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S'exposer et souffrir. Blessures et nudité dans la performance féminine contemporaine. Avatars et dérives d'une fonction politique.

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par Naura Kassou
Université de Lorraine (site de Metz) - Maîtrise d?Arts et culture (mention Arts plastiques) 2016
  

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1.3 - La nudité comme arme ou comme armure

1.3.1 - La nudité insurrectionnelle

Comme nous venons de le voir, le corps est certainement un des composants les plus novateurs parmi ceux introduits par la performance dans l'art contemporain. Et fondamentalement, la nudité, particulièrement la nudité en mouvement de certains artistes, et la capacité qu'ils eurent à se dénuder naturellement et même, dans certaines circonstances, à inviter le public à toucher leur corps22, transgressèrent certains usages sociaux, comme le tabou de la nudité, celui des attouchements publics et les limites imposées à l'érotisme ou à la pornographie. Le combat féministe et ses implications artistiques passaient, bien évidemment, par une libération du corps féminin. Et elle devait être la plus complète, la plus radicale possible. Le corps nu de la femme, le corps nu et mobile de la femme artiste, devint un des symboles les plus forts de cette volonté

22 Dans la performance Imponderabilia (Impondérables) 1977, réalisée lors d'un vernissage à la Galleria communale d'arte moderna de Bologne, Marina Abramovic et son compagnon Ulay, se tinrent nus, debout et face à face, dans l'encadrement de la porte d'entrée, contraignant ainsi les visiteurs à choisir dans quel sens se placer pour toucher leurs corps nus.

d'émancipation, et la performance, son terrain d'action le plus efficace. Ces nouvelles pratiques furent loin de faire l'unanimité, même au sein des mouvements féministes, car, dans ces représentations, le corps qui s'exprimait pouvait être militant ou au contraire, volontairement caricatural :

« Les réactions à l'oeuvre d'artistes femmes travaillant avec leur corps nu sont particulièrement révélatrices. Même les critiques les mieux disposés à leur égard ont souvent parlé, à propos de l'utilisation du corps comme objet de l'oeuvre, d'exhibitionnisme, sinon de masturbation. Ainsi, une féministe comme Catherine Francblin a critiqué les artistes femmes qui se livraient à ces pratiques, les accusant de faire le jeu de la notion machiste de femme-objet. La contextualisation critique, l'insistance de l'artiste sur ses intentions ne sauraient stabiliser le langage du corps. »23

Certes, dans l'art, le corps féminin, vivant et nu, avait déjà été plus ou moins agité. Mais jamais de sa propre initiative ou par des femmes. En 1958, le peintre français Yves Klein, en habit, s'était servi de corps de modèles féminins, nus et enduits de peinture, comme de gigantesques pinceaux vivants, en les faisant évoluer selon ses instructions sur des toiles apprêtées. Les photos de ce même évènement, réalisé une nouvelle fois en 1960, et d'un réalisme aussi daté que cruel, montrent un public mondain et pour le moins circonspect, où les expressions masculines, faussement blasées, se conjuguent avec celles, faussement

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23 Essai de A. Jones in T. Warr (dir.), « Le corps de l'artiste », op. cit., p.13.

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amusées des femmes. En 1961, l'artiste italien Piero Manzoni, abandonnant pour un temps ses Achromes, avait décidé de créer des sculptures vivantes, en apposant sa signature sur une partie du corps de certaines personnes plus ou moins nues. En 1963, dans Action matérielle n°1 : dégradation d'une vénus, Otto Mühl jetait de la peinture et des ordures sur une femme nue avant de la rouler dedans. Tout cela était nouveau, d'aucuns diraient espiègle ou machiste, mais loin de pouvoir bouleverser les corps et les esprits comme la vague de performances qui suivit. L'audace décisive vint, en 1963, de l'Américaine Carolee Schneemann. Sublimant l'idée de Jackson Pollock d'être dans la peinture, en désir personnel d'avoir le corps enduit de peinture pour en faire un outil, elle réussit à donner à voir simultanément un nu féminin et le corps agissant de la créatrice.24 L'artiste voyait dans cette attitude radicale et novatrice, et selon ses propres mots, un défi adressé « aux lignes de défense territoriale psychiques permettant d'admettre les femmes dans le club fermé de l'Art. »25 En janvier 1963, déjà, « c'est avec le Judson Dance Theater, et une performance, Newspaper Event, que Schneemann développe le côté matériel du corps et imagine une sorte de système, reliant le corps à l'environnement [...]. »26 Mais en

