Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).( Télécharger le fichier original )par Eric FARGES Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013 |
ANNEXE 32 : LA CRISE DE LA MÉDECINE LÉGALE : UNE DIFFICILE INTÉGRATION HOSPITALO-UNIVERSITAIRE ET SA NÉCESSAIRE RECONVERSIONDiscipline longtemps bien ancrée au sein du milieu universitaire français, la médecine légale est victime de la réforme des études médicales de 19682267(*). Faisant jusque-là partie des enseignements obligatoires, la création d'une nouvelle faculté de médecine entraînait jusqu'alors obligatoirement la création d'une chaire de médecine légale. Après 1968, les chaires de médecine légale qui ne sont pas associésre à des fonctions hospitalières sont menacées. Une commission interministérielle souligne, dans un rapport remis au garde des Sceaux en mars 1975, que « la médecine légale est menacée d'une véritable disparition en tant que discipline universitaire ». En 1975, seuls dix-neuf enseignants ont une activité hospitalo-universitaire de médecine légale, soit 0,68% des enseignants de Faculté de médecine. Ils sont vingt-six Professeurs en 1982, dont quatre ne bénéficient pas d'un statut hospitalier. L'enjeu est alors, comme le souligne celui qui présidait la commission interministérielle, d'obtenir l'intégration hospitalière des médecins-légistes : « Cette intégration est obligatoire actuellement, puisque des postes de Professeurs, chefs de travaux et assistants, ne sont créés que s'il y a une fonction à l'université et une fonction à l'hôpital »2268(*). Du fait de sa faible intégration hospitalière, la médecine légale perd progressivement son implantation universitaire, largement héritée. Dans un courrier adressé au Directeur général de la santé, Jacques Roux, le Groupe interministériel de médecine légale souligne « le problème urgent du recrutement de Professeurs agrégés », la discipline ayant perdu trois postes d'agrégés et aucun recrutement n'étant prévu en 1981 et 19822269(*). En 1984, dix-neuf facultés sont privées de cette discipline et dix CHU sont dépourvus d'enseignement. Cette dévalorisation de la médecine légale au sein du secteur hospitalo-universitaire n'est pas sans préoccuper le ministère de la Justice du fait de ses répercussions. Elle se traduit, en effet, par une « crise de recrutement » des médecins-experts en dépit d'une revalorisation de leurs honoraires2270(*). « Cette situation est inquiétante pour le bon fonctionnement de la Justice, en raison de l'absence de formation d'experts qualifiés [...] L'absence d'unités médico-légales ne permettra plus de fournir les moyens nécessaires à la Justice », s'alarme un rapport remis au garde des Sceaux en 19832271(*). « La médecine légale est actuellement dans une situation extrêmement critique. Elle est tout simplement menacée d'une véritable disparition en tant que discipline Universitaire [...] Il ne peut y avoir de bonne Justice sans une bonne médecine légale », annonce le ministre de la Justice aux différents services de la Santé2272(*). C'est d'ailleurs pour retrouver la chaire de médecine légale, créée en 1877 et disparue en 1968, que le Pr Roche tente à Lyon de diversifier les domaines d'application de sa discipline2273(*). Il propose pour cela de ne pas cantonner la médecine légale au seul Institut médico-légal : « La Médecine Légale, pour beaucoup de médecins, c'est "de la paperasse" ; rien n'est plus inexact [...] La Médecine Légale n'est pas une discipline morte, spécialisée dans le cadavre »2274(*). Louis Roche fait ainsi de l'hôpital l'endroit privilégié de la reconversion de la médecine légale, comme le souligne le Dr Gonin : « Roche disait : "Mais les expertises se font de plus en plus sur le vivant". Et surtout ce qu'il est apparu, c'est qu'il y avait beaucoup de problèmes médico-légaux. Et ces problèmes se voyaient où ? Et bien chez les gens qui venaient en urgence en particulier [...] Mais très vite aussi Roche a insisté sur l'urgence psychiatrique parce qu'il y avait, comme Colin par exemple, des gens qui étaient de formation psychiatrique et il s'est rendu compte qu'on recevait beaucoup de malades psychiatriques. C'étaient tous ceux qui déliraient pour la première fois. C'était aussi, bien sûr, le suicide. Et puis c'était le moment de l'éclosion de la drogue [...] Ça aussi, ça demandait à la fois des réanimateurs et des psychiatres pour accéder à leurs problèmes. Et tout ça, ça constituait en plus des délits et la police nous les emmenait. Et tout ça a fait une médecine légale vivante. Et Roche en plus disait : "Comment on va faire