Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).( Télécharger le fichier original )par Eric FARGES Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013 |
ANNEXE 23 : LA STRATÉGIE DÉNONCIATRICE DE LIBÉRATION : LE CAS « MICHEL HENGE »En retraçant la polémique entourant le décès d'un détenu dans les colonnes de Libération, on souhaite ici montrer le rôle que le journal fondé par Sartre a exercé dans la dénonciation de la médecine pénitentiaire mais aussi les limites de cette dénonciation. En mai 1974, Libération rapporte la situation d'un prévenu incarcéré à Fleury, Michel Henge, souffrant de troubles cardiaques graves mais qui ne bénéficieraient pas de soins adéquats en dépit de ses diverses demandes2182(*). Malgré les avis médicaux extérieurs attestant l'urgence d'une opération, le médecin-chef de Fleury-Mérogis se serait opposé à plusieurs reprises à son hospitalisation. Plus qu'une faute professionnelle, Libération voit dans ce refus une décision d'ordre « politique » : « Michel Henge n'est pas un détenu comme les autres. Il savait et était prêt à en témoigner que Patrick Mirval avait été étranglé. Enfin, il était le voisin, à l'infirmerie de Fleury-Mérogis, de Gilles Delhothal lorsque celui-ci agonisait [...] Quelle tentation de faire disparaître un témoin aussi gênant et aussi résolu ». Michel Henge aurait assisté selon Libération « à l'agonie de Gilles Delothal », un détenu mort un mois auparavant, officiellement d'une hémorragie cérébrale, et qu'un médecin de Fleury-Mérogis aurait refusé d'aider (LM, 24/05/1974). Après la publication d'un nouvel article dans Libération2183(*), les internes de Fleury-Mérogis font parvenir une lettre démentant ces accusations et que le journal publie2184(*). Dans ce courrier non signé, les internes démentent la plupart des affirmations concernant la mort de Gilles Delhotal « dans les limites de ce qui leur est autorisé par l'article 378 du Code pénal [régissant le secret professionnel] ». Ils regrettent d'autre part « le discrédit [...] ainsi jeté sur le personnel d'une administration » et que « sur de tels sujets Libération écrive n'importe quoi, pourvu que cela soit contre la Prison ». Quelques jours plus tard, le journal présente ses excuses envers le médecin mis en cause et publie, d'autre part, une réponse aux internes. Au-delà du cas de Michel Hengé, dont il est assez peu question, l'article dénonce l'attitude des internes, accusés de se retrancher derrière « le refuge que constitue l'article 378 du Code pénal » : « Est-ce que l'article 378 est plus important que la "non-assistance de personne en danger de mort"? Si oui, cela signifie que le fric à venir est plus important que la vie de malades et nous saurons un peu mieux encore ce qu'est la médecine pénitentiaire, telle que la conçoivent ceux qui la pratiquent »2185(*). Le quotidien reproche aux internes, et plus largement à la médecine pénitentiaire, le rapport de collusion qu'ils entretiennent avec l'Administration pénitentiaire : « Que les internes de la "prison modèle" fassent leur travail, rien ne nous permet de le mettre en doute actuellement. Mais ils ne font que leur travail, et c'est grave [...] Vous regrettez que soit discrédité "le personnel d'une administration". Vous la cautionnez donc, depuis les petites brimades jusqu'aux meurtres. Nous ne l'oublierons pas » (Libération). Pour répondre aux accusations de « mauvais journalisme » des internes, Libération publie le lendemain une lettre de l'association de détenus de Fleury-Mérogis, CO RE IN (Comité de résistance interne), témoignant de l'organisation des soins2186(*). En réaction à la « lettre où des médecins prônent une certaine autosatisfaction abjecte », l'association formule une liste de quinze reproches à l'encontre des médecins pénitentiaires qui « ne soignent pas des êtres humains mais des détenus ». Le principal grief formulé aux praticiens est la connivence entretenue avec l'Administration pénitentiaire. C'est ainsi qu'on peut lire : « Vis-à-vis de la pénitentiaire ils