24 C'est sa performance Eye Body : 36 Transformative actions qui est évoquée ici.

25 T. Warr, « Le corps de l'artiste », op. cit., p.61.

26 O. Lussac, « Performances et Rituels corporels féminins. L'exemple de Carolee Schneemann », Op cit.

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décembre, avec Eye Body : 36 transformative actions, elle compose une oeuvre fondatrice et incontournable qui tire son origine d'une note écrite la même année :

« -Que le corps soit dans l'oeil- ; que les sensations reçues visuellement prennent racine dans l'organisme dans son ensemble. Cette perception remue l'entière personnalité dans l'excitation... Mes drames visuels pourvoient simultanément à une intensification de toutes les facultés - appréhension qui va en avant dans une juxtaposition sauvage. Mes yeux créent, recherchent une forme expressive dans les matériaux que je choisis- ; de telles formes correspondant à une dimensionnalité esthétique visuelle et cinétique- ; une nécessité viscérale dessinée par les sens [...] un évènement mobile et tactile dans lequel l'oeil guide le corps. - »27

Dans une Amérique des années soixante, patriarcale, religieuse et puritaine, Carolee Schneemann fut, au mieux blâmée, au pire ignorée par la critique qui « s'indignait du fait qu'une artiste osât ainsi incorporer sa nudité à son oeuvre, comme si un intermédiaire vêtu de pied en cap dût nécessairement être présent pour diriger l'action, à l'instar de Klein, Manzoni et Robert Morris [...]. »28 Pourtant, l'année suivante, elle proposa Meat Joy (Joie de la viande) 1964, « l'apothéose de la plénitude libidinale ou de la « -jubilation

27 O. Lussac, « Performances et Rituels corporels féminins. L'exemple de Carolee Schneemann », Op cit.

28 R. Goldberg, « Performances. L'art en action », op.cit. p.95.

charnelle- » [...], avec la figure de la femme nourricière, avec hommes, poisson cru, poulets éventrés, saucisses, peinture et chansons pop [...]. »29, performance au cours de laquelle elle fut victime d'une tentative d'étranglement de la part d'un spectateur, puis encore, une décennie plus tard, Interior Scroll (Parchemin intérieur) 1975, stupéfiant manifeste féministe dans lequel, nue et sculpturale, elle lisait un parchemin qu'elle retirait lentement de son vagin, et sur lequel étaient inscrits des bribes de textes féministes qu'elle avait écrits pour d'autres oeuvres et, parmi eux, la relation de la discussion affligeante qu'elle avait eue avec un cinéaste structuraliste qui trouvait son travail encombré de détails personnels. Elle accouchait ainsi, littéralement, d'une parole longtemps confisquée par les hommes. Interior Scroll, qui fut également le fruit de ses recherches sur « l'espace vulvaire », dissimulait aussi un monde de symboles et de significations d'un accès moins immédiat. La très fréquente nudité de Carolee Schneemann demeura, tout au long de son parcours, foncièrement militante. Mêlée à une audace et une agressivité que l'on considérait alors comme masculine, elle participait à la réalisation d'une oeuvre qui, selon les termes de Peggy Phelan, s'avérait « spirituelle, sarcastique, et surtout « cultivée »

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29 O. Lussac, « Performances et Rituels corporels féminins. L'exemple de Carolee Schneemann », Ibid.

