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Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

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par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

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ANNEXE 20 : ASCLÉPIOS AU SERVICE DE THÉMIS OU LA POSITION CONTROVERSÉE DE SOLANGE TROISIER EN MATIÈRE DE GRÈVES DE LA FAIM 

Bien qu'ancienne, la question des grèves de la faim s'était posée avec acuité au début des années soixante en lien avec les événements de la guerre d'Algérie. Georges Fully avait alors tenté de faire respecter, souvent en vain, l'indépendance des praticiens2156(*). Au fur et à mesure que le corps médical pénitentiaire s'autonomise, l'Administration semble cependant de plus en plus hésitante à influencer directement les médecins dans leur pratique comme cela avait été fait. Au cours des années soixante-dix, période où les grèves de la faim pour raisons politiques se multiplient, l'idée de contraindre par la loi les médecins à intervenir est ainsi jugée trop rigide : « Tout projet tendant à rendre l'alimentation forcée obligatoire risquerait d'être considéré comme une grave atteinte à la liberté d'appréciation des médecins dans l'administration des soins, liberté à laquelle le corps médical est particulièrement attaché. Il est peu probable que celui-ci se soumette facilement à la nouvelle législation envisagée et il est vraisemblable qu'il pourrait trouver de bonnes raisons thérapeutiques ou autres pour ne pas appliquer la loi dans de nombreux cas »2157(*).

Le ministère de la Justice intervient alors dans la conduite des médecins de manière plus indirecte par l'intermédiaire de son nouveau Médecin-inspecteur qui tente d'infléchir le débat médical. En effet si tous les médecins s'accordent sur l'idée que faire cesser la grève de la faim demeure leur principal objectif, d'abord par la persuasion puis en dernier recours par l'usage de la force2158(*), la question du moment de cette intervention fait débat. La position la plus respectueuse du consentement du patient, c'est à lorsque l'individu tombe dans le coma, est consacrée par la « convention de Tokyo » adoptée par l'Assemblée médicale mondiale en octobre 19752159(*). Cette position, qui revient à rendre possible l'utilisation des grèves de la faim comme moyen de pression, est contestée par la Chancellerie alors même qu'un détenu décède pour la première fois en France du fait de sa grève de la faim (LM, 16/03/1976).

L'Administration pénitentiaire envisage alors de faire signer un contrat à tous les praticiens les engageant à recourir à l'alimentation forcée « dès lors que le détenu présentera des troubles métaboliques même s'il n'a pas perdu conscience »2160(*). Le ministère de la Justice défend cette position interventionniste à partir de l'idée que l'objectif du médecin serait d'« éviter les accidents graves et en particulier l'encéphalopathie carentielle dont les conséquences peuvent être mortelles ou laisser des séquelles irréversibles »2161(*). Cette définition plus large de l'intervention du médecin est, d'autre part, défendue par Solange Troisier, notamment lors du congrès de 1978 : « Souvent le détenu n'est amené en réanimation qu'en état de coma. Je me demande si c'est la bonne attitude à avoir, s'il ne faudrait pas agir plus tôt »2162(*). C'est toujours au nom de la protection du détenu qu'elle théorise le rôle coercitif du médecin : « Si nous imposons un acte médical (si la santé du détenu l'exige), c'est pour donner un moyen au détenu qui ne veut pas perdre la face devant ses codétenus de cesser la grève de la faim » (LM, 15/01/1981).

Face à l'écart entre la position adoptée par les médecins français et la convention internationale de Tokyo, l'Académie de médecine interpelle en 1977 le garde des Sceaux sur « ce que doit être la conduite du médecin devant une personne saine d'esprit faisant la grève de la faim ». Elle lui remet un rapport issu d'un groupe de travail dirigé par Robert Merger qui critique vivement la position du Médecin-inspecteur de l'Administration pénitentiaire :

« Solange Troisier a cette particularité de se placer au-dessus des tendances professionnelles [...] Elle [a] le devoir d'alimenter le gréviste par perfusions dès que sa conscience s'est assoupie [...] Comment admettre qu'une personne, parce quelle n'a plus sa conscience, donnerait son consentement alors qu'elle l'a constamment refusé auparavant ?»2163(*).