n'ont qu'un devoir : lui obéir » ; « Ces messieurs, en accord avec l'administration, matraquent les détenus à coup de calmants » ; « C'est eux qui décident de la contention ("camisole de force" pour les nerveux) » ; « Face aux accidents du travail répétés en raison de l'ignorance totale des règles de sécurité, jamais ils n'ont montré leur désaccord » ; « Ils apposent leur signature sur les listes des repas alors que ceux-ci sont inacceptables en quantité et en qualité » ; « Jamais on ne les a entendus dénoncer les matraquages incessants et les meurtres commis ». Le second type de grief serait le manque de considération dont les médecins font preuve à l'égard des détenus : « Tous les consultants sont à leurs yeux des voyous » ; « Seuls les blessés graves ont un petit intérêt. Les autres font du "cinéma" comme ils disent » ; « Jamais ils n'ont de gentillesse devant les cas de détresse (un peu de pitié parfois) » ; « La médecine est raciste à l'égard des Algériens (mépris, mauvais soins...) » ; « La nuit il est quasiment impossible d'avoir des soins malgré une permanence obligatoire » ; « Les grévistes de la faim sont délaissés jusqu'au 7ème jour » ; « En dehors d'une signature en bas d'une "feuille de suicide" ils ne font pas grand chose alors qu'ils n'ignorent pas le dépérissement de l'individu en raison de l'isolement ». Enfin, le troisième type de grief est le peu d'attention portée aux soins qui transparaissait également, mais de manière moins explicite, dans les autres critiques : « Les infirmières distribuent des cachets sans aucune consultation médicale » ; « Les soins dentaires sont exécutés de façon ignoble sans hygiène élémentaire ». Subordonnée, méprisante et incompétente, la description qui est faite de la médecine pénitentiaire est sans appel. Face au manque de considération dont ils seraient l'objet, les détenus précisent que « la médecine est bien heureuse de trouver des donneurs de sang dans les prisons ». La dénonciation du décès Michel Henge est dans un dernier temps l'oeuvre d'un médecin acceptant de témoigner de façon anonyme. Ses propos permettent, selon le journal, « d'avoir une idée encore plus précise de ce que l'on ose appeler "la médecine pénitentiaire" »2187(*). Il met notamment en cause les internes, accusés « de faire du ramping » devant le médecin-chef, mais surtout le Médecin-inspecteur accusée d'avoir « couvert » la décision de ne pas soigner Michel Henge, ce dont attestent les expressions « valets de Troisier » ou « Troisier et ses boys ». Le cas de Michel Henge est exemplaire de la posture dénonciatrice adoptée par Libération à l'égard de l'organisation des soins en prison qui se fait ainsi fréquemment le relais des propos de détenus. Le journal fondé par Sartre y voit même une « affaire ». Pourtant, ces critiques demeurent dans les seules colonnes de ce journal, aucun autre média ne faisant référence au décès de ce détenu qui ne peut ainsi se transformer en « affaire ». Ceci aurait supposé que l'information soit reprise, multipliée, amplifiée. Si ce ne fut pas le cas, c'est peut-être parce que Libération apparaît alors trop politisé pour que cette information soit jugée suffisamment crédible par les autres journalistes concernant un secteur où tout recoupement apparaît difficile. * 2182 « Le sadisme d'un médecin va-t-il finir par assassiner un détenu qui en sait trop ? », Libération, 22/05/1974. * 2183 « Michel Henge est en train de crever. Un juge sera-t-il complice d'assassinat ? », Libération, 30/05/1974. * 2184 « Après la mort de Gilles Delhotal. Une lettre des internes en médecine de Fleury-Mérogis », Libération, 8/06/1974. * 2185 « Prison. Après la lettre des internes de Fleury-Mérogis », Libération, 12/06/1974. * 2186 « Les détenus de Fleury-Mérogis répondent aux internes en médecine », Libération, 13/06/1974. * 2187 « L'affaire Michel Henge. Les internes de Fleury-Mérogis et leurs chefs répondent à une information précise », Libération, 24/06/1974. |
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