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[...]. »30 Il nous semble impossible de clore cette trop succincte approche de Carolee Schneemann sans citer d'elle ces quelques lignes emblématiques :

« Un istorien31 de l'art peut-il être une femme nue ? Une femme a-t-elle une autorité intellectuelle ? Peut-elle avoir une autorité publique alors qu'elle est nue et qu'elle parle ? Est-ce que le contenu de la conférence était moins appréciable quand elle était nue ? Quels multiples niveaux de malaise, de plaisir, de curiosité, de fascination érotique, d'acceptation ou de rejet ont été activés dans le public ? »32

Tout est dit. Et les cinq années qui séparent les Anthropométries d'Yves Klein du Eye Body de Carolee Schneemann apparaissent, dès lors, comme des années-lumière.

Cette nudité, en quelque sorte exemplaire, l'est à plusieurs niveaux d'interprétation.

« Je me mets nue parce que Claude Cahun, Carolee Schneemann, Valie Export, Ana Mendieta, Marina Abramovic, Annie Sprinkle, etc., se sont mises nues. Le nu féminin renvoie d'abord à des femmes féminines et hétérosexuelles, prises par le regard d'artistes hommes (et majoritairement

30 Essai de P. Phelan in H. Reckitt (dir.), « Art et féminisme », op cit, p.30.

31 Schneemann retire le « h » d'« historien », car his renvoie en anglais au masculin.

32 J. Perrin, « Le nu féminin en mouvement » in C. Biet et S. Roques (dirs.), « Performance. Le corps exposé » op. cit., p.178.

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hétérosexuels), mais les artistes femmes auxquelles mon travail renvoie sont justement sorties, les unes après les autres et chacune à leur manière, de ce regard masculin hégémonique ».33

Elle fut donc utilisée par d'autres artistes militantes au cours de ces années d'offensives.

L'autrichienne Valie Export, fait partie, avec Marina Abramovic, Gina Pane, Rebecca Horn et Ulrike Rosenbach, des performeuses européennes qui présentèrent des oeuvres troublantes et émotionnellement poignantes. Mais, parmi ces dernières, elle peut apparaître la plus proche de Carolee Schneemann par son engagement féministe, les provocations radicales de certaines de ses approches, et son statut de pionnière des années soixante. Spécialisée dans les actions de rue, elle réalisa, dès 1968, avec l'actionniste Peter Weibel, la performance Tapp und Tastkino (cinéma tactile) dans laquelle, elle se promenait dans la rue, avec accrochée à son cou, une sorte de scène de théâtre miniature qui cachait ses seins nus. Peter Weibel haranguait la foule avec un mégaphone, en proposant aux passants d'écarter le rideau de scène pour toucher, en aveugle, les seins de sa partenaire. Le propos était clair :

« En permettant à tout le monde de toucher ce que l'on peut appeler en langage cinématographique l'«écran de mon corps», ma poitrine, j'ai dépassé les limites de la communication sociale

33 Gaëlle Bourges citée par R. Huesca, « La danse des orifices », Paris, Nouvelles éditions Jean-Michel Place, 2015, p.143.

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communément admise. Ma poitrine échappait à la «société du spectacle» responsable de la transformation des femmes en objets. De plus, les seins n'appartiennent plus à un seul homme, et la femme qui dispose librement de son corps tente de se donner une identité indépendante. C'est le premier pas pour passer du statut d'objet à celui de sujet. »34

La même année, avec Genital Panik (Panique génitale), elle se montra encore plus explicite, en pénétrant dans une salle de cinéma d'art de Munich alors que des réalisateurs y présentaient leurs oeuvres. Elle était revêtue d'une chemise noire et de jeans dont elle avait découpé l'entrejambe pour laisser voir son sexe nu. Elle parcourut lentement toutes les rangées de spectateurs en déclarant que son sexe était disponible et qu'on pouvait en faire ce que l'on voulait. Si, comme le dit Julie Perrin, « Le nu dans la performance doit alors être appréhendé au regard d'un régime de pouvoir et de représentation donné. Il n'est pas dit qu'il produise du désordre à tous les coups. »35, on peut néanmoins imaginer l'impact du désordre produit, il y a un demi-siècle, sur un public essentiellement masculin, même averti des surprises réservées par le monde de l'art. « J'avais peur et pas la moindre