A contre-courant des déclarations où elle prétend respecter la volonté du patient, l'attitude du Médecin-inspecteur semble motivée par des considérations d'ordre pénitentiaires, voire politiques, comme elle l'écrit elle-même au sujet de la transfusion effectuée à un détenu contre son gré : « Il était minuit et le garde des Sceaux avait reçu d'innombrables coups de téléphone de personnalités pour que j'intervienne »2164(*). L'attitude de Solange Troisier est l'objet de nombreuses critiques, notamment de la part de journalistes médicaux tels que Claudine Escoffier-Lambiotte, Jean-Yves Nau ou Anne-Marie Casteret.

Une polémique éclate en 1981 après que six autonomistes corses devant comparaître devant la cour de sûreté de l'Etat aient été transférés à Fresnes où « l'administration pénitentiaire a décidé de placer ceux dont l'état de santé est le plus préoccupant sous perfusion, contre leur volonté, et de leur administrer des soins intensifs »2165(*). Deux grévistes portent alors plainte contre les services de santé de l'Administration pénitentiaire et dénoncent à la presse « les pressions morales les plus insidieuses, les contraintes, les perfusions effectuées de force, l'intransigeance de l'administration médico-pénitentiaire » exercées à leur encontre (LM, 10/01/1981). Alors que les détenus annoncent la fin de leur grève (LM, 16/01/1981), la polémique quant au rôle des services médicaux lors des grèves de la faim est relancée par la publication d'une interview du Dr Daniel Forget, médecin-chef de l'hôpital des prisons de Fresnes, par Le Parisien, puis reprise par le magazine médical Tonus, où il déclare s'être « désolidarisé » de la décision de Solange Troisier d'alimenter de force les grévistes2166(*).

Cet événement marque le point de départ d'une polémique quant au rôle des praticiens pénitentiaires confrontés à une grève de la faim, favorisée par les grèves fortement médiatisées de Bobby Sands en Irlande et de Sigdur Debus en Allemagne. Alors que le Conseil de l'Ordre marque une certaine approbation2167(*), certains journalistes médicaux s'attaquent à Solange Troisier, dont selon Jean-Yves Nau les « positions en la matière ne sont d'ailleurs un mystère pour personne » (LM, 15/01/1981). Ces journalistes s'accordent notamment pour critiquer l'interprétation que le Médecin-inspecteur donne de la déontologie médicale appliquée au milieu carcéral :

« "Une décision -répète-elle - qui a été prise dans le respect du Code de déontologie". Mais de quelle déontologie parle-t-on ? [...] Car le Code est flou. Son article 7 précise : "La volonté du malade doit être respectée dans toute la mesure du possible". De quoi laisser le champ libre à toutes les interprétations. A celle du Dr Forget qui y voit une incitation au respect de l'autre, à celle de l'administration pénitentiaire qui y voit une invite à l'intervention. La liberté du médecin est décidemment une notion hybride. La machine judiciaire, tel un ordinateur, digère savamment les principes naïfs de la déontologie pour les programmer à sa guise dans le "code" choisi »2168(*).

Cette indétermination résulte selon le Dr Escoffier-Lambiotte « de contradictions maladroitement entretenues par les milieux judiciaires »2169(*). Une autre journaliste médicale, Anne-Marie Casteret, regrette également l'interprétation qui est faite par les médecins pénitentiaires de la réglementation en vigueur : « Il parait, en effet, que l'attitude médicale n'est pas clairement établie et que, pour le moment, les médecins de l'hôpital des prison "naviguent à vue" entre l'article 7 du Code de déontologie, l'article 63 du Code pénal de non-assistance à personne en danger, et l'article D.390 du CPP [...] Mettre en contradiction des trois articles, n'est ce pas une position un peu facile, permettant toutes les interprétations... et tous les abus ? [...] Peut-on en toute bonne, foi, estimer qu'un bilan biologique ou une perfusion exécutés sous contention soient des actes qui puissent être qualifiés de thérapeutiques ? »2170(*).

