WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

( Télécharger le fichier original )
par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

ANNEXE 9 : « LE FROID PÉNITENTIAIRE » : LE NÉCESSAIRE TÉMOIGNAGE D'UNE PSYCHOLOGUE CONFRONTÉE A L'INERTIE PÉNITENTIAIRE

Simone Buffard est psychologue à Lyon dans les années cinquante2037(*). Elle a un grand intérêt pour la criminologie et a pour ami Louis Roche, Professeur de médecine légale. Il lui propose en 1961 d'effectuer des expertises à la M.A de Lyon auprès des « relégués »2038(*). Arrêtée durant l'occupation, sans être incarcérée, elle est sensible à la question de l'enfermement : « C'est vrai que pour moi la prison ça représentait quelque chose de plus inquiétant que peut-être pour quelqu'un qui n'aurait pas connu la guerre ». Simone Buffard est alors en poste à l'hôpital et suit des formations sur les psychothérapies de groupe alors en plein développement. Daniel Gonin, médecin aux M.A de Lyon, lui propose de mettre en place avec lui un tel dispositif en détention ce qui l'amène à intervenir une fois par semaine à la prison. Elle est alors la première psychologue à intervenir en France : « On ne savait pas cependant comment la rémunérer. Et finalement on l'a payé avec l'indice qui correspondait au jardinier. Parce qu'à Lyon sur le béton on n'en avait pas besoin. Et donc ça l'amusait d'être considérée comme jardinière [rires] »2039(*).

Entre 8 et 10 détenus sont réunis dans une pièce en l'absence de surveillants pour discuter librement. Les thérapeutes se heurtent cependant à toutes sortes de résistances de la part de l'Administration : « Cela se manifesta au plan matériel par une suite de mesures contradictoires : tantôt la porte de la salle de réunion était agrémentée d'une vitre ou percée de trous, puis rebouchée, tantôt elle était battante, puis fermée à double tour ; on demandait innocemment aux détenus si les réunions étaient intéressantes, ou bien on oubliait qu'ils faisaient partie du groupe »2040(*). L'un des effets attendus de ces groupes par la direction pénitentiaire est une diminution de l'agressivité des détenus. « Eux ce qu'ils voulaient en somme, c'est que les agités [ne] le soient plus, que les violents le soient plus... En clair, que nous contribuions à la tranquillité de la prison ! », observe aujourd'hui Daniel Gonin. Simone Buffard réalise assez rapidement que ces groupes ne peuvent avoir le même but qu'en milieu hospitalier car ses « interventions se placent dans un milieu non pas neutre et encore moins soignant, mais antithérapeutique »2041(*).

Parallèlement à ces groupes de psychothérapie en détention, Simone Buffard attache beaucoup d'importance à disposer de nombreuses autres activités en dehors de la prison : elle travaille au service des urgences à Lyon du Pr Roche, elle enseigne dans le cadre du certificat de criminologie ainsi qu'à l'école de la magistrature. Mai 68 lui apparaît comme « quelque chose de très positif » notamment à la faculté de médecine où elle s'occupe de « réunions improvisées ». Appartenant aux jeunesses socialistes puis trotskiste, elle prend cependant ses distances à l'égard de ce qui lui semble être exagéré : « Y avait des choses pas bonnes non plus. Je suis, bien que je ne sois pas juriste, extrêmement partisane de la loi. Je pense que sans la loi c'est la jungle ». Appartenant à la gauche laïque, militante des droits de l'homme (elle fut pendant longtemps membre d'Amnesty international) elle suit avec intérêt les mobilisations des militants de la cause carcérale. Son expérience de la prison l'a cependant amené à rompre avec une vision plus politique de la détention, faisant des détenus uniquement des opprimés :

« Par contre ce que j'ai appris... J'en avais beaucoup parlé avec Hochmann [autre praticien travaillant en détention] qui avait le même point de vue. On avait eu tous les deux l'illusion au moment où on pénétrait dans ce monde trop dur et même cruel... On avait l'illusion que la plupart des délinquants étaient en révolte contre la société. C'était le fameux mythe soixante-huitard qui était déjà présent bien avant Mai 68. Et puis on s'est aperçu que les gens qui étaient en prison étaient des profiteurs. Qu'ils n'étaient pas du tout révolutionnaires... Au contraire ! Dont le seul but dans la vie était de profiter des autres... Ça nous avait fait une grosse douche ».

