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Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

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par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

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Section 2 - Le « décloisonnement » des services de santé pénitentiaires : la perte d'un monopole carcéral ?

Au cours des années soixante-dix est progressivement défendue l'idée, d'abord par les professionnels et les militants de la prison puis par les sciences pénitentiaires puis enfin par les autorités politiques, d'une ouverture progressive de la prison au reste de la société. Ce phénomène qualifiée tantôt de « décloisonnement », tantôt de « désenclavement » ou parfois plus simplement d'« ouverture », n'est pas spécifiquement français. Il est également l'objet d'une réflexion au niveau européen. En attestent les « règles minima pour le traitement des détenus » adoptées par le Conseil de l'Europe en 1973, qui indiquent que « le traitement ne doit pas mettre l'accent sur l'exclusion des détenus de la société mais, au contraire, sur le fait qu'ils continuent à en faire partie » (article 6-2)634(*). Il est notamment « recommandé », à cette fin, de « recourir, dans la mesure du possible, à la coopération d'organismes de la communauté » et ce notamment dans le domaine de la santé (article 21-1) et de l'instruction (article 78-2). La prudence employée par le Conseil de l'Europe dans la formulation de cette recommandation traduit la sensibilité que revêt alors pour les gouvernements la question de la prise en charge des détenus, notamment en matière de soins.

Si l'idée d'un transfert de tutelle auprès du ministère de la Santé est évoquée dans plusieurs pays, elle se heurte cependant à la crainte des Administrations pénitentiaires d'être dépossédées de l'une de leur principale prérogative. Ces réticences permettent de comprendre le flou entourant la politique d'« ouverture » adoptée par la France en matière pénitentiaire dont on propose de restituer l'origine. Apparu comme une revendication des professionnels de santé, le terme de « décloisonnement » est développé par les militants de la cause carcérale et les sciences pénitentiaires selon des acceptions très différentes. La politique giscardienne de libéralisation s'en inspira dans sa réforme de la condition pénitentiaire tout en lui préférant les termes de « désenclavement » ou d'« ouverture » (1). En matière de soins aux détenus, où le « décloisonnement » fut l'une des principales revendications professionnelles, le projet d'un transfert de compétence auprès du ministère de la Santé se heurta cependant à la volonté du nouveau Médecin-inspecteur, Solange Troisier, de faire de la médecine carcérale une discipline spécifique (2). C'est dans le domaine d'action de l'Administration pénitentiaire le plus contesté, les soins psychiatriques, que le « décloisonnement » fut mené à son terme par l'intégration de la psychiatrie pénitentiaire au dispositif de santé mental national (3).

1. Le « décloisonnement », entre revendication professionnelle et politique publique : la polysémie d'un concept

« La ville, c'est comme un grand rond dont le centre est occupé par ceux qui ont de l'argent, le savoir, le pouvoir. Elle expulse peu à peu vers l'extérieur ceux qui ont moins d'argent, point de chance et cela fait les banlieues de béton et les cités-dortoirs. Elle repousse de plus en plus loin ceux qui sont en marge et ils commencent à lui faire peur. Alors, elle les enferme. Et quand tout a raté ; la ville verrouille les portes de ses prisons sur ceux qui n'en pouvaient plus de ne pas avoir de chance. Car la ville ne pardonne pas à ceux qui ne sont pas au centre du rond, d'avoir voulu se rapprocher de celui-ci »635(*).

Il n'est pas aisé de retracer la trajectoire d'une idée. D'après les recherches effectuées, le terme de « décloisonnement » eu égard à l'institution carcérale apparaît pour la première fois très précisément au sujet de la médecine pénitentiaire. Déjà en 1969, à l'occasion du 10ème congrès français de criminologie, le Pr Marcel Colin évoquait l'idée de décloisonnement sans toutefois en citer le terme précis : « La prison doit s'ouvrir vers la Cité [...] Il faut "laïciser" et donner un caractère anti-autarcique à la prison et, à ce propos, l'on peut se réjouir de la prise en charge par les instances hospitalières civiles de certains traitements de détenus en milieu carcéral »636(*).

