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Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

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par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

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Les limites des entretiens avec le personnel sanitaire

A partir des articles publiés dans presse et les revues spécialisées, on a dressé une liste de médecins et d'infirmières, classés en fonction de leur établissement d'exercice. Ce travail a permis d'aboutir à un fichier comportant plus de deux cents noms. Toutefois, la plupart de ces personnes ne purent être localisées. Décédées, malades, vivant dans des endroits lointains ou placées sur liste rouge, beaucoup étaient injoignables. Pire : presque aucun des médecins contestataires repérés par le biais de la presse n'a pu être retrouvé158(*). Si elle ne nous permit pas d'avoir accès à de nombreux praticiens, cette liste facilita néanmoins le repérage des principaux médecins, et notamment de ceux qui exercèrent longtemps. Elle accrût, d'autre part, notre crédibilité au cours des entretiens en questionnant un interviewé sur tel ou tel ancien collègue. L'évocation d'un nom permettait de remémorer à ces personnes de nombreux souvenirs au sujet d'une période souvent éloignée, sur laquelle elles avaient souvent « tiré un trait ».

En dépit de nombreuses informations recueillies, notamment quant aux motivations et au parcours professionnel, la vingtaine d'entretiens effectuée auprès de médecins et d'infirmières au bout d'un an et demi de thèse s'avérait assez insatisfaisante. Au-delà de l'imprécision, la technique de l'entretien favorisait l'expression de souvenirs souvent chargés d'émotion et permettait davantage de questionner le rapport que l'interviewé avait développé à l'égard du milieu carcéral et des détenus plutôt que les conditions de travail proprement dites. En témoigne la déception ressentie lors d'un entretien réalisé avec une infirmière ayant travaillé à l'Hôpital de Fresnes de 1954 à 1990159(*). Disposant d'une excellente mémoire, malgré son âge, cette dernière répondait de manière allusive aux questions avant d'enchaîner sur le souvenir qu'elle avait de tel ou tel détenu, souvent de grands criminels, qu'elle avait été amenée à soigner. L'émotion favorisait l'évocation du contexte carcéral (odeurs, bruits, stress) et de ses particularités plutôt que les conditions de leur activité professionnelle en tant que telle.

Second problème, les interviewés étaient souvent peu bavards sur les relations qu'ils avaient eues avec l'Administration pénitentiaire. Si peu de personnes ont refusé le principe de l'entretien160(*), beaucoup ont exprimé leur surprise à ce qu'un « sociologue » puisse s'intéresser à la façon dont se déroulaient auparavant les soins en prison. Parmi les professionnels en retraite, plusieurs ont présenté beaucoup de méfiance à notre égard. Certains répondaient d'emblée qu'ils n'avaient « rien à dire à ce sujet » puisque les détenus étaient soignés « exactement de la même façon qu'à l'extérieur ». Un médecin ayant travaillé à Fresnes adopta ainsi une forme de résistance systématique, en répondant à chaque question posée que cela se déroulait « comme à l'hôpital », refusant d'évoquer ainsi son quotidien. Ces réactions ont un lien avec la suspicion longtemps exercée à l'encontre de la médecine pénitentiaire et des nombreuses accusations formulées contre elle161(*). Bien que peu nombreux, les interviewés continuant à travailler pour le ministère de la Justice démontraient également une certaine méfiance, traduisant la crainte que l'entretien puisse porter préjudice à leur carrière. Le discours très médiatisé de Véronique Vasseur quelques années auparavant avait bien sûr constitué un précédent fâcheux, laissant craindre une confusion entre recherche et journalisme162(*). En atteste, par exemple, l'échange avec cette infirmière anciennement affectée aux Baumettes et exerçant aujourd'hui à l'Ecole de police de Marseille :

« - Moi, en plus je suis toujours fonctionnaire au ministère de l'Intérieur et donc je voudrais pas que...