Simone Buffard lit alors avec attention les ouvrages de Michel Foucault qui lui semblent en partie « visionnaires » et en adéquation avec ses propres problématiques, même si elle ne partage pas ses conclusions qui lui paraissent « extrêmement simplistes ». Elle fait également à cette époque la connaissance par hasard de Jean-Marie Domenach qu'elle considère comme trop idéaliste : « J'ai l'impression qu'il était un peu sur l'idée que les délinquants étaient des opprimés de la société et qu'ils étaient en révolte sur la société ». Ce dernier l'encourage alors à écrire un ouvrage sur le monde carcéral se basant sur son expérience de psychothérapeute et l'aide à le publier au Seuil. La proposition la convint par « désir de changer les choses » : « Je me disais que c'est pas possible d'avoir une expérience et de pas l'utiliser [...] C'était vraiment dans un souci d'efficacité ».

Son livre, Le froid pénitentiaire, parait en 1973 et connaît une bonne diffusion médiatique durant les révoltes de 19742042(*). Elle est l'invitée de l'émission de Jacques Chancel et L'Express publie de larges extraits de son ouvrage. Simone Buffard n'y développe pas un violent réquisitoire contre l'Administration pénitentiaire. Sur un ton relativement froid, proche de la clinique, elle décrit, sans jamais recourir au registre de la scandalisation, les effets de l'incarcération sur le corps mais aussi les difficultés auxquelles se heurtent les soignants. Elle expose également ses interrogations quant à la signification de son intervention en milieu carcéral qu'elle justifie par son rôle de témoin. Le froid pénitentiaire est peut-être ainsi moins un acte militant que le nécessaire témoignage d'un professionnel dont la conscience est tiraillée entre des obligations inconciliables :

« La question que nous pouvons nous poser comme cliniciens, et que certains d'entre nous ont résolu par le départ, est celle du sens de notre travail dans la prison - et même dans tout le service pénal. Qu'est que nous voulons faire et qu'est-ce que nous faisons réellement ? Notre présence est-elle utile ? Ou bien servons-nous d'alibi ou de caution à un système bloqué ou fondamentalement mauvais ? Si je savais la réponse, je n'aurai pas écrit ce livre. Il est trop simple de se contenter des résultats individuels dont j'ai pu faire état et de se donner bonne conscience avec le sentiment du devoir accompli et la gloire de quelques guérisons. Mais quitter ce service public si démuni, n'est-ce pas l'appauvrir encore et laisser sans recours la souffrance des hommes ? Il y a des moments et des lieux où le doute n'est plus permis [...] Je voudrais au contraire ouvrir cette marmite, car comment espérer changer une réalité inconnue ou cachée ? Le premier devoir de ceux qui vivent au centre de cette réalité est d'en témoigner devant l'ensemble de la Cité »2043(*).

Bien que spécifique, cet exemple présente les difficultés auxquelles sont confrontés certains soignants pénitentiaires et la façon dont ils tentent d'y faire face : le témoignage est ainsi pour quelques uns une façon de justifier leur présence en milieu carcéral, malgré les doutes quant à leur utilité.

* 2037 Simone Buffard, psychologue de 1961 à 1984 à la M.A de Lyon. Entretien réalisé le 16/02/2006. Durée : 3h00.

* 2038 La relégation est une pratique née de la loi Waldeck-Rousseau, alors ministre de l'Intérieur, de 1885 consistant à reléguer de manière perpétuelle certains récidivistes. Exécutée d'abord au bagne de Cayenne et en Nouvelle-Calédonie, cette pratique s'effectue en métropole de 1938 à 1970, année de sa suppression (VIMONT Jean-Claude, « Les dossiers judiciaires de personnalité et la Réforme pénitentiaire (1945-1970) » in BANTIGNY Ludivine et VIMONT Jean-Claude (dir.), Sous l'oeil de l'expert, Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre (PURH), 2010, pp.147-164).

* 2039 Daniel Gonin, psychiatre travaillant comme généraliste à la M.A de Lyon de 1962 à 1989. Entretiens réalisés les 25/02/2008, 10/03/2008, 26/03/2008. Durées : 2H ; 2H ; 2H.

* 2040 BUFFARD Simone, Le froid pénitentiaire, Paris, Le Seuil, 1973, p.198.

* 2041 Ibidem, p.200.

* 2042 Le succès de cet ouvrage s'explique également par le sous-titre de ce livre (« L'impossible réforme des prisons ») et la 4ème de couverture, explicitement abolitionniste, alors qu'avait lieu une grande réforme des conditions de détention par le nouveau Président de la république.

* 2043 BUFFARD Simone, Le froid pénitentiaire, op.cit, pp.211-213.

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Et il n'est rien de plus beau que l'instant qui précède le voyage, l'instant ou l'horizon de demain vient nous rendre visite et nous dire ses promesses"   Milan Kundera