Lors du congrès de médecine de 1972 au cours duquel l'Administration est fortement contestée637(*), le mot « décloisonnement » est utilisé à plusieurs reprises afin de promouvoir une plus grande intégration des praticiens au ministère de la Santé. A partir du constat de l'écart grandissant avec la médecine hospitalière, le Dr Laffont des prisons de Fresnes préconise « le décloisonnement des structures hospitalières pénitentiaires de type autarcique par l'institution d'une liaison effective et permanente avec les C.H.U »638(*). Sans se référer à cette expression, le Dr Petit, médecin-chef de l'Hôpital de Fresnes, va plus loin en proposant dans des termes proches un transfert de tutelle : « Je crois très sincèrement que l'hôpital des prisons, propriété exclusive du ministère de la Justice, a vécu. Il faut le sortir de son isolement. C'est au ministère de la santé de prendre en charge un tel hôpital [...] Au moment où l'Administration parle de milieu ouvert, pourquoi ne pas imaginer cette "ouverture médicale" ? »639(*). Lors du même congrès, le Dr Pickering expose le fonctionnement des services médicaux des prisons britanniques travaillant avec le National health service. Le congrès, enfin, s'achève par la rédaction d'une motion finale proposant « le décloisonnement des systèmes sanitaires et pénitentiaires en vue de leur ouverture aux structures hospitalières, dans le sens d'une intégration réciproque » (LM, 5/12/1972).

Le recours à cette expression traduit la volonté des différents praticiens de ne pas être exclus du secteur médical, notamment hospitalo-universitaire, déjà exprimée lors du congrès de Marseille de 1970 au cours duquel les médecins avaient affirmé « que la personnalité et la santé d'un détenu ne sont pas seulement du ressort de l'administration pénitentiaire mais de celui du corps médical et du ministère de la Santé »640(*). Prédomine en effet à ce moment parmi les médecins exerçant en prison l'idée que les autorités sanitaires se désintéresseraient de leur situation, laissant ainsi fonctionner l'Administration pénitentiaire de manière « autarcique » : « Un hôpital comme celui de Fresnes qui comporte 300 lits, un bloc opératoire moderne, un laboratoire, des installations de radiologie, des salles d'accouchement est ignoré par le ministère de la Santé et n'a jamais été inspecté », s'étonne un médecin dans un journal médical641(*). Le « décloisonnement » répondrait ainsi au besoin de reconnaissance ressenti par beaucoup de praticiens refusant d'être assimilés à des sous-médecins. En atteste le responsable du service de médecine pénitentiaire des prisons de Lyon :

« Le Service de Santé Pénitentiaire, en dépit de l'aide qui lui est apportée par la Direction de l'Action Sanitaire et Sociale pour le dépistage des fléaux sociaux, vit encore en économie fermée, ce qui était parfaitement concevable il y a un siècle, mais est incompatible avec l'interdépendance actuelle des services qui condamne à l'isolement et à l'autarcie. Souvent ignorée ou isolée du reste de la Communauté-Santé, la médecine pénitentiaire, au sein même du service pénal, est exposée à l'enkystement, au cloisonnement des activités diverses, à la submersion dans les activités administratives »642(*).