-Oui, je comprends mais de toute façon je ne suis pas journaliste et je ne recherche pas du sensationnel.

-Oui de toute façon, le sensationnel, ça a déjà été fait par Mme Vasseur !

- Et vous connaissiez leur motif d'incarcération ?

- Alors, soit ils le disaient, soit il y avait... Oui, oui... Je le savais. J'allais pas chercher.

- Et c'est quelque chose qui ne vous dérangeait pas ?

- Ecoutez ! Moi, j'y suis restée dix ans et j'ai toujours fait mon travail ! Je faisais ce que je devais faire. Y en a avec qui je parlais un peu plus longtemps. Y en a avec qui je ne parlais pas. Mais j'ai toujours fait ce que je devais faire »163(*).

Quelques rares soignants ont accepté de « jouer le jeu » en parlant de la manière la plus libre possible de leur activité. Outre la volonté de ne pas faire scandale, la difficulté à évoquer cette expérience de leur vie, révolue pour la quasi-totalité des interviewés164(*), s'explique également par une sorte de mauvais souvenirs personnels. Plusieurs interviewés ayant accepté de parler librement ont exprimé durant l'entretien des remords ou des souvenirs douloureux liés à cette expérience professionnelle. C'est ainsi que ce praticien en poste dans une petite Maison d'arrêt (M.A) d'Ile-de-France dans les années quatre-vingt évoque le décès d'un détenu dont il s'estime en partie responsable :

« C'était un soir, en fin de journée [souffle] Un type est amené par un surveillant. Je pense avoir été entre-guillemets conseillé par le personnel infirmier qui me dit : "Oh mais lui, on l'a déjà vu ! Il est toujours en train de se plaindre!". Bon. Je ne fais pas mon boulot. Je néglige complètement d'examiner le type en question... Je lui prescris deux, trois trucs comme ça parce que j'avais envie de partir [silence] C'était pas très glorieux [silence] Et puis je m'en vais. Le détenu rejoint sa cellule avec les médicaments et moi, je m'en vais. Et le lendemain, quand je reviens, on me dit qu'il est mort. Bon [silence] Je trouve ça un peu bizarre et à la suite de ça... Ça, ça illustre quand même un fonctionnement un peu problématique. Je pense que j'aurais dû être mis en examen. Ça vous l'enregistrez mais... Bon, j'ai été convoqué par un officier de police parce que j'étais un des derniers à l'avoir vu. Je lui tiens d'ailleurs à peu près le même discours parce que je ne vois pas bien ce que je pouvais lui dire d'autre. Je l'ai vu effectivement... Voilà. On a cinquante façons d'agir face à une situation comme celle-là. Et la réponse effective de la police et de la Justice ça a été... C'était un algérien ce type... Euh... "On a négocié le rapatriement du corps avec la famille. Il n'y aura pas de suites". Bon. Bon, voilà. Donc après j'ai arrêté de travailler en prison. C'était vers la fin. Voilà, c'est comme ça... Je ne me frappe pas la tête contre les murs, mais bon... [silence] Je pense que la prison permettait un certain nombre de choses. On peut espérer qu'en professionnalisant un certain nombre de fonctionnements, on peut éviter certaines choses »165(*).

De manière moins spectaculaire, un autre interviewé qui n'était plus en mesure de répondre à plusieurs questions concernant sa pratique médicale, remarque la place étrange de cette expérience carcérale dans sa vie :

« J'ai toujours pensé que la prison était hautement pathogène. Un des milieux les plus pathogènes qui soient. J'ai toujours cette difficulté à porter un nouveau regard sur la prison. Et d'ailleurs c'est vrai que quand vous m'avez appelé, vous m'avez replongé dans ce truc-là. Même quand je lis des journaux, etc, j'ai de la peine à revenir dessus. Alors, je sais pas... Peut-on faire une interprétation sauvage et dire que ça reste une zone de culpabilité inconsciente ou je ne sais quoi... Mais bon ! Voilà. C'est difficile... [...] Quand je suis parti au bout de cinq ans... J'avais un besoin de tirer le rideau là-dessus et puis de m'en dégager pendant plusieurs années. J'avais besoin de couper, vraiment de couper » 166(*).