34 Valie Export citée par H. Reckitt, « Art et féminisme », op. cit., p.64.

35 J. Perrin, « Le nu féminin en mouvement » in C. Biet et S. Roques (dirs.), « Performance. Le corps exposé » op. cit., p.175.

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idée de ce que les gens allaient faire. Au fur et à mesure que je passais de rangée en rangée, les gens se levaient en silence et sortaient du cinéma. »36 Il convient toutefois de préciser que la photographie Aktionshose Genitalpanik (Action de pantalon, panique génitale), qui fut prise en 1969, pour la réalisation d'une série d'affiches commémoratives de la performance, et pour la documenter après coup, est, en partie, à l'origine de la légende selon laquelle Valie Export aurait menacé, avec une arme, le public d'une salle de cinéma pornographique. Une anecdote ultérieure démontre, s'il était besoin, à quel point la nudité de Valie Export était aussi foncièrement militante que celle de Carolee Schneemann : Lorsqu'en 1970, à Londres, Carolee Schneemann accueille chez elle Valie Export qui, persécutée, fuit son Autriche natale, elle écrit :

« Nous nous sommes dit l'une à l'autre combien nous étions dans le risque de tout perdre sauf notre vision de l'art : le gouvernement autrichien avait pris l'enfant de Valie la considérant comme une mère indigne et la jugeant inapte à l'élever. J'étais en exil, loin de mon partenaire, de ma maison, de mon travail. Nous étions toutes les deux fragiles et furieuses. Ensemble nos buts étaient confirmés, la potentialité des pouvoirs déstabilisants du corps féminin était entre nos mains. »37

36 Valie Export citée par H. Reckitt, « Art et féminisme », op. cit., p.97.

37 Introduction de N. Boulouch et E. Zabunyan in E. Zabunyan (dir.), « La performance. Entre archives et pratiques contemporaines », Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p.17.

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À la lecture des commentaires laissés par les femmes artistes de cette époque, on est frappé par la similitude de ton avec certains récits de guerre. Il est certain que l'art féministe, et particulièrement celui permettant au corps nu féminin d'imposer son indocile présence, se pratiqua en terrain miné et dans un climat de constante mise en danger.

Nous allons en avoir confirmation avec ce nouvel exemple de nudité combattante, celle de l'américaine d'origine cubaine, Ana Mendieta, elle aussi amie de Carolee Schneemann, qui lui rendit hommage, en 1986, dans son oeuvre Hand/Heart for Ana Mendieta (Main/coeur pour Ana Mendieta), réalisée un an après la mort de cette dernière dans des circonstances aussi tragiques que troublantes.38

Arrivée en 1961 de Cuba, jeune adolescente immigrée fuyant le régime castriste, Ana Mendieta commença son parcours américain, déplacée de foyers d'accueil en orphelinats, avant de commencer des études d'arts et de peinture. Mais dès 1972, elle se dirigea vers une voie différente et entama une série de performances qui restent parmi les plus radicales et puissantes de l'histoire de l'art féministe. Dans Death of a Chicken (Mort d'un poulet) 1972, elle apparaissait nue, tenant par les pattes un poulet dont on venait de couper la tête

38 Le 8 septembre 1985, et pour des raisons toujours indéterminées aujourd'hui, Ana Mendieta chute d'une des fenêtres de l'appartement qu'elle partage avec son mari, le très célèbre sculpteur minimaliste Carl André, au 34ème étage d'un immeuble de Manhattan.

et dont le sang l'aspergeait. Elle reproduisait dans cette performance un rite de purification et d'intronisation issu de la Santeria, un syncrétisme religieux pratiqué à Cuba. Il s'agissait de la première occurrence d'une série de nudités que l'on retrouvera ultérieurement dans ses siluetas, reformulations personnelles de rituels primitifs pluriculturels. Puis, en 1973, traumatisée par le viol et l'assassinat d'une étudiante de son campus, elle réalisa Rape Scene (Scène de viol), performance avec laquelle elle espérait briser la loi du silence.

« Un soir, l'artiste a invité des amis et ses condisciples à lui rendre visite dans son appartement de Moffit Street (Iowa City). Les invités ont trouvé la porte de l'appartement entrouverte et sont entrés dans une pièce sombre éclairée par une seule lampe ; ils ont découvert Ana Mendieta, le bas du corps dénudé, plaquée et attachée sur une table, les jambes et les fesses souillées de sang ; sur le sol, maculé de traces de sang, gisaient des assiettes brisées. L'artiste a raconté par la suite à quel point la tragédie de l'étudiante l'avait bouleversée et traumatisée. Cette identification avec une vraie victime signifiait à l'évidence qu'elle ne se présentait pas comme l'objet anonyme d'un « tableau vivant ». »39

L'oeuvre d'Ana Mendieta, bien qu'évoquant souvent le pouvoir de la sexualité féminine, dénonçait les violences faites aux femmes et le carcan social par lequel ces dernières étaient opprimées dans un monde construit historiquement sur des valeurs patriarcales. Mais dans la série des siluetas évoquées précédemment, l'utilisation de son corps, très souvent nu,

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39 T. Warr, « Le corps de l'artiste », op. cit., p.100.

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comme élément agrégé, en particulier à la terre-mère, et la convocation des différentes déesses associée à celle-ci, l'entrainèrent vers les sources de la théorie du matriarcat initial ou des matriarcats partiels. Cette réappropriation de déesses sera, elle aussi, considérée comme une militance féministe. De cette artiste d'une extrême sensibilité, étincelante, provocante, ombrageuse, franche et férocement ambitieuse, dont l'universitaire et curateur Irit Rogoff disait qu'elle « alliait un appétit sauvage, à une sexualité féminine libérée »40, il demeure les traces d'un grand nombre de performances utilisant son corps nu, sans qu'à aucun moment, cette nudité n'apparaisse comme gratuite ou complaisante.

L'Américaine Hannah Wilke, qui utilisa un nombre important de média différents, fut, comme Carolee Schneemann, intéressée par l'espace vulvaire et demeure une des premières artistes à avoir privilégié la représentation de cette partie du corps féminin dès la fin des années soixante. Tout au cours de sa brillante carrière, elle s'exposa nue dans diverses performances, dévoilant souvent une sensualité triomphante dont les motivations parurent quelquefois ambigües à ses contemporains. Pourtant, s'il lui arrivait de

40 S. O'Hagan, 2013, « Ana Mendieta: death of an artist foretold in blood », source citée : https://www.theguardian.com/artanddesign/2013/sep/22/ana-mendieta-artist-work-foretold-death (consulté le 16/02/2015).

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revendiquer clairement sa féminité, « La fierté, le pouvoir et le plaisir que l'on retire à être soi-même, un être sexué, menacent la culture, sauf s'ils sont récupérés comme un simple produit économiquement et socialement utile. »41, son implication féministe et le bien-fondé de ces mises à nu, ne font aucun doute à la lecture de certaines de ses déclarations.

« Je me suis donné la forme d'une déesse, d'un ange, d'une femme crucifiée pour pouvoir expulser les symboles féminins créés par les hommes et pour donner ainsi aux femmes un nouveau statut, un nouveau langage formel. En particulier, j'ai voulu réaffirmer la nature physique du corps qui semble être devenue plus étrangère que jamais dans le monde de la déconstruction. Les femmes ont toujours servi d'idéal et d'inspiration créatrice aux hommes. Créer mes propres images en tant qu'artiste et objet était important pour moi car je refusais totalement d'être l'objet. Je me suis transformée en objet pour idéaliser la femme, à la manière dont les hommes l'ont fait si souvent, pour lui restituer son corps. J'ai repris possession de mon corps au lieu de le faire «créer» par quelqu'un d'autre. »42

Dans une dernière oeuvre exposée à titre posthume, Intra Venus 1993, elle montre ce même corps, déformé par la chimiothérapie destinée à combattre le mal qui l'emportera la même

41 Hannah Wilke citée par H. Reckitt, « Art et féminisme », op. cit., p.107.

42 C. Morineau et Q. Bajac avec la collaboration de M. Archambault, « elles@centrepompidou », cat. Expo., Paris, Centre national d'art et de culture Georges Pompidou, (29 mai 2009-21 février 2011), Paris, Éditions du centre Pompidou, 2009, p.14.

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année, accompagné d'autoportraits à l'aquarelle, de sculptures d'objets médicaux et de collages de cheveux perdus pendant son traitement.

À l'ombre de ces totems, ou à côté d'eux, se sont tenues et se tiennent encore - quelquefois plus médiatisées pour des raisons qui tiennent d'avantage aux manipulations qui sous-tendent le marché de l'art, qu'à la valeur intrinsèque de leurs oeuvres - un certain nombre de performeuses qui entretenaient avec la nudité de fréquents rapports, justifiés dans la majorité des cas. Le Mirror Check (le test du miroir) 1970 de Joan Jonas ne pouvait se concevoir d'autre manière puisqu'il était destiné à mettre l'accent sur les différences de point de vue pouvant exister au même moment, entre le sujet et l'artiste, sur un corps de femme. De même, compte tenu de la problématique soulevée - montrer l'évolution de la sculpture d'un corps au cours d'une période de régime strict - il était impossible à Eleanor Antin de ne pas être nue pendant la réalisation de son oeuvre Carving : A Traditionnal Sculpture (Modelage : une sculpture traditionnelle) 1973. Quant à Egle Rakauskaite, son rôle foetal dans In Honey (dans du miel) 1996, ne pouvait que se concevoir nu. Dans un contexte plus contemporain, la mexicaine Rocio Boliver ne limite pas ses performances à utiliser son vagin comme instrument de musique. Dans La daica del ser (La chute de l'être) son corps nu et vulnérable est utilisé pour reproduire la dernière toilette du corps d'une

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femme défunte.43 Et ce rituel funèbre ne peut se concevoir qu'avec un corps nu. L'artiste croate Vlasta Delimar, qui refuse énergiquement de voir ses performances qualifiées, tout autant, d'art féministe que d'art féminin, ne peut, dans Lady Godiva, réalisée en 2001 dans les rues de Zagreb, qu'apparaître nue comme son modèle. Boryana Rossa, bulgare et féministe revendiquée, apparaît elle aussi logiquement nue, dans sa réinterprétation, Vitruvian Body (Le corps de Vitruve) 2009, exécutée avec son partenaire russe Oleg Mavromatti.

Parmi les performances de Yolene Richard, étudiante à l'Université de Lorraine, À ma planche 2016, semble, tel un prolongement limpide, s'inscrire dans la droite ligne des nudités insurrectionnelles. À l'occasion de l'exposition collective À ma hauteur 2016, une

43 Dans un très intéressant article paru en 2015, « Mort et sacrifice dans la performance féministe ibéro-américaine. OEuvres d'Ana Mendieta et de Rocio Boliver », Melissa Simard s'intéresse particulièrement à l'utilisation de la mort réelle et au simulacre funéraire chez ces deux performeuses féministes mais d'époques différentes.

