Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).( Télécharger le fichier original )par Eric FARGES Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013 |
3. La reconnaissance d'un «droit à la santé» et le rattachement des détenus à la Sécurité socialeGeorges Fully : « Les détenus ne sont pas assurés sociaux. Ils perdent leur droit à la Sécurité sociale un mois après leur incarcération. En fait, ils ne bénéficient plus de la Sécurité sociale sitôt après leur incarcération ». Journaliste : « Ceci n'a pour eux plus d'importance puisqu'ils sont soignés ici gratuitement, mais pour leur famille ? ». Fully : « Oui, leur famille se trouve pénalisée indirectement puisqu'elle ne bénéficie plus des droits à la Sécurité sociale et nous le regrettons et nous recherchons d'ailleurs actuellement un système qui permettrait de faire des détenus des assurés sociaux ou tout au moins de maintenir leurs droits » Journaliste : « Car il est injuste, en fait, de pénaliser des familles qui, elles, sont innocentes... » Fully : « Oui, c'est évident ! »586(*). Dans le cadre du mouvement de judiciarisation de la vie carcérale précédemment décrit, le droit à la santé s'affirme comme l'un des principaux droits dont devraient bénéficier les détenus. Sans y faire directement référence, le CPP consacrait dès 1958 le principe de la gratuité des soins. Déjà présente de manière implicite dans les « règles minima » de l'ONU de 1955 (article 26), la nécessité de soigner les détenus est affirmée avec précision dans la résolution du Conseil de l'Europe de 1973. Le principe d'un « droit à la santé » semble alors largement reconnu par les médecins pénitentiaires. « Le détenu a droit aux soins dont il a besoin », écrit ainsi le médecin-chef des prisons de Lyon en 1971587(*). Cette idée est également présente au sein du secteur juridique. Un avocat membre de la Ligue des droits de l'homme, du MAJ et de l'ADDD constate ainsi que « ce droit n'est plus un mythe comme au XIXème siècle. Il a été affirmé par des instances internationales »588(*). Me Varaut s'insurge également contre les « nombreuses violations » dont fait l'objet le « droit à la santé »589(*). Enfin, un Directeur régional des services pénitentiaires n'hésite pas à « salue[r] comme un heureux avènement l'aurore d'une époque où devront être reconnus les droits du détenu, à commencer sans doute par le droit à la santé »590(*).. Ce n'est que plus tard que cette notion apparaît dans les argumentaires des militants de la cause carcérale. En 1973, le C.A.P exige ainsi le « droit à des soins médicaux » incluant « une médecine carcérale non différente de la médecine humaine », « la disposition, pour le Corps médical, de toutes les spécialités pharmaceutiques » et l'« indépendance totale et véritable du service médical vis-à-vis de l'administration pénitentiaire » (Journal des prisonniers, 05/1973). En 1976, le Preservation of the rights of prisoners (PROP), équivalent britannique du C.A.P, définit dans une « charte des détenus » un ensemble de droits (droit de communication avec la presse, droit au mariage, droit d'assister aux obsèques de tout parent proche, droit à une formation professionnelle) dont le « droit de consulter des conseillers médicaux indépendants » ou le « droit aux assurances sociales » (Bulletin du GMP, n°9, 09/1976). Le C.A.P de Fleury-Mérogis affirme au même moment que « la prison n'est pas "la privation de liberté et rien de plus", mais c'est aussi un lieu où même le droit à la santé n'existe plus ! » (Journal des prisonniers, 07/1976). A mesure qu'elle est revendiquée par les professionnels et les militants de la prison, la notion de « droit à la santé » est l'objet d'un travail théorique par les sciences pénitentiaires. Outre une raison « humanitaire », selon laquelle « le détenu n'est plus le grand malfaiteur qu'il faut retrancher de la société »591(*), le droit à la santé est légitimé à partir de deux arguments reposant davantage sur le bénéfice de la société que celui de l'individu. Le maintien des détenus en bonne santé se justifierait tout d'abord au regard de la protection de la collectivité : « Si nous considérons que parmi les détenus se trouvent un grand nombre de personnes incarcérées à titre préventif, qui sortiront éventuellement innocentes après le jugement, l'importance de surveiller avec vigilance la santé des détenus et de soigner leur souffrance en cas de maladies, nous apparaîtra plus clairement »592(*). De même, un médecin pénitentiaire remarque : « Il apparaît évident que la Société n'a aucun intérêt à laisser se dégrader la