Pour la première fois, des journalistes mettent en avant la violence faite à certains détenus au nom de la déontologie médicale. Anne-Marie Casteret cite ainsi les extraits d'une lettre d'un détenu ayant été perfusé contre son gré2171(*). Au final se pose la question de l'autonomie de la médecine pénitentiaire à l'égard de son autorité de tutelle. Jean-Yves Nau interprète ainsi le démenti apporté par le Dr Forget (qui précise le lendemain de son interview que « le refus, par un gréviste de la faim, d'un bilan biologique ou d'une thérapeutique médicalement justifiée par une altération de son état clinique et métabolique justifie le recours éventuel à la contrainte »), comme une marque de pression de la part des « autorités hiérarchiques » : « Y a-t-il plus belle image d'une médecine au service de la Justice ?»2172(*). C'est également dans le sens d'une plus grande autonomie des services médicaux pénitentiaires que Louis René, président de la section d'éthique du Conseil national de l'Ordre, écrit que « ce n'est jamais en raison d'une injonction de l'administration pénitentiaire que le médecin prend sa décision ; il s'y résout dans sa conscience de médecin »2173(*). C'est ce rôle de la médecine pénitentiaire qu'interroge un psychiatre dans un article où la position de Solange Troisier est présentée comme « le triomphe de la tradition » :

« Le rôle du médecin est toujours défini comme devant faire cesser la grève et si possible, ce que le Dr Troisier se vente d'avoir en partie réussie, d'empêcher leur survenue. Quelle belle chose que la prévention lorsqu'elle vise à normaliser les individus et à les adapter à l'institution ! [...] Dans le cadre déterminé du contrôle social, elle tient bien à se différencier de l'Administration pénitentiaire pour, bien sûr, participer à la même politique : faire cesser les grèves de la faim par des moyens allant de la persuasion à la coercition, mais en toute indépendance »2174(*).

Parce qu'elles confrontent les praticiens à des injonctions contradictoires (respecter la volonté du patient ou la demande de l'Administration qui les rémunère), les grèves de la faim sont des moments importants de mise à l'épreuve de la déontologie des soignants. Elles permettent de rendre visible les oppositions entre segments de médecins pénitentiaires, c'est-à-dire entre ceux pour qui est un auxiliaire de Justice et doit à ce titre mettre fin à la grève et ceux pour qui le respect de la volonté du patient prime sur toute autre chose. Les positions controversées de Solange Troisier en la matière accentuent durant les années soixante-dix la critique qui est faite de la médecine pénitentiaire et son assimilation au pouvoir politique.

* 2156 Cf. Annexe 6 : « La défense par Georges Fully de l'autonomie des médecins pénitentiaires en matière de grèves de la faim ».

* 2157 Bureau de la détention, « Note concernant l'alimentation forcée des grévistes de la faim », 13/07/1976 (CAC. 19960136. Art.99 (Extraits). Dossier K 363).

* 2158 DEROBERT L., FULLY G., BRETON J., « La grève de la faim en milieu pénitentiaire », dans Médecine légale et domination corporelle, 1971, 4, pp.327-339.

* 2159 L'Assemblée médicale mondiale est une association internationale fondée en 1947 à Paris destinée à élaborer une déontologie commune alors qu'ont lieu les procès des médecins nazis à Nuremberg. Elle adopta en 1964 à Helsinki une déclaration s'appliquant essentiellement à la recherche médicale. En 1975, à Tokyo, elle formula des « directives à l'intention des médecins en ce qui concerne la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants en relation avec la détention et l'emprisonnement ». Son article 5 stipule : « Lorsqu'un prisonnier refuse toute nourriture et que le médecin estime que celui-ci est en état de formuler un jugement conscient et rationnel quant aux conséquences qu'entraînerait son refus de se nourrir, il ne devra pas être alimenté artificiellement. La décision en ce qui concerne la capacité du prisonnier à exprimer un tel jugement devra être confirmée par au moins un deuxième médecin indépendant. Le médecin devra expliquer au prisonnier les conséquences que sa décision de ne pas se nourrir pourraient avoir sur sa santé ».