Apparu dans le contexte spécifique de la médecine pénitentiaire, le terme de « décloisonnement » s'étend rapidement à propos de l'ensemble de l'institution carcérale sous l'action des associations de professionnels de la prison qui en font explicitement l'un de leurs objectifs643(*). Ce terme semble cependant doté de nombreuses significations. Pour le Groupe multiprofessionnel sur les questions pénitentiaires (GMQP), qui se donne pour but de « Critiquer », d'« Agir » et de « Décloisonner », il recouvre une démarche de mise en relation entre les différents intervenants présents en détention : « Les professionnels du système pénitentiaire sont réduits à l'impuissance. Ils travaillent isolément ; ils s'épuisent, chacun dans sa petite sphère [...] Il fallait se dégager d'un tel climat, se retrouver en dehors des institutions pour se parler, redire et raconter la prison »644(*). L'association offre à des individus isolés dans leur pratique professionnelle et confrontés à des contraintes similaires l'opportunité de se rencontrer et d'initier une démarche commune. Elle représente ainsi, selon son fondateur, « un lieu de communication qui permet de décloisonner la vie professionnelle de chacun » au-delà des secteurs d'intervention respectifs (médical, éducatif, associatif, etc.)645(*). C'est dans l'objectif d'un décloisonnement que les membres du GMQP tentent d'entrer en contact avec le directeur d'établissement, le juge d'application des peines ou encore le procureur général de Lyon.

D'une façon semblable, le Groupe multiprofessionnel des prisons de Paris (GMP) rassemble des travailleurs de la Justice pénale, exerçant « avant, pendant et après la prison », « réunis pour essayer de décloisonner le système » (Bulletin du GMP, n°3, 05/1975). Contrairement à son équivalent lyonnais, le GMP choisit de s'institutionnaliser à travers une structure associative. En outre, tandis que le GMQP conserve une ambition locale, l'association parisienne ambitionne de promouvoir le décloisonnement à une échelle nationale, voire européenne. Passant outre les cloisonnements imposés par l'institution, le GMP édite ainsi un bulletin constitué essentiellement de documents administratifs (une circulaire relative à la délivrance de certificats de travail aux libérés ou le règlement intérieur des prisons de Fresnes) afin d'informer les différents professionnels exerçant en milieu carcéral646(*). Outre cette coopération entre professionnels de la Justice également présente au sein du groupe lyonnais, le GMP voit dans le « décloisonnement » un moyen de questionner le rôle de l'institution carcérale. Afin de « décloisonner prison et opinion » et de remédier ainsi au « fossé d'incompréhension dû à l'immense méconnaissance » qui sépare les victimes des coupables, l'association participe à plusieurs émissions télévisées au cours desquelles la prison est présentée comme une réalité quotidienne, et ce à l'encontre de la représentation dominante : « un continent lointain qui ne concernerait que quelques initiés ». Le décloisonnement, entendu ici comme l'abattement du « mur de la mise à l'écart », aboutirait à terme à « la "disparition de la prison" » (Bulletin du GMP, 07-08/1975). Pour le GMP, le décloisonnement est ainsi un mouvement opéré entre les différents intervenants de la détention mais aussi entre le dedans et le dehors afin de mettre fin à l'isolement qui caractérise l'institution carcérale.

Revendication des médecins pénitentiaires puis mot d'ordre des associations de professionnels de la prison, le « décloisonnement » est simultanément un objet de réflexion des sciences pénitentiaires dans le cadre de la recherche de nouvelles politiques pouvant porter remède au constat d'échec de la prison formulé alors. Au cours de la première séance consacrée par la Société générale des prisons (SGP)647(*) au thème du « décloisonnement de l'Administration pénitentiaire », le rapporteur, Jacques Vérin, souligne que puisque « le dépeuplement souhaitable des prisons sera fort long », il est utile d'« étudier les moyens d'améliorer la situation pénitentiaire actuelle, tout en évitant que les solutions proposées ne contribuent à pérenniser la prison. L'un de ces moyens, que l'on a souhaité mettre à l'étude au cours des prochaines réunions de notre société, a été baptisé, non sans beaucoup d'hésitation, le décloisonnement de l'Administration pénitentiaire, appellation qui laisse un peu perplexe »648(*). Au cours de son exposé, ce magistrat, secrétaire général de la Société internationale de criminologie, attribue à cette notion une définition sensiblement différente de celle des militants de la cause carcérale. « Bien qu'elle s'appuie aussi sur la nocivité et l'incongruité de cette coupure avec la société que constitue l'emprisonnement », la notion de décloisonnement ne désigne pas pour Jacques Vérin, qui prend l'exemple des prisons anglaises649(*), la coupure instaurée avec la vie extérieure mais la responsabilité des autres ministères dans la prise en charge des détenus : « Elle ne s'adresse pas tant à l'Administration pénitentiaire qu'à la société elle-même et aux autres administrations publiques [...] Ainsi, ce que nous entendons par décloisonnement, c'est un rappel de tous les services de la société à leurs responsabilités dans le "traitement" des délinquants condamnés »650(*). Si le rapporteur observe que le détenu malgré l'incarcération « n'en continue pas moins à faire partie de la société », c'est pour conclure à « une véritable responsabilité qui demeure à la charge de chaque service public ». Ainsi, au terme de cette conception de l'incarcération, chaque ministère se verrait rappeler sa responsabilité dans le traitement des détenus, de sorte que l'existence d'une administration spécialisée ne les conduise pas à s'en désintéresser. La santé serait d'ailleurs l'un des secteurs « privilégiés » de cette politique selon Jacques Vérin :