santé d'individus qui, provisoirement écartés de son sein, sont appelés tôt ou tard à le réintégrer. Les soins risquent alors d'être plus longs et plus coûteux »593(*). C'est en second lieu au regard des objectifs de « reclassement » et de « réadaptation sociale », peu compatibles avec l'absence de soins médicaux, que le droit à la santé est justifié : « Il est naturel qu'on ne pense qu'à ses souffrances physiques et à ses préoccupations psychiques angoissantes, lorsqu'on a une affection physique ou des problèmes d'ordre moral. Aussi pour que le condamné puisse subir le traitement pénitentiaire d'une manière beaucoup plus efficace et satisfaisante, avant tout, il doit être en bonne santé »594(*). L'importance accordée aux soins donnés aux détenus s'accrut d'ailleurs à mesure que la criminologie et les sciences pénitentiaires établirent que « la morbidité est très probablement criminogène : la tuberculose, la syphilis, l'épilepsie, les troubles psychiques et du caractère semblent bien exercer une influence sur la criminalité »595(*). L'idée d'un droit à la santé se justifierait ainsi davantage au nom de la sécurité collective que du bien être individuel. C'est à partir de ce droit à la santé que les conditions d'exercice de la médecine pénitentiaire sont l'objet de critiques de plus en plus récurrentes. Déjà lors du congrès de médecine pénitentiaire de 1968, un médecin de M.A affirme : « Le droit à la santé des détenus ne saurait être remis en cause, et, l'abolition des châtiments corporels ayant été admise, il ne saurait persister une différence de qualité de soins entre les individus malades, qu'ils soient ou non délinquants [...] Les détenus ne bénéficient pas d'une qualité de soins identique à celle à laquelle ils pourraient prétendre en tant qu'assurés sociaux libres. Il existe, de l'avis de tous les médecins pénitentiaires, des restrictions en ce qui concerne l'hospitalisation, le traitement de certaines infirmités »596(*). Dans sa thèse, un interne constate en 1970 : « Il semblerait que le droit aux soins, c'est-à-dire le droit à la santé, soit reconnu actuellement. Il paraît donc surprenant que la population pénitentiaire en soit tenue à part »597(*). Les soins dentaires représentent depuis les années soixante, aux yeux des praticiens exerçant en milieu carcéral, la dimension la plus controversée de la prise en charge médicale des détenus598(*). Un groupe de travail réuni lors du congrès de 1963 décrit l'inégalité de soins entre détenus, selon qu'ils soient riches ou pauvres, comme « une monstruosité sur le double plan médical et social »599(*). Le Dr Gonin voit dans cette « anomalie scandaleuse, régulièrement dénoncée à chaque congrès de médecine pénitentiaire [...] une marque infamante de la prison »600(*) tandis que le responsable du service de santé des prisons de Lyon l'interprète comme la marque d'une « peine privative de soins »601(*). Cette « exception à la gratuité des soins » est ainsi reconnue par la plupart des professionnels de la prison comme une « une entorse au droit de la santé »602(*), posant avec acuité la question de la protection sociale des détenus : « Le bénéfice de la Sécurité sociale est retiré aux détenus et à leurs ayants-droit. Le séjour en prison a donc fréquemment pour conséquence, une chute irréversible du coefficient masticatoire »603(*). Le « droit à la santé » trouve alors sa meilleure expression à travers l'affiliation des détenus à la Sécurité sociale dont ils étaient jusque-là dépourvus604(*). Outre le bénéfice de l'assurance vieillesse et en cas d'accident du travail, la non-affiliation des détenus à l'Assurance maladie est fréquemment mise en cause dans la presse, comme à l'occasion de la démission des trois internes qui rendent ainsi compte de la misère de la médecine pénitentiaire : « La cause ? Les prisonniers ne sont pas pris en charge par la Sécurité sociale et l'administration pénitentiaire n'est pas riche » (LF, 30/11/1972). Le rattachement des détenus au système de protection sociale est un objet de préoccupation depuis longtemps dans plusieurs pays européens. En atteste la résolution adoptée par le Conseil de l'Europe le 1er février 1962 : « Le seul fait de la détention n'altère pas les droits aux prestations de Sécurité sociale acquis par le détenu avant son incarcération »605(*). En Belgique, l'arrêté royal du 3/09/1972 dispense les sortants de prison de la période de cotisation nécessaire pour bénéficier des prestations santé et prévoit la couverture des personnes à la charge du détenu606(*). En France, tandis que cette question était