* 2160 La première version de ce document, modifiée par le directeur de l'Administration pénitentiaire en personne comme en atteste le projet, était nettement plus restrictive : « Dès lors que la vie du gréviste lui semblera en danger, même si ce dernier n'a pas perdu conscience ». Document du 18/12/1978 (CAC. 19960136. Art.99 (Extraits). Dossier K 363). Il semblerait que ce document, nommé « engagement de service » fut signé uniquement par quelques praticiens ayant des postes clefs. On en trouve ainsi un exemplaire dans le dossier de carrière du médecin-chef de l'Hôpital de Fresnes (CAC. 199405111. Art.90)

* 2161 GOLPAYEGANI Behrouz, L'humanisation de la peine privative de liberté, op.cit., p.445.

* 2162 « Elaborer au niveau mondial une éthique de la médecine en prison », Le Quotidien du Médecin, 1/12/1978.

* 2163 MERGER Robert, « Quelle doit être la conduite d'un médecin devant une personne faisant la grève de la faim ? », document ronéotypé, 16 pages (CAC. 19960136. Art.99 (Extraits). Dossier K 362). Cette conclusion est reproduite dans le Bulletin de l'Académie nationale de médecine, 1977, 161, n°5.

* 2164 TROISIER Solange, Une sacrée bonne femme, op.cit., p.269.

* 2165 NAU Jean-Yves, « Des militants corses grévistes de la faim sont placés sous perfusion contre leur volonté », Le Monde, 4-5/01/1981.

* 2166 CASTERET Anne-Marie, « Les médecins de Fresnes désavouent l'administration pénitentiaire », Tonus, n°540, 16/01/1981.

* 2167 Le Conseil de l'Ordre publie un fascicule « Liberté du malade, indépendance des médecins » où il est précisé que « le médecin ne peut rien entreprendre sans le consentement du sujet et contre sa volonté tant que celui-ci n'est manifestement pas en danger de mort. À partir du moment où l'état de faiblesse est tel que la vie est menacée à brève échéance et sans nécessairement attendre la perte de connaissance, le devoir du médecin est de prescrire l'hospitalisation et de donner les soins qui s'imposent » (Le Quotidien du Médecin, 22/04/1981).

* 2168 CASTERET Anne-Marie, « Les médecins de Fresnes désavouent l'administration pénitentiaire », art.cit.

* 2169 ESCOFFIER-LAMBIOTTE Claudine, « Droits de l'homme et déontologie », Le Monde, 20/05/1981.

* 2170 « Grèves de la faim en prison : l'acte médical peut-il être violent ? », Le Quotidien du Médecin, 21/12/1982.

* 2171 « Ils m'ont attrapé, et m'ont lié sur la chaise roulante pour me conduire à la cellule de perfusion. Arrivé là bas, je n'ai pas voulu accepter la perfusion, on m'a jeté sur le lit. Je tremblais. Puis ils sont allés chercher une camisole. On m'a entravé les chevilles en serrant sur les os autant qu'on pouvait. Puis, on m'a passé une grosse ceinture sur le ventre en m'attachant par le bas du lit. Ensuite, on m'a passé une autre ceinture sur l'estomac, une ceinture très épaisse, avec du fer et des vis. Deux serre poignets ont emprisonné mes poignets sur l'estomac [...] L'infirmière ne pouvait pas me piquer dans cette position, on m'a donc détaché un bras. Deux matons maintenaient ce bras pendant que l'infirmière me piquait. À la fin, j'ai tiré sur les tuyaux, l'infirmière m'a giflé. Je ne pouvais pas faire un mouvement. J'ai été perfusé le mardi après midi et toute la journée du mercredi. J'ai souffert comme jamais je n'aurai pensé » (Tonus, n°540, 16/01/1981).

* 2172 NAU Jean-Yves, « Grève de la faim et déontologie médicale », Le Monde, 15/01/1981.

* 2173 « L'Ordre : le médecin pénitentiaire reste soumis au Code de déontologie », Le Quotidien du Médecin, 9/11/1982.

* 2174 MANGEON Jean-Philippe, « Attitudes médicales devant les grèves de la faim », art.cit., p.118.

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"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon