3.2 Aux fondements d'un humanisme de la
diversité
L'apport de Renaut peut et doit être compris à
partir d'une analyse de la pensée de Rawls, d'une analyse de la
réhabilitation des appartenances communautaires
133 A. Renaut, Égalité et discriminations,
op. cit., p. 8-9.
134 H. Guéguen, G. Malochet, Les théories de la
reconnaissance, op. cit., p. 92.
71
comme premier gage du lien social et d'une analyse du discours
portant sur le droit à la différence.
3.2.1 L'héritage rawlsien du libéralisme
politique
L'apport essentiel de Rawls dans la reconstruction du lien
social et politique réside dans la place prépondérante
accordée à la justice. Ainsi écrit-il tout au début
de son ouvrage phare135 : « La justice est la
première vertu des institutions sociales comme la vérité
est celle des systèmes de pensée ». En effet, à
l'opposé de l'utilitarisme136, Rawls envisage de mettre en
place une société juste fondée sur la conviction que
« chaque personne possède une inviolabilité
fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de
l'ensemble de la société, ne peut être
transgressée137 ». Ayant ce but présent
à l'esprit, Rawls envisage de construire une nouvelle vision de la
justice dans laquelle tous les hommes s'accordent sur les principes
censés définir les termes de base de leur association. Pour ce
faire, il part de la fiction méthodologique de la « position
originelle » dans laquelle les individus contractants agissent en
êtres rationnels et autonomes, « mutuellement
désintéressés ». Pour donner du crédit
à sa nouvelle théorie, il évoque la
nécessité d'un « voile d'ignorance » grâce auquel
un choix des principes de la justice pourrait s'opérer en toute
impartialité. Compris dans le sens ordinaire du voile, le « voile
d'ignorance » recouvre les différences auxquelles pourraient
s'attacher chaque individu contractant. C'est en ayant recours à ce
voile que le modèle rawlsien de la justice s'affirme comme «
équité » ou, si l'on préfère, comme
impartialité : le voile d'ignorance « garantit que personne
n'est avantagé ou désavantagé dans le choix des principes
par le hasard naturel ou par la contingence des circonstances
sociales138 ».
De cette démarche, Rawls en déduit deux
principes fondamentaux de la justice que sont : le principe d' «
égale liberté pour tous », le principe de la «
différence » qui voudrait que les inégalités soient
organisées de manière à avantager les plus
135 J. Rawls, Théorie de la justice, Paris,
Editions du Seuil, 1987 [1971], p. 29.
136 En tant que courant de pensée philosophique,
l'utilitarisme classique, à en croire Rawls, a pour postulat de base
l'idée qu' « une société est bien ordonnée
et, par là même, juste, quand ses institutions majeures sont
organisées de manière à réaliser la plus grande
somme totale de satisfaction pour l'ensemble des individus qui en font partie
», Ibid., p. 49.
137 Ibid., p. 30.
138 Ibid., p. 38.
72
démunis et le principe d'égalité des
chances dans l'accès à toutes les positions sociales. Ce n'est
qu'à ce prix que la justice, en tant que première vertu des
institutions sociales, devient garante de la stabilité sociale. Mais
pour mieux comprendre cela, il faut commencer par définir avec Rawls la
stabilité sociale. L'état de stabilité sociale, nous dit
Rawls, est un état qui « persiste indéfiniment dans le
temps, aussi longtemps que des forces extérieures ne le troublent pas
», au point que « si l'on s'en écarte, sous
l'influence, par exemple, de perturbations extérieures, il existe des
forces à l'intérieur du système qui tendent à le
reconstituer, sauf si les chocs extérieurs sont trop
grand139 ». Ainsi, l'idée que la justice rawlsienne
est gage de stabilité est soutenable d'un point de vue double : d'abord,
elle garantit et promeut le respect des droits de chacun ; ensuite, elle met en
place une procédure politique qui permet aux individus de participer
à la vie politique. Considérant la question de ce double point de
vue, les principes de la justice rawlsienne, en assurant un ensemble de droits
à l'individu et en proposant une répartition des biens sociaux et
économiques ouverte à tous (sans perdre de vue les plus
défavorisés), sont sources de stabilité. Puisque chacun
s'y déploierait à soutenir ce qui garantit son bien :
Quand les deux principes sont respectés, les
libertés de base de chaque personne sont garanties et, en raison du
principe de différence, chacun tire un avantage de la
coopération. Nous pouvons ainsi expliquer l'acceptation du
système social et des principes qu'il respecte par la loi psychologique
selon laquelle les personnes tendent à aimer, chérir et soutenir
tout ce qui favorise leur propre bien. Puisque le bien de chacun est
respecté, tout le monde acquiert le désir de soutenir le
système140.
Par ailleurs, les publications qui vont suivre la publication
de la Théorie de la justice annoncent une nouvelle orientation
de la pensée de Rawls. Plus exactement, il est question dans ces
publications de repenser la stabilité sociale et politique à
partir du pluralisme inhérent aux sociétés
libérales. Ainsi s'inscrit-il dans le débat qui engage
libéralisme politique et pluralisme ambiant des visions du monde. Au
fondement de ce débat qui engage nombreux d'auteurs contemporains,
figure la problématique de la diversité des visions du monde. En
effet, les sociétés démocratiques contemporaines se
voulant pluralistes sont mises à bord de conflits en raison de la
pluralité des conceptions se partageant l'espace public. Face à
cela,
139 J. Rawls, Théorie de la justice, op.
cit., p. 498.