longtemps restée une question administrative, le rattachement des détenus à la Sécurité sociale devient au cours des années soixante-dix une revendication récurrente dans la condamnation du « scandale des prisons »607(*). L'un des principaux arguments justifiant cette réforme est la non-couverture de la famille du détenu, présentée comme une injustice. Se diffuse à cette époque l'idée que la peine n'affecterait pas seulement le condamné mais l'ensemble de ses proches608(*). C'est par conséquent aussi bien au nom de l'individualisation de la peine qu'au nom du droit à la santé que les professionnels judiciaires et pénitentiaires demandent le maintien des prestations de la Sécurité sociale. « Il est également injuste que les détenus cessent de bénéficier du régime de la Sécurité sociale après leur condamnation. La suppression des droits sociaux sanctionne non pas le chef de famille qui est soigné gratuitement, mais sa femme et ses enfants [...] Il est aberrant de ne pas maintenir l'affiliation des condamnés au profit de leur famille », écrit Me Varaut609(*). Dans son étude de la situation des détenus à l'égard de la Sécurité sociale, Suzanne Barral remarque qu'il « serait surtout équitable de trouver une solution pour les familles injustement exclues d'une protection particulièrement nécessaire en l'absence du père »610(*). Cette revendication, défendue depuis plusieurs années par les médecins pratiquant en institution carcérale, acquiert au début des années soixante-dix un intérêt renouvelé611(*). Dans la thèse qu'il consacre à ce sujet, un praticien des prisons de Lyon souligne les obstacles à une réforme qu'il considère comme nécessaire, faute de pouvoir accorder un statut au travail pénal : « En effet, il apparaît impensable aux autorités d'assimiler le travail pénal au travail libre. Il y aurait alors application des règlementations du travail à l'intérieur de la prison. Qu'on songe à ce qu'il adviendrait si les détenus avaient le droit de grève ! »612(*). La couverture sociale des personnes condamnées, et plus particulièrement de leurs ayant-droits, apparaît comme l'une des principales préoccupations pénitentiaires à partir des révoltes de 1974 et ce non seulement au titre du droit à la santé, mais surtout au nom de l'inscription des détenus au coeur de la société. La coupure qui prévalait jusque-là cède le pas à une prise en compte croissante de la population carcérale. En atteste selon le Conseiller technique de Jean Taittinger l'importance accordée pour la première fois au thème de l'« exclusion pénitentiaire » dans une revue spécialisée en protection sociale : « Une revue qui consacre un numéro spécial au phénomène d'exclusion sociale prévoit une rubrique pour traiter de l'exclusion pénitentiaire. Quel chemin parcouru depuis quelques années dans la prise de conscience des formes et des mécanismes d'exclusion ! »613(*). La réforme de la protection sociale des détenus en 1975 est d'ailleurs présentée comme l'une des mesures phares de la réforme de la condition pénitentiaire voulue par Valéry Giscard d'Estaing. « Conformément à la volonté de M. Le Président de la République, il convient de veiller à ce que les périodes de détention n'entraînent pas des conséquences diverses susceptibles d'aggraver considérablement la privation de liberté qui doit à elle seule constituer l'essentiel de la peine », déclare Paul Dijoud, secrétaire d'Etat aux travailleurs immigrés, à l'occasion des débats parlementaires614(*). La loi du 29 janvier 1975, qui devient l'article L. 242-4 de Code de la Sécurité sociale, stipule ainsi que les détenus sont affiliés aux assurances maladie et maternité de la Sécurité sociale au titre soit des cotisations qu'ils versent eux-mêmes s'ils exercent un travail pénal, soit du fait d'une cotisation versée par l'Administration pénitentiaire aux caisses de Sécurité sociale615(*). Mais c'est surtout l'affiliation des membres de la famille du détenu, non couverts à un autre titre, que salue largement la presse : « Désormais, l'incarcération du chef de famille n'aura plus d'aussi graves conséquences qu'avant sur sa femme et ses enfant, c'est à dire sur des innocents »616(*). Pourtant dans le même temps, la réforme laisse inchangé l'article D.380 du Code de procédure pénale qui pose le principe de la gratuité des soins aux détenus pris en charge par la DAP. Faute d'accord entre ministères, l'affiliation des détenus à l'Assurance maladie ne modifie ainsi en rien les conditions dans lesquelles les détenus sont soignés puisqu'ils continuent à être pris en charge par l'Administration pénitentiaire : rétive à cette affiliation, la Direction de la Sécurité sociale conditionne la prise en charge économique des détenus pendant leur incarcération à la suppression de la médecine pénitentiaire (Cf. Encadré). En outre les Caisses de Sécurité sociale considèrent, second obstacle à l'effectivité de la réforme, que le milieu pénitentiaire n'est pas de leur ressort617(*). La loi du 29 janvier 1975 leur permet par conséquent seulement d'être couverts à leur libération laissant inchangées les conditions de prise en charge sanitaire, comme le dénonce Raymond Forni à l'Assemblée nationale : « Honnêtement, qui oserait soutenir, que le système sanitaire en vigueur dans les prisons soit satisfaisant en 1975 ? Ce système est, en fait, le règne d'une sous-médecine, d'une médecine au rabais, avec peu de possibilités de consultation, une absence quasi-totale de bilans médicaux périodiques et une impossibilité de se faire soigner »618(*). Cette réforme marque ainsi surtout de façon symbolique la progressive et fragile intégration des détenus dans la communauté nationale. C'est ce que confirment la loi du 2 juillet 1975, accordant l'assurance maternité aux détenu(e)s et à leur famille, et la loi du 31 décembre 1975, qui accorde aux détenus ayant un travail la possibilité d'avoir droit à l'assurance-vieillesse ainsi qu'à l'assurance-chômage à leur libération (LM, 27/11/1975). LA POSITION DE LA DIRECTION DE LA SECURITE SOCIALE SUR L'AFFILIATION DES DETENUS A L'ASSURANCE MALADIE L'affiliation des détenus à la Sécurité sociale n'est pas une question nouvelle. Déjà en 1973 elle fait l'objet de pourparlers dans le cadre de la généralisation de la Sécurité sociale. Celle-ci suppose que le travail des détenus soit considéré comme n'importe quel autre travail. Or cette question est débattue entre les ministères de la Justice et de la Santé, notamment au sein d'un groupe chargé d'étudier la protection sociale du détenu et de sa famille. En tant que secrétaire générale du Conseil supérieur de la magistrature, Simone Veil, estime que « la prison, bien que privative de liberté, ne doit pas pour autant priver le détenu des avantages que le travail procure »619(*). Le représentant de la Direction de la Sécurité sociale (DSS), André Getting, estime que cette réforme est conditionnée à un changement de tutelle de l'organisation des soins en prison : « Jusqu'ici le travail pénal n'a pas été assimilé à un travail salarié de droit commun. Si on remet en cause ce principe, il faut en tirer toutes les conséquences, notamment supprimer la médecine pénitentiaire ». Lors d'une seconde réunion, qui a lieu le 20 février 1974, la DSS maintient son refus d'assimiler le travail pénal au travail extérieur. Initialement prévue pour 1978, cette question est remise à l'agenda après l'annonce par le président de la République d'une réforme pénitentiaire. A l'occasion d'une réunion interministérielle ayant lieu à Matignon en octobre 1974, le représentant du ministère du Travail « indique son désaccord sur le financement prévu, en fait par le régime général de la Sécurité sociale. Il y a lieu de distinguer entre les détenus qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas : dans ce dernier cas ce n'est pas au régime général de Sécurité sociale de supporter la dépense mais à l'Etat »620(*). C'est sur la base de cette opposition de la DSS et du ministère du Travail que le bénéfice de la Sécurité sociale n'est accordé aux détenus qu'au moment de leur libération. « Actuellement, l'incarcération ne peut créer des droits », déclare André Getting621(*) __________________________________________________ L'exclusion des détenus du système de protection sociale est apparue comme une injustice à mesure que s'imposait une nouvelle représentation de la peine, selon laquelle les détenus bénéficieraient, en dépit de l'incarcération, de droits inaliénables. Le « droit imprescriptible à la santé » auquel se réfère le ministre de la Justice, Alain Peyrefitte, lors du congrès de médecine pénitentiaire de 1978 s'intègre désormais dans une politique pénitentiaire davantage soucieuse du respect de la « personne détenue » (LF, 24/11/1978)622(*). Au-delà du mouvement de contestation propre au secteur carcéral, cette considération du détenu en tant que citoyen trouve ses racines dans l'émergence d'une nouvelle représentation sociale des institutions. Dans le cadre de la pensée de l'individu apparue à la fin des années soixante, les institutions, jusque-là perçues comme protectrices, sont présentées comme des menaces pour l'individu. Sont