une expertise si on est isolé ? Il faut qu'on soit proche de l'hôpital". Et l'avantage d'Edouard Herriot, c'est qu'il y avait tout ce qu'il pouvait y avoir à l'hôpital à ce moment-là. Il y avait un plateau technique extrêmement développé. Ce qui fait qu'il disait : "On ne peut être médecin légiste que si l'on est à la fois au sein d'une structure qui nous reconnaisse dans nos compétences, mais aussi dans nos grades universitaires et donc qu'on soit praticien hospitalier" » 2275(*). Ce désir de réorienter la médecine légale vers l'urgence hospitalière, notamment psychiatrique, rencontre une opportunité à l'hôpital Edouard Herriot comme l'a retracé Jérôme Thomas dans son travail d'ethnographie consacrée à ce service2276(*). Dans les années cinquante le service d'accueil des urgences (dit « pavillon A ») est confronté à de nombreuses urgences « médicales » distinctes de celles chirurgicales. Pour les accueillir, Louis Roche crée en 1961 le « pavillon B » qui s'agrandit en 1964 au « pavillon P ». Il y développe un modèle spécifique qui se caractérise par une prise en charge pluridisciplinaire, l'urgence médicale étant pensée également comme une urgence psychiatrique ou encore sociale. Face à son succès, le service déménage en 1970 au « pavillon N » où il se situe encore aujourd'hui : « Une telle unité hospitalière représente le lieu idéal pour le médecin légiste : l'ivresse, le vagabond, l'agité n'intéressent pas les médecins des hôpitaux classiques, ceux-ci intéressent les médecins légistes »2277(*). Parallèlement d'autres lieux sont investis à la demande du Pr Louis Roche. En créant le pavillon « N », Service d'urgence médico-judiciaire, à l'hôpital Edouard Herriot, en s'investissant dans les lieux d'accueil pour toxicomanes, en faveur des victimes de viols et de violences, dans les dispensaires pour migrants ou à la Protection judiciaire de la jeunesse, ces praticiens entendent montrer qu'ils « travaillent "sur le vivant" » (Libération, 2/06/1991). Le Dr Gonin qui a participé à ce mouvement souligne la complémentarité entre ces différents lieux d'exercice qui ont permis, à un moment où la médecine d'urgence n'existait pas en tant que spécialité médicale, d'affirmer la spécificité de l'Ecole lyonnaise située au croisement de la criminologie, de la médecine légale, de la psychiatrie et de la médecine sociale : « On rencontrait souvent les mêmes personnages dans les différents lieux. On avait souvent un patient de la prison, qu'on revoyait à l'urgence quand il était sorti, pour un geste suicidaire par exemple. On pouvait aussi le rencontrer en psychiatrie. Et avec Colin, nous avions fondé un service pour les migrants. C'était la même chose après tous les services avec le FLN. Dans les années cinquante, au moment de la guerre d'Algérie, y avait un gros mouvement migratoire de main d'oeuvre. Y avait le début des Sonacotras mais ça restait insuffisant. Après, ils se sont multipliés et il y a eu un foyer important à la Part-Dieu dans les anciennes casernes de l'ancien régiment de cavalerie. Ça a son importance parce que ça occupait un très gros territoire dans ce quartier. Dans la caserne, ça a été un envahissement progressif et les autorités ont laissé faire2278(*). Et dans les écuries, on pouvait mettre des lits les uns en face des autres. Au début, on disait il y avait mille à 1500 travailleurs. Et ce que Colin avait vu, c'est que dans les consultations... l'urgence n'existait pas encore... On voyait dans les consultations hospitalières des gens avec des tuberculeuses, des blessures par armes blanches et tous ces gens venaient de la Part Dieu. Et il s'est dit : "Plutôt que de soigner à l'hôpital il faudrait soigner sur place". Donc, il a monté une infirmerie et il m'a demandé de faire des consultations, en plus, comme à la prison. Et on a travaillé dans ce caravansérail où devaient loger trois mille personnes. On a vu aussi que dans les foyers Sonacotra, il n'y avait pas de médecins. Donc on a essaimé comme ça. Et on a eu dans ce service jusqu'à douze dispensaires. Alors, après, on a été obligé de partir de la Part-Dieu et on s'est dit qu'il fallait qu'on trouve quelque chose dans le même quartier. J'ai pris la direction de cette structure qui été payée directement par la Sécurité sociale. Et il y a beaucoup de délinquants dans les transplantés et c'était un quartier uniquement de transplantés. Et qu'est qu'on a vu ? La délinquance qu'on voyait en prison. Donc, l'urgence, l'hôpital psychiatrique, la prison et puis le SMSTE [service médico]. Donc ça formait un secteur technique, c'est-à-dire un secteur qui n'était pas défini par un territoire mais par ce qu'il s'y passait, par une marginalité et la délinquance, maladie mentale, toxicomanie, etc. C'étaient des relais [...] Vous voyez, c'était un secteur comme ça, qui n'a jamais été officialisé » 2279(*). En investissant plusieurs lieux de marginalité où les praticiens étaie t jusque-là absents, Louis Roche entend ainsi souligner l'utilité de la médecine légale aussi bien au sein du système hospitalo-universitaire qu'auprès du monde judiciaire. C'est ce rôle d'intercesseur entre ces deux secteurs qui lui fait dire que la médecine légale est un « auxiliaire de Justice ». Il multiplie pour cela les contacts avec les magistrats, sous la forme notamment de congrès, souligne le Dr Gonin : « Roche faisait régulièrement des journées de médecine légale. Pour attirer un peu les magistrats, on les faisait en Provence, parce que c'est pas loin. On invitait les magistrats et on les invitait à parler. Et on vivait ensemble pendant deux trois jours. Et ça structurait, ça faisait des liens avec les magistrats. C'étaient les chefs de cour, parquet général, souvent les premiers présidents. Y a toujours eu des juges d'instruction. Y a toujours eu des Présidents d'Assises. Et ça créait des liens et c'était d'autant plus intéressant que les magistrats bougent beaucoup. Ils se retrouvent dans toute la France et ça diffusait un peu nos idées. C'est comme ça que j'ai bien connu Truche qui est devenu premier président de la Cour de Cassation. Mais ce n'est qu'un exemple parmi tant d'autres » 2280(*). L'investissement de plusieurs psychiatres/médecins-légistes lyonnais dans l'activité en milieu carcéral, et notamment la création d'un service d'hospitalisation pour détenus ainsi qu'une capacité de médecine pénitentiaire au milieu des années quatre-vingt, s'inscrit dans cette tentative de reconversion de la médecine légale au sein du secteur hospitalo-universitaire. * 2267 MANGIN Gilbert, CECCALDI Pierre, Rapport à Monsieur le Garde des Sceaux sur la situation de la médecine légale en France, 37/09/1983, 6 pages (CAC. 19950151. Art.6. Archives de Jacques Roux, Directeur général de la santé) * 2268 DAVENAS F., « L'organisation de la médecine légale : le point de vue d'un magistrat », actes de la 12ème réunion de l'Association italo-franco-suisse de médecine légale, 4 et 5 juin 1982, Journal de médecine légale, 1982, t.25, n°4. * 2269 Lettre du Groupe interministériel de médecine légale adressée au Pr Roux, DGS datée du 3/03/1982 (CAC. 19950151. Art.6). * 2270 GORTAIS Jean, La médecine légale en France, Ministère de la Justice, SPEC, Etudes et données pénales, 1983, n°22. * 2271 MANGIN Gilbert, CECCALDI Pierre, Rapport à Monsieur le Garde des Sceaux..., op.cit. * 2272 Note du ministre de la Justice, Robert Badinter, aux services de la Santé sur la « situation de la médecine légale » et datée du 3/04/1984 (CAC. 19950151. Art.6). * 2273 ROCHE Louis, « Histoire de la chaire de médecine légale », Instantanés criminologiques, n°26, 1975, pp.7-10. * 2274 ROCHE Louis, « La médecine légale. Réflexions sur son enseignement, son organisation, son domaine », Journal de médecine légale, 1981, t.24, n°5. * 2275 Daniel Gonin, psychiatre travaillant comme généraliste à la M.A de Lyon de 1962 à 1989. Entretiens réalisés les 25/02/2008, 10/03/2008, 26/03/2008. Durées : 2H ; 2H ; 2H. * 2276 THOMAS Jérôme, Dire(s) d'urgence. La psychiatrie d'urgence comme structure de médiation. Statut de la parole et de la communication à l'hôpital, thèse de doctorat en sciences de l'information et de la communication, Université Lyon 2, sous la direction de Bernard Lamizet, 2010, p.102 et suiv. * 2277 ROCHE Louis, « Intégration de la médecine légale à l'hôpital », Journal de médecine légale, 1982, t.25, n°4, pp.13-24. * 2278 Créé en 1948, ce centre d'hébergement connaît une croissance importante à partir de 1956 et il formera un « petit village » quadrillé par le FLN comprenant jusqu'à 2000 personnes réparties dans dix-neuf dortoirs (ELONGBIL EWAE Émilie, La guerre d'Algérie à Lyon : la bataille pour le contrôle de l'habitat, 5 pages ; consulté sur le site : http://www.metropolitiques.eu/) * 2279 Daniel Gonin, psychiatre travaillant comme généraliste à la M.A de Lyon de 1962 à 1989. Entretiens réalisés les 25/02/2008, 10/03/2008, 26/03/2008. Durées : 2H ; 2H ; 2H. * 2280 Daniel Gonin, psychiatre travaillant comme généraliste à la M.A de Lyon de 1962 à 1989. Entretiens réalisés les 25/02/2008, 10/03/2008, 26/03/2008. Durées : 2H ; 2H ; 2H. |
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