Au final, cinquante-deux entretiens ont été réalisés avec des personnels de santé ayant exercé en prison (trente généralistes, quatorze infirmières, six psychiatres et deux paramédical divers). Ces entretiens semi-directifs et d'une durée moyenne de deux heures ont permis de recueillir de nombreuses informations, notamment quant aux motivations et au parcours professionnels de ces soignants, mais aussi des indices quant à la manière dont ces professionnels avaient vécu les impératifs pénitentiaires. Parfois, deux ou trois entretiens ont été effectués avec des praticiens ayant exercé très longtemps en milieu pénitentiaire, tel le Dr Gonin des M.A de Lyon, ou d'autres ayant occupé une position privilégiée au sein de l'organisation, tel le Dr Espinoza médecin-coordinateur de l'Hôpital de Fresnes167(*). Toutes les limites évoquées précédemment nous ont cependant fait ressentir le besoin d'avoir accès à une autre source d'information.

* 158 C'est particulièrement le cas de Charles Dayant et de Marcel Diennet, ayant publié tous deux des essais critiques sur leur fonction d'interne en milieu carcéral. Le premier est décédé tandis que le deuxième vit aux Etats-Unis où il n'a pas répondu à nos sollicitations par mail.

* 159 Tous les entretiens avec le personnel médical et infirmier ont bien sûr été anonymisés, à l'exception de quelques protagonistes trop facilement identifiables, et ce avec leur accord.

* 160 On présente dans les sources orales de façon détaillée la méthode de l'entretien et le profil des interviewés.

* 161 Cette méfiance est exemplaire à propos de l'Hôpital de Fresnes qui fut au centre de nombreux scandales.

* 162 En 2000, Véronique Vasseur, médecin de garde en 1992 puis médecin-chef depuis 1993 à la M.A de La Santé, publie un livre témoignage où elle décrit les conditions de vie des détenus. La sortie du livre fut très médiatisée, notamment par de larges extraits que Le Monde a publié deux jours avant la sortie de l'ouvrage. Deux commissions d'enquête, l'une sénatoriale et l'autre parlementaire, ont été constituées et ont donné lieux à deux rapports d'enquête (VASSEUR Véronique, Médecin-chef à la prison de la Santé, Le cherche midi, Paris, 2000).

* 163 Brigitte, infirmière de 1984 à 1995 à la Prison Hôpital des Baumettes. Entretien réalisé le 21/02/2006, 2H15.

* 164 La totalité des soignants interviewés, à l'exception de quatre, ont cessé de travailler en prison. Beaucoup ayant souhaité poursuivre après la réforme de 1994 n'ont pas pu, soit parce qu'ils n'ont alors pas passé le concours de Praticien hospitalier (médecins) soit parce que leur ancienneté n'était pas pris en compte (infirmières).

* 165 Pour des raisons évidentes, le nom de l'interviewé ne sera pas donné, cet extrait ayant été retiré des annexes.

* 166 Luc, interne aux prisons de Lyon de 1974 à 1975 puis assistant en psychiatrie au CMPR de 1977 jusqu'en 1984. Aujourd'hui chef de service à l'hôpital du Vinatier. Entretien réalisé le 25/02/2008. Durée : 2H.

* 167 En raison de leur intérêt les entretiens avec les Dr Gonin et Espinoza ont été joints en Annexes 36 et 38.

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"I don't believe we shall ever have a good money again before we take the thing out of the hand of governments. We can't take it violently, out of the hands of governments, all we can do is by some sly roundabout way introduce something that they can't stop ..."   Friedrich Hayek (1899-1992) en 1984