ainsi déclarés « intolérables » par le GIP : « Les tribunaux/ Les flics / Les hôpitaux, les asiles / L'école / Le service militaire / La presse, la télé / L'Etat / Et d'abord les prisons »623(*). Au-delà de leur diversité, ces institutions sont accusées à partir des « années 68 » de participer à une « normalisation » de la société fondée sur un modèle univoque. S'il n'épargne pas l'école, l'université ou l'hôpital, ce mouvement de critique institutionnelle s'adresse avant tout aux institutions fermées où sévit une discipline stricte (hôpitaux psychiatriques, casernes, internats, prisons). Le point de départ de ces luttes, le refus d'un asservissement de l'individu à l'institution, explique que des liens s'établissent entre les militants de ces différentes causes. Dès le troisième numéro du Journal des prisonniers apparaît ainsi une rubrique « autres prisons » destinée, comme l'indique la devise du C.A.P, à souligner la continuité des luttes : « Les chaînes des prisonniers sont les mêmes que celles de tous les hommes sans pouvoir sur leur vie : elles sont simplement plus visibles. Les détenus face aux tentatives du pouvoir pour les isoler dans leur lutte, ont besoin du soutien de tous les révoltés. Leur colère est la nôtre ». Le journal du Groupe d'information des travailleurs sociaux (GITS), Champ social, propose de façon similaire une interprétation commune de ces différentes protestations : « Dans les usines, dans les quartiers, dans les prisons, dans les asiles, dans les casernes, dans les lycées, dans les universités, à chaque symptôme de solidarité, le pouvoir s'ébranle et réagit violemment [...] Dans les usines, les cadences s'accélèrent ; dans les quartiers, grâce aux promoteurs, le cloisonnement des gens se fait ; dans les prisons, c'est le cachot ; dans les asiles, c'est plus facile grâce aux calmants ; dans les casernes, c'est 12 mois sur 12 ; dans les universités et les lycées, c'est à petites doses chaque jour. Face à cette répression des gens tentent de s'organiser et luttent. Notre lutte est la même et nous devons lutter à leur côté dans le même combat »624(*). Parmi ces mobilisations, une relation particulière s'établit entre les militants de la cause carcérale et ceux contestant les institutions psychiatriques. A côté de la « charte des détenus », le GMP publie ainsi la « charte des internés » proposée par des psychologues, des infirmiers, des travailleurs sociaux et des internés réunis dans une coordination intitulée « Psychiatrisés en lutte »625(*). A cette occasion, le GMP rappelle que pour 30.000 détenus, la France compte près de 140.000 internés dans les établissements psychiatriques : « Bien que spectaculaire et journalistique, la prison n'est que le lieu minoritaire de l'enfermement en France aujourd'hui » (Bulletin du GMP, 09/1976). Outre des conditions de vie dégradantes, le rapprochement entre ces deux institutions repose sur l'idée qu'il s'agirait de lieux où le corps social refoulerait toutes les déviances : « La prison, l'hôpital psychiatrique, les mesures de contrôle social sont les outils de notre système à nous. Moins systématiques que les camps de la mort, ils n'en relèvent pas moins du même désir confus de liquidation des marginaux » (Bulletin du GMP, 05/1975). Ainsi, plus qu'une critique de la privation de liberté en tant que telle, ces mouvements de contestation ont en commun un refus de la normalisation qu'incarneraient les institutions fermées qui auraient pour objectif de réadapter et traiter les déviances. C'est d'ailleurs à partir de ces associations de remise en cause des hôpitaux psychiatriques et de la prison que naît en 1974 le mouvement MARGE destiné à défendre toutes les populations marginales : handicapés, homosexuels, prostituées, toxicomanes, internés et bien sûr détenus626(*). Cette remise en cause s'inscrit le plus souvent dans un schéma politique, la figure du déviant-détenu-interné étant interprétée à l'aune de la théorie de la lutte des classes : « Les internés sont issus des mêmes couches sociales que les prisonniers : les classes ouvrières, aux revenus modestes, dont les conditions de travail et de vie sont difficiles. D'où un combat similaire entre le C.A.P et le GIA (Groupe information asile). La psychiatrie est un instrument de normalisation des individus, la prison ne suffisant plus pour réprimer les corps et les esprits, on va vers la création des prisons-asiles » (Journal des prisonniers, 11/1976) Cette nouvelle représentation des institutions n'est pas uniquement le fait d'acteurs militants. Les travaux sociologiques tendent également à assimiler prisons, asiles et casernes comme des institutions répressives pouvant nuire à l'individu. Asiles de Goffman et la notion d'« institution totale » en constituent le meilleur exemple627(*). Lui-même symptomatique de ces mouvements de critique institutionnelle, cet ouvrage a probablement contribué à alimenter leur développement. En attestent les nombreuses références faites à Goffman dans les discours des militants de la cause carcérale. La revue Actes propose ainsi « d'aborder la prison sous l'angle de son fonctionnement totalitaire », établissant ainsi un parallèle « entre "l'organisation totalitaire" définie par Goffman à partir de l'hôpital psychiatrique et le "panoptisme" dégagé par M. Foucault à partir de la prison », en particulier du point de vue des personnels de surveillance ainsi que « médico-socio-éducatifs »628(*). Certains professionnels de santé pénitentiaires critiques font également référence au sociologue américain pour rendre compte de leur activité. Dans un article décrivant le fonctionnement du service médical, un médecin de la M.A de Lyon souligne dans quelle mesure les conditions d'administration des médicaments infériorisent le détenu : « Ainsi, dans cette "institution totalitaire"- pour citer Erving Goffman - un tel système tend-il à renforcer le fait que si "le personnel a tendance a se croire supérieur et à ne jamais douter de son bon droit, les reclus ont tendance à se sentir inférieurs, faibles, déchus et coupables". Si ce n'est pas toujours vrai, du moins y sont-ils poussés »629(*). Etablissant un parallèle avec l'analyse que propose Goffman des hôpitaux psychiatriques, Simone Buffard psychologue aux prisons de Lyon observe « l'oppression carcérale » : « J'ai prononcé le mot d'oppression, je peux dire, si vous préférez, "punition" ou "châtiment" ou "peine", mais cela a toujours deux significations : suppression d'une partie des droits de citoyen et servitude ; suppression du droit à la liberté mais aussi du droit au travail, du droit à l'information, du droit de réunion, réduction du droit à la santé, surpression du droit parental lui-même, du moins de la possibilité de l'exercer»630(*). Parfois la référence à Asiles est plus implicite à travers la référence notamment à la nature « totalitaire » de l'institution carcérale. « Nos collègues de l'"extérieur" pour leur part se demandent comment nous faisons pour continuer à exercer dans un tel cadre (comme si l'HP était plus facile). Ils pensent que la prison étant une institution totalitaire (ils ont raison), elle ne saurait nous garder intacts », observe un psychologue membre du GMP631(*). « En prison aussi l'on trouve quelques médecins. C'est une étonnante contradiction qui amène dans ce milieu totalitaire destiné à punir, des praticiens supposés soulager la souffrance physique du monde », remarque pour sa part Antoine Lazarus632(*). On comprend ici que l'ouvrage de Goffman a été utilisé par les militants tout comme par certains professionnels aussi bien pour comprendre que pour transformer la réalité carcérale. En dépeignant une entité repliée sur elle-même, coupée du reste de la société, l'ouvrage de Goffman invite implicitement à transformer les institutions. C'est cette idée d'ouverture, apparue initialement dans le domaine psychiatrique633(*), qui s'impose progressivement au secteur carcéral durant la seconde moitié des années soixante-dix sous l'appellation de « décloisonnement ». C'est à partir de cette notion que des militants et des professionnels de la prison vont demander l'intégration de la médecine pénitentiaire au système de santé de droit commun. En faisant valoir la perte de pouvoir que cela représente pour l'Administration, le Médecin-inspecteur va s'opposer à ce projet et défendre ainsi l'idée d'une médecine pénitentiaire spécifique. * 586 « La médecine pénitentiaire », documentaire, 04/11/1965, ORTF, 68 minutes, archives de l'INA. * 587 COLIN Marcel, « Introduction », Cahiers Laënnec, n°2, juin 1971, p.3. * 588 ZIWE William Francis, Droits du détenu et droits de la défense, op.cit., p.308. * 589 VARAUT Jean-Marc, La prison pour quoi faire ?, op.cit., pp.200-201. * 590 GAYRAUD Albert, « Aspects administratifs de l'organisation médicale des prisons », Cahiers Laënnec, n°2, juin 1971, p.8. * 591 PRADEL Jean, « La santé du détenu », RSCDPC, 1974, n°2, p.269. * 592 GOLPAYEGANI Behrouz, L'humanisation de la peine privative de liberté, op.cit., pp.166-167. * 593 DUCLOY Michel, Les détenus et leur prise en charge par la sécurité sociale, thèse de médecine, Faculté de Lille, 