« L'autarcie pénitentiaire présente ici des dangers évidents qui ont été maintes fois dénoncé dans tous les pays : danger d'une médecine coupée des courants scientifiques et ne profitant pas des avancées réalisées à l'extérieur, danger d'une médecine au rabais tenant à la pénurie chronique des moyens, tenant a priori les malades pour des simulateurs [...] Il conviendrait que le ministère de la Santé se sente responsable de la santé des détenus comme de tous les autres habitants du pays et décide, de concert avec les autorités pénitentiaires, de l'organisation des soins la mieux adaptée à la situation particulière des détenus »651(*).

Ce décloisonnement, qualifié d'« horizontal » par Jean Pinatel652(*), qui consiste à attribuer à chaque ministère le champ de compétence qui lui appartient, présente cependant deux risques aux yeux des participants. Est tout d'abord défendue l'idée que la question carcérale formerait un tout qu'on ne pourrait découper en autant de spécialités (social, sanitaire, éducation, travail) au risque d'en perdre la cohérence. C'est ainsi que Paul Amor, premier DAP à la Libération, justifie son opposition « au dessaisissement de l'Administration pénitentiaire au profit d'autres administrations » : « L'Administration pénitentiaire forme un ensemble : il n'apparaît guère possible d'en détacher telles ou telles branches pour en confier la responsabilité à d'autres administrations »653(*). Pour prévenir cette objection, Jacques Vérin observe que les différents ministères ne seraient pas pour autant « maîtres de leurs décisions » puisque leur intervention s'exercerait sous la tutelle d'une « autorité coordinatrice spécialisée », le décloisonnement ne pouvant ainsi être assimilé à une « dépossession » de l'Administration pénitentiaire654(*).

Est d'autre part soulevé le risque de déclassement des surveillants qu'entraînerait ce transfert de compétence. Ainsi, lors d'une séance consacrée au décloisonnement des activités éducatives et culturelles, le rapporteur, M. Laplace, se demande « si le caractère "gratifiant" de la mise en oeuvre de ces activités doit être refusé au personnel de l'Administration pénitentiaire »655(*). Au-delà de la (dé)valorisation du métier de surveillant, la question sous-jacente au débat est de déterminer si la spécificité du secteur pénitentiaire justifie que tous les personnels travaillant en prison relèvent du ministère de la Justice. Bien que les participants s'accordent à reconnaître l'utilité d'une intervention extérieure, beaucoup mettent en avant le risque d'incompétence ou de désintérêt des autres ministères à l'égard des détenus. Remémorant les conditions de création d'un corps d'infirmières et d'assistantes sociales pénitentiaires à la Libération, Paul Amor conclut que « le nombre de détenus -30.000- est trop faible par rapport à l'ensemble de la population française pour que ces administrations attachent un grand intérêt à la population pénale », avant d'ajouter qu'il est « opposé au dessaisissement de l'Administration pénitentiaire au profit d'autres administrations pour tel ou tel domaine particulier »656(*). Jacques Vérin écarte une nouvelle fois cette objection en soulignant que le décloisonnement « ne consisterait pas, pour un autre service public, à fournir un contingent de ses propres spécialistes à l'administration pénitentiaire mais, ce qui représenterait un effort bien plus considérable, à procéder à une réflexion commune débouchant sur la formation appropriée du personnel même de l'administration pénitentiaire »657(*).