M. Simard, 2015, « Mort et sacrifice dans la performance féministe ibéro-américaine. OEuvres d'Ana Mendieta et de Rocío Boliver », Amerika (en ligne), 12, source citée :

http://amerika.revues.org/6537 ; DOI : 10.4000/amerika.6537 (consulté le 21/11/2015).

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« cinquantaine de mètres de [planches de] Sapin Brut »44 ont été façonnées et illustrées par des étudiants en troisième année de licence d'Arts plastiques.

Cependant, au milieu de « toutes ces planches fièrement dressées »45 se tenait, à l'identique, le corps nu de Yolene Richard, recouvert de motifs figurant les nervures et les noeuds du bois. La performeuse, qui assimile le naturel de sa peau à celui du bois brut, devient une planche parmi d'autres que le public peut manipuler tel un objet.

L'intention de l'artiste, qui était de dénoncer le statut de femme-objet, est ainsi matérialisée de façon humoristique.

Dès 1980, la Polonaise Ewa Partum, utilise sa nudité revendicatrice pour combattre l'absurdité d'un régime politique et affermir son combat féministe. Sa compatriote Katarzyna Kozyra, considérée comme l'artiste polonaise la plus subversive de sa génération, rappelle par la nudité tragique qu'elle affiche dans certaines de ses oeuvres, la bouleversante morbidité des derniers opus d'Hannah Wilke.

44 Descriptif de l'exposition À ma hauteur 2016, figurant sur la page Facebook de l'événement, source citée : https://www.facebook.com/events/1400122306955992/ (consulté le 21/04/2016).

45 A. Valentin, 2016, « Les étudiants s'exposent », KLANCH. Culture et sous-culture, source citée : http://klanch.fr/les-etudiants-sexposent-a-la-galerie-octave-cowbell/ (8 juillet)

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« Ses polaroïds de nus anorexiques réalisés en 1991 ont annoncé une de ses oeuvres les plus emblématiques de sa recherche : Olympia (1996) qui, sous la forme d'un triptyque, photographique mais également sous celle d'une vidéo sonore, montre l'artiste à l'issue d'une lourde chimiothérapie, chauve, le teint brouillé un bras sous perfusion adoptant une pose rendue célèbre par le tableau de Manet. La vidéo permet d'entendre une voix féminine, celle d'une infirmière s'indignant que l'on puisse se filmer et, surtout, envisager de se montrer dans un tel état. »46

Et comment ne pas évoquer, pour clore cette liste non exhaustive, l'incontournable Marina Abramovic, dont nous reparlerons plus longuement dans la partie de ce mémoire réservée aux blessures auto-infligées. Elle pourrait à elle seule représenter le parangon de la nudité performantielle. Plus courageuse, plus résistante, et plus nue, pourrait être la devise qu'elle s'emploie à mériter depuis quelques décennies, même s'il conviendrait d'y rajouter plus médiatique depuis un certain temps. Devenue La grand-mère de l'art-performance, elle écarte toujours toute référence au féminisme. Son discours ne s'encombre que rarement de digressions sophistiquées et se résume en quelques axiomes personnels : « Je n'ai jamais voulu d'un corps d'homme. J'ai toujours pensé que les femmes étaient plus fortes de toutes

46 A. Tronche, 2008, « Kulik, Èernicky, Kozyra. Trois résistances culturelles. », artpress2 « performances contemporaines » (n°7), p.56.

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manières [...] Le fait que les femmes puissent donner la vie en fait déjà des êtres humains supérieurs [...] Je suis très souvent nue. Mais je ne suis pas nue pour plaire aux hommes. [...] C'est à vous de prendre le pouvoir. Vous devez sentir, avant tout, que vous êtes puissante. Si vous ne le sentez pas, ils vous passeront dessus. »47 ou, tout aussi clairement « Je n'apprends que de ce que je crains le plus. »48 Sa propre conception de la performance fait frissonner maints exégètes plus timides ou consensuels.

« Pour être une performance artist, il faut haïr le théâtre. Le théâtre est faux ; il y a