1974, p.50. * 594 GOLPAYEGANI Behrouz, L'humanisation de la peine privative de liberté, op.cit., p.165. * 595 PRADEL Jean, « La santé du détenu », art.cit., p.269. * 596 Propos cités dans DUCLOY Michel, Les détenus et leur prise en charge par la sécurité sociale, op.cit., p.41. * 597 GRAND Serge, La morbidité en milieu carcéral et sa prise en charge par la sécurité sociale, thèse de médecine, Université de Lyon, 1970, p.52. * 598 En vertu du CPP, dans tout établissement, un chirurgien-dentiste procède à l'examen dentaire systématique des détenus. Seuls les soins courants sont cependant assurés gratuitement, les autres soins ne présentant pas un caractère d'urgence étant à la charge du détenu (D.392 CPP). Beaucoup de détenus n'ayant pas de ressources suffisantes se contentent alors d'un arrachage de dents, beaucoup étant ainsi littéralement « édentés ». * 599 DAP, Le service médical en milieu pénitentiaire, Ministère de la Justice, imprimerie de Melun, « Etudes et documentation », 1964, p.42 * 600 GONIN Daniel, « L'exercice de la médecine en milieu pénitentiaire », Cahiers Laënnec, n°2, juin 1971, p.23. * 601 COLIN Marcel, GILLON Jean-Jacques, MEGARD Marc, « La médecine en geôle (petit livre blanc de la médecine pénitentiaire) », Le concours médical, 23/05/1970, p.4692. * 602 MEZGHANI Ridha, La condition juridique du détenu, op.cit., p.278. * 603 GONIN Daniel, « L'exercice de la médecine en milieu pénitentiaire », art.cit., p.27. * 604 Ne pouvant remplir les conditions d'ouverture des droits prévues par l'article L.249 du Code de la sécurité sociale (justifier de 200 heures de travail au cours des trois derniers mois), les détenus perdaient leur affiliation aux assurances sociales un mois après leur incarcération. En outre la relation entre la DAP et le détenu ne peut être assimilée à un véritable contrat de travail, ce qui impliquerait l'application du Code du travail. * 605 PAPELARD Alain, Histoire de la médecine pénitentiaire en France, thèse de médecine, Paris, 1968, p.164. * 606 COLARDYN, « L'application de la législation sociale aux détenus et aux membres de leur famille », Bulletin de l'Administration pénitentiaire, 09-10/1972. * 607 La circulaire du 9/12/1968 des Affaires sociales avait permis de maintenir le droit aux prestations pendant les trois premiers mois de détention tandis que le décret n°69.338 du 11/04/1969 permettait le maintien des prestations sociales à tout prévenu (GRAND Serge, La morbidité en milieu carcéral, op.cit., pp.8 et suiv). * 608 En témoignent les propos de ce visiteur de prison : « L'incarcération ne punit pas seulement les condamnés. Elle affecte -aux deux sens du mot- leurs familles. Si l'on tient compte des parents, des grands parents, des collatéraux, des enfants, on peut évaluer à une moyenne de cinq le nombre de personnes liées affectivement, matériellement, moralement au sort de chaque détenu [...] On arrive donc, chaque année, à un total de quelque 500.000 personnes concernées » (QUEANT Olivier, Le monde inconnu des prisons, Paris, Plon, 1970, p.13). * 609 VARAUT Jean-Marc, La prison pour quoi faire?, op.cit., p.201. * 610 BARRAL Suzanne, « La situation des détenus et de leurs familles au regard de la sécurité sociale », Droit social, n°12, 12/1973, p.604. * 611 Déjà les premières journées de médecine pénitentiaire en 1963 s'étaient conclues par le souhait du « maintien aux détenus du droit à la sécurité sociale » (« Pour une réforme du système hospitalier des prisons », Le Monde, 26/06/1963). Cette proposition fut reformulée au congrès de 1968 : « La suppression des prestations à la famille du condamné apparaît comme une punition collective. Rompant un des liens organiques qui unissent la famille au détenu, elle accroît l'isolement préjudiciable à la réinsertion en allant à l'encontre de la personnalisation de la peine. Il apparaît donc souhaitable que le problème de l'affiliation des détenus et de leur famille soit repensé » (Rapport général de la DAP pour l'année 1968 (Extrait du), dans RPDP, janvier mars 1969, p.757 et suiv). * 612 GRAND Serge, La morbidité en milieu carcéral, op.cit., p.12. * 613 DARMON Marco, « L'exclusion pénitentiaire », Droit social, art.cit., p.137. * 614 Débats parlementaires au Sénat. Séance du 18 juin 1975, pp.1756-1757 (DSS/2004/008. Art.14 : protection sociale des détenus. Assurance maladie). * 615 « Les détenus et leurs familles bénéficieront des assurances maladie et maternité », Le Monde, 31/01/1975. * 616 « Le statut du détenu : une décision de justice ne doit pas créer des injustices », La Croix, 31/01/1975. * 617 Du fait de l'affiliation des détenus ayant un emploi à l'Assurance maladie, les Caisses de sécurité sociale sont en effet chargées de prendre en charge certaines dépenses non couvertes par l'Administration pénitentiaire (prothèses, chaussures orthopédiques) ou en cas d'hospitalisation dans un établissement de soins public. Considérant la circulaire du 9 décembre 1968, des Caisses refusèrent d'appliquer cette prise en charge, comme le relève en 1984 un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS, Rapport sur les problèmes de santé dans les établissements pénitentiaires, rapport IGAS, mai 1984, pp.128-129). * 618 Débats parlementaires à l'Assemblée nationale. Séance du 22 mai 1975, p.3090 (DSS/2004/008. Art.14). * 619 Compte rendu de la réunion du groupe de travail chargé d'étudier la protection sociale du détenu et de sa famille, 5/12/1973 (DSS/2004/008. Art.14 : protection sociale des détenus. Assurance maladie). * 620 Compte-rendu de la réunion interministérielle du 29/10/1974 à l'Hôtel Matignon sous la présidence de M. Toubon consacrée à l'application des décisions gouvernementales relatives à l'amélioration de la condition pénitentiaire (DSS/2004/008. Art.14 : protection sociale des détenus. Assurance maladie). * 621 Compte rendu de la réunion du groupe de travail chargé d'étudier la protection sociale du détenu et de sa famille, 5/12/1973 (DSS/2004/008. Art.14 : protection sociale des détenus. Assurance maladie). * 622 Notons cependant que figurait dans le discours original la phrase suivante, « Le plein accès à la médecine, pour tous les détenus, c'est la suite logique des réformes libérales menées depuis 1945 et notamment la réforme de 1975 », qui fut barrée probablement de la main du ministre et accompagné de l'expression notée en marge : « Hum !! » (Projet de discours du ministre pour le congrès de médecine pénitentiaire du 23/11/1978 annoté : trois pages. CAC. 200010085. Art. 111 : archives d'Alain Peyrefitte, ministre de la Justice). * 623 GIP, Enquête dans une prison modèle : Fleury-Mérogis, op.cit., quatrième de couverture. * 624 BENLEVI Erick, « Travail-profit », Champ social, n°6, 1974. * 625 Initié en 1972 par quatre internes en psychiatrie au CHS de Perray-Vaucluse dans l'Essonne, le GIA visait à dénoncer les excès de certains hôpitaux psychiatriques. Dès 1974, le GIA se met à soutenir des procédures judiciaires entamées par des personnes ayant subi un internement jugé abusif. Psychiatrisés en lutte devint le titre de la revue créée par le GIA qui devient une association ad hoc, l'APLP (Association pour la liaison des psychiatrisés). Psychiatrisés en Lutte paraîtra irrégulièrement durant quatre ans et comptera vingt-et-un numéros. En 1977, le GIA publia la Charte des internés. * 626 MARGE est né du rapprochement de plusieurs groupes dont le C.A.P, l'Association pour l'étude et la rédaction des livres des institutions psychiatriques (AERLIP), les Cahiers pour la folie, le GIA, le Comité de lutte des handicapés (CLH), le Front homosexuel d'action révolutionnaire (FHAR) ou encore le Mouvement de libération des femmes (MLF). Ce regroupement s'effectue autour de Jacques Lesage de la Haye, un détenu ayant participé à de nombreuses révoltes au cours des années soixante, qui rejoint le GIP en 1971 qu'il quitte en 1973 pour le C.A.P. Enseignant de psychologie et de criminologie à l'Université de Vincennes, il fédère le MARGE qui regroupe entre trente et soixante-dix militants, vivant pour la plupart dans un squat du 20ème arrondissement de Paris, et publie une lettre mensuelle jusqu'à sa dissolution en 1979. * 627 Pour une analyse de l'importation de cet ouvrage en France et ses effets sur la sociologie carcérale, on renvoie à l'Introduction. On souhaite ici souligner ses effets sur les professionnels eux-mêmes. * 628 « Les personnels de l'Administration pénitentiaire : du répressif à l'éducatif ou les multiples rôles solidaires d'un fonctionnement totalitaire », Actes, n°13-14, printemps 1977, p.13. * 629 MEGARD Marc, « La médecine pénitentiaire », art.cit., p.549. * 630 BUFFARD Simone, « Psychothérapie et sociothérapie en milieu carcéral », Instantanés criminologiques, n°11, 1970, p.28. * 631 JACQUETTE Philippe, « A propos de la psychiatrie en prison : du mythe à la réalité », Actes, 13, 1977, p.17. * 632 LAZARUS Antoine, « Le médecin pénitentiaire entre deux demandes », Connexions, n°20, 1976, p.64. * 633 Cf. Annexe 10 : « Les mouvement de remise en cause de la psychiatrie institutionnelle depuis la Libération ». |
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