Ainsi, si tous les participants semblent partager l'idée, exprimée par Marc Ancel, que les pouvoirs publics doivent conduire l'opinion à considérer que c'est la société toute entière qui est concernée, qui doit prendre en charge les détenus pour les ramener en son sein »658(*), ce consensus recouvre de fortes divergences quant à la forme que doit prendre ce « décloisonnement ». Tandis que certains sont favorables à l'intervention du personnel des différents ministères, d'autres jugent préférable la formation des membres de la DAP. Initialement présenté comme un transfert de compétence, le décloisonnement serait alors un moyen de mettre à contribution les autres administrations afin de pallier les carences, notamment budgétaires, de l'Administration pénitentiaire.

Plus qu'un désintérêt pour le monde carcéral, les intervenants, et notamment Paul Amor lorsqu'il évoque l'intervention de la Croix-Rouge en 1945, craignent peut-être que l'Administration perde le contrôle de ceux qui interviennent dans ses murs. En effet, la création des premiers postes d'infirmières à la Libération avait posé avec acuité le problème de leur indépendance statutaire659(*). Au sujet du décloisonnement de la médecine pénitentiaire, M. Schweitzer s'inquiète d'ailleurs sur le « droit de contrôle de l'Administration pénitentiaire sur le choix des médecins » : « Si on laissait carte blanche aux C.H.U l'administration n'aurait plus son mot à dire et, à la limite, si le secrétaire général du C.A.P ou du GIP avait la qualité de médecin, il pourrait ainsi avoir ses entrées dans un établissement pénitentiaire »660(*). Face aux inquiétudes des participants, Jacques Vérin tient d'ailleurs à rappeler qu'il n'est pas question à travers le décloisonnement que le ministère de la Justice se dessaisisse au profit de services extérieurs :

« Ce n'est pas du tout ce que nous envisageons. L'Administration pénitentiaire restera maîtresse chez elle, mais nous entendons placer les autres services publics en face de leurs responsabilités de façon qu'ils se sentent concernés, eux aussi, par les problèmes des prisonniers [...] Ce que nous souhaitons, c'est faire disparaitre le réflexe qui conduit à dire : "C'est un délinquant, son sort concerne l'Administration pénitentiaire, il ne nous regarde plus" »661(*).

Au cours de la réunion, Jean Pinatel défend pour sa part un décloisonnement « vertical » selon lequel chaque ministère serait intégralement compétent pour l'exécution des peines selon les publics concernés : les détenus toxicomanes ou mentalement anormaux seraient placés dans des établissements relevant exclusivement du ministère de la Santé, les pénitentiaires agricoles seraient sous l'autorité du ministère de l'Agriculture et les prisons-écoles sous l'autorité de l'Education nationale662(*). Un visiteur de prison propose enfin de mettre fin à « un cloisonnement qui est une source de problèmes pour beaucoup de détenus : la privation de rapports sexuels »663(*).

Suffisamment vague pour permettre l'émergence d'un consensus, l'expression de « décloisonnement » est critiquée par tous les membres de la Société générale des prisons du fait de son ambiguïté. Tandis qu'une intervenante, Melle Marx, juge le terme « dangereux » en raison de son sens littéral, le magistrat Georges Levasseur remarque qu'il « peut laisser penser qu'il s'agit de faire tomber les murs et les portes des prisons pour permettre des échanges dans tous les domaines, y compris dans le domaine sexuel »664(*). Si cette expression est employée, c'est parce que, conclut le secrétaire général Bernard Dutheillet-Lamonthezie, aucune autre n'a été trouvée pour la remplacer.