140 Ibid., p. 207-2O8.
73
l'urgence de fournir à l'humanité des
perspectives susceptibles de rétablir le lien social et politique,
découle d'une nécessité qui n'est plus à
démontrer. Dans ce sillage, Rawls porte une attention
particulière à la stabilité en proposant sa nouvelle
théorie désormais bien connue de tous : le «
consensus par recoupement ».
Pour lui en effet, même si à première vue,
la pluralité des visions du monde semble prédisposer nos
sociétés à des conflits, il convient de préciser
que la possibilité des conflits ne doit pas être l'apanage des
sociétés pluralistes. Pour ce faire, il importe de concevoir une
structure politique susceptible de faire de nos différences une source
mutuelle d'entente, gage de stabilité et de paix sociale. C'est ainsi
que, partant de la pluralité des valeurs auxquelles se trouvent
confrontées les démocraties contemporaines, Rawls, soucieux de
restaurer la stabilité et le lien politique, met en avant le
problème suivant : « Comment est-il possible qu'existe et se
perpétue une société juste et stable, constituée de
citoyens libres et égaux, mais profondément divisés entre
eux en raison de leurs doctrines compréhensives, morales, philosophiques
et religieuses, incompatibles entre elles bien que raisonnables
?141 ».
À la suite de cette interrogation, il s'agit de mettre
en place un modèle réflexif capable d'élaborer des
règles communes de coexistence pacifique. Il est question d'une
réflexion consacrée à la recherche des principes communs
de justice dans l'optique de garantir la coexistence au sein d'un même
espace de plusieurs doctrines raisonnables mais incompatibles entre elles.
Rawls se situe ainsi dans la nécessité de concilier le pluralisme
comme un fait avec l'urgence d'une argumentation universaliste ; cette
dernière étant posée comme le socle d'une vie harmonieuse
entre les hommes. Résultat du « consensus par recoupement »,
Rawls souligne que ce consensus est un compromis commode entre les
différentes doctrines. C'est donc un consensus au-delà du
dissensus rendu possible grâce à la « position originelle
» et à sa composante essentielle le « voile d'ignorance
». Ces deux concepts, considérés comme le fondement de
l'éthique de la diversité chez Rawls, assurent la
réalisation d'un consensus parce qu'ils recouvrent les situations de
différences auxquelles peuvent se rattacher les partenaires de la
discussion. On en conviendra à l'idée que le
141 J. Rawls, Libéralisme politique, Paris, PUF,
1995, p. 6.
74
consensus en tant qu'une oeuvre de la raison humaine fonde et
garantie l'unité sociale. C'est pourquoi chez lui :
L'unité sociale se fait grâce à un
consensus sur la conception de la justice ; et la stabilité est possible
quand les doctrines qui forment le consensus sont, d'une part, soutenues par
les citoyens politiquement actifs de la société et que, d'autre
part, les exigences de la justice ne sont pas trop en conflit avec les
intérêts essentiels que possèdent les citoyens et qui ont
été engendrés ou encouragés par leur organisation
sociale142.
Il convient d'insister, à travers l'analyse de cette
affirmation précitée, que Rawls se place dans la posture
traditionnelle du libéralisme affirmant l'individu ainsi que
l'inviolabilité de sa personne comme unique sujet de droit. Dans ce
sens, il est capital de souligner que sa pensée perpétue un
universalisme abstrait « compris comme un grave facteur de
déshumanisation et d'aliénation143 ». En
réalité, la théorie libérale qui procède de
l'analyse rawlsienne nous a conduit à une harmonisation des formes
sociales afin de poser les fondements d'une société politique
stable et donc juste. Partant de cette version libérale, il s'agissait
en fait de trouver une base commune pour sauvegarder l'unité politique
au-delà de la pluralité des conceptions. Ce faisant, cette
perspective finit par renvoyer l'expression des différentes
identités à l'espace privé. Ainsi est-il question à
travers ce type de libéralisme de promouvoir les droits individuels en
consacrant l'inviolabilité de la personne de l'individu. Abstraction
faite des exigences communautaires, la valorisation de l'individu se fait
accompagner de la diffusion des valeurs universelles d'égalité,
de dignité et d'unité.
Cette tendance affirmant l'individu contre la
communauté couronne un débat dans le monde contemporain, dont
Mesure et Renaut vont circonscrire les enjeux en ces termes-ci : «
Dans ce débat, la question centrale est avant tout de
déterminer si les principes libéraux, en valorisant exclusivement
les libertés de l'individu considéré comme tel,
isolément, n'ont pas fait preuve jusqu'ici, dans leur reformulation
classique, d'une abstraction excessive144 ». Ce constat
invite d'autres auteurs comme Taylor et Kymlicka à une relecture de la
pensée rawlsienne au regard des luttes entreprises dans l'État de
droit démocratique pour « protéger
l'intégrité
142 J. Rawls, Libéralisme politique, op. cit., p.
172.
143 A. Renaut, Un humanisme de la diversité,
op. cit., p. 277.
144 S. Mesure et A. Renaut, Alter ego, op. cit,
p.15.
75
des formes de vie et des traditions dans lesquelles les
membres des groupes discriminés peuvent se
reconnaître145 ». On y voit poindre alors la
question des différences culturelles, ou, si l'on préfère,
la question des droits culturels collectifs.
|