lumière de ce constat que le passage d'un
universalisme abstrait à un universalisme ouvert à la
diversité sera marqué par une nouvelle conception de la justice
et de l'injustice :
L'injustice n'est pas aujourd'hui perçue au premier
chef dans les différences de niveau de vie, du moins à
l'intérieur de certaines limites. Pour des consciences convaincues que
tous « naissent et demeurent libres et égaux en droits »,
l'injustice, voire la discrimination résident
130 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 279.
131 Ibid., p. 275.
132 Ibid., p. 286.
70
bien davantage dans le fait que certains sont moins
favorisés que d'autres du point de vue de la capacité qui leur
est ménagée de démontrer leurs qualités par
l'acquisition de compétences et par la mise en oeuvre
professionnelle133.
En effet, à partir de ce qui s'exprime de plus en plus
en termes de respect des différences ou encore de reconnaissance des
identités et des différences culturelles, on assiste à une
nouvelle demande de justice qui ne s'inscrit plus dans une dynamique de
l'égalité démocratique telle qu'elle a longtemps
contribué à l'exclusion de certains groupes au nom d'une
réduction de la différence à l'identique. Plus
précisément, la conception de l'égalité
démocratique comme abstraction des différences avait
favorisé une forme d'injustice comprise comme injustice collective,
c'est-à-dire celle commise à l'encontre de certains groupes
culturels. Dans cette optique, les revendications liées à
l'identité culturelle, en tant qu'elles témoignent d'un «
tournant culturel » des sociétés contemporaines,
introduisent une nouvelle conception de la justice : « les
revendications de justice ne s'exprimeraient plus uniquement en fonction de
principes de redistribution économique, mais emprunteraient
également et en priorité le vocabulaire de la reconnaissance
culturelle134 ».
En considérant ce que Fraser nomme « tournant
culturel » des sociétés contemporaines, on est porté
à s'interroger sur les conditions d'une véritable
répartition des ressources et des biens dans une société
démocratique qui se doit désormais d'avoir un droit de regard
envers les plus défavorisés. Dans ces conditions, comment
envisager de manière satisfaisante la poursuite pluraliste
d'intérêts divers, qui sont en conflit les uns avec les autres ?
À la lumière de ce défi, l'apport de Renaut ne
s'appréhende que par rapport à un héritage philosophique
qu'il convient d'analyser dans les lignes suivantes.
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