Initialement apparu en tant que revendication des médecins pénitentiaires, le terme de « décloisonnement » s'étend progressivement pendant le milieu des années soixante-dix à l'ensemble de l'institution carcérale dans deux cadres distincts. Conçu comme un moyen de redonner à la peine tout sa légitimité par les sciences pénitentiaires, le décloisonnement devient le mot d'ordre de professionnels désireux d'échapper à l'hégémonie de l'Administration pénitentiaire, voire pour certains de mettre fin à l'incarcération elle-même. Cette pluralité de sens explique peut-être que ce terme ne soit pas réemployé par le ministère de la Justice dans la description de la nouvelle politique pénitentiaire giscardienne, les expressions « désenclavement » et « ouverture » étant ainsi privilégiées par les autorités politiques. L'idée sous-jacente dans le discours libéral prononcé par Jean Taittinger que la prison « fait partie intégrante de la société » est qualifiée de « désenclavement » (LM, 9/03/1974). Lors de la réforme voulue par Valéry Giscard d'Estaing, et dont l'une des mesures clefs est la suppression de la communication du casier judiciaire à l'employeur qui en fait la demande, Philippe Boucher remarque ainsi que « schématiquement, il s'agit de "désenclaver" la prison, de la réinsérer dans l'ensemble pénale de protection sociale dont elle n'aurait jamais dû être écartée » (LM, 31/07/1974). Le garde des Sceaux, Jean Lecanuet, décrit dans des termes proches cette idée d'ouverture de la société face aux détenus : « Ce que tout le monde doit comprendre, c'est que la prison n'est pas en dehors de la Cité, mais qu'elle fait partie de la Cité ; que les détenus sont [...] des hommes qui ne sont pas foncièrement différents des autres. Les détenus ne doivent pas être considérés comme des "exclus" » (La Croix, 9/08/1974). Quelques années plus tard, son successeur, Alain Peyrefitte, déclare que « l'ouverture de la prison sur l'extérieur est l'une des conditions indispensables pour la réalisation de toute politique de réinsertion sociale » (LM, 12/11/1977). Bien que réduite à sa plus simple expression, il semble que l'idée d'ouverture ou de désenclavement puise ses origines dans la réflexion apparue dans la première moitié des années soixante-dix sur le décloisonnement de l'institution carcérale sans pour autant que celle-ci soit érigée en nouveau référentiel, au sens de B. Jobert et de P. Muller, de la politique pénitentiaire. Le fait que le « décloisonnement » ne devienne le mot d'ordre du ministère de la Justice que lors de l'accession de la gauche au pouvoir en 1981 souligne les connotations politiques de ce terme, peut-être considéré comme trop polémique car revendiqué par certains militants de la cause carcérale. En dépit d'une certaine ouverture de la prison à la société, que concrétise la réforme de la condition pénitentiaire de 1974, l'idée d'un transfert de responsabilité de certaines compétences à d'autres ministères fait l'objet de vives controverses au sein de l'Administration pénitentiaire, comme en atteste le projet de réforme, ajourné, de la médecine pénitentiaire.

* 634 La résolution n°73-5 adoptée par le Conseil de l'Europe le 19 janvier 1973 était la première adaptation au niveau européen des règles minima adoptées par les Nations-Unies en 1955. Elles ont été depuis redéfinies en 1987 puis en 2006.

* 635 CIMADE, ARAPEJ, « La prison dans la ville : exposition à la Fête de l'Humanité 1978 ». Cité dans LE NEZET Marie Pierre, La régression de la politique pénitentiaire depuis 1975, DEA d'Etudes politiques, Université de Rennes, 1980.

* 636 COTTRAUX, BOISSENIN, « Compte-rendu des travaux de la section » in Association française de criminologie, Le traitement dans le service pénal. Perspectives nouvelles, Paris, Masson, 1970 p.86.

* 637 Cf. Encadré : « Une prise de parole interne difficile : l'exemple du congrès de médecine pénitentiaire de Strasbourg de 1972 ».

* 638 « Rapport de l'Administration pénitentiaire pour l'année 1972 », dans RPDP, 10-12/1973, pp.645 et suiv.

* 639 DAP, Journées européennes de médecine pénitentiaire, op.cit., pp.25-26.

* 640 « Journées de médecine pénitentiaire de Marseille », Instantanés criminologiques, n°12, 1971, p.22.

* 641 MOREAU, « Médecin de prison : un "civil" à tout faire au royaume de l'absurde », Tonus, 14/08/1972.

* 642 COLIN Marcel, « Introduction », Cahiers Laënnec, n°2, juin 1971, p.4.

* 643 Cf. Chapitre 2 - Section 1-2 : « De la revendication du droit à la mobilisation des professionnels de la prison ».

* 644 Groupe multiprofessionnel sur les questions pénitentiaires, op.cit., p.11.

* 645 LOCHEN Axel, « Le Groupe Multiprofessionnel sur les Questions pénitentiaires », Esprit, 11/1979, p.67.

* 646 Cette dimension informative semble très appréciée des lecteurs du Bulletin comme en témoignent quelques courriers. Une avocate affirme ainsi qu'elle souhaite se « servir de [la] circulaire sur les suicides pour défendre un dossier. Continuez à nous donner des documents de ce type, cela nous est très utile... » tandis qu'un aumônier écrit : « Votre bulletin est très bon. Continuez surtout à publier des documents. Les baratins on sait les faire. Les documents on ne peut pas se les procurer » (Bulletin du GMP, n°4, 07-08/1975).

* 647 Fondée en 1877, la SGP est une « association d'initiative gouvernementale » qui va servir de laboratoire d'idées aux différentes réformes pénitentiaires notamment pendant la période républicaine (Cf. KALUSZYNSKI Martine, « Réformer la société. Les hommes de la Société générale des prisons 1877-1900 », Genèses, Etatisations, n° 28, sept. 1997, pp.75-93).

* 648 « Le décloisonnement de l'administration pénitentiaire et des autres administrations publiques », RPDP, 01-03/1974, p.12.

* 649 Dans son allocution, Jacques Vérin cite l'exemple la prise en charge de la lecture en prison en Grande-Bretagne où « l'autorité municipale continue à considérer les détenus comme des lecteurs auxquels elle fournit les mêmes services qu'à tout autre habitant » (Ibidem, p.16).

* 650 Ibidem, p.14.

* 651 Ibidem, p.18.

* 652 Jean Pinatel (1913-1999) fut à la croisée du monde de la haute fonction publique, en tant qu'Inspecteur général de l'administration au ministère de l'Intérieur, et du monde de la recherche en tant que criminologue et Président de la société internationale de Criminologie.

* 653 Ibidem, p.23.

* 654 Ibidem, p.20.

* 655 « L'organisation des activités éducatives et culturelles dans les établissements pénitentiaires doit-elle relever exclusivement de l'administration pénitentiaire ? », RPDP, n°1, 01-03/1975, p.18.

* 656 « Le décloisonnement de l'administration pénitentiaire... », art.cit., p.24.

* 657 Ibidem, p.20.

* 658 « L'organisation des activités éducatives et culturelles... », art.cit., p.27.

* 659 Annexe 16 : « Les craintes de la Pénitentiaire face à un regard médical extérieur : les premières infirmières Croix-Rouge en détention ».

* 660 « Le décloisonnement médico-hospitalier du service de santé pénitentiaire ; Séance de section du 27 avril 1974 », RPDP, 7/09/1974, p.376.

* 661 « Le décloisonnement de l'administration pénitentiaire... », art.cit., p.30.

* 662 « Le décloisonnement de l'administration pénitentiaire... », art.cit., p.22.

* 663 Ibidem, p.24.

* 664 Ibidem, p.27.

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"Il existe une chose plus puissante que toutes les armées du monde, c'est une idée dont l'heure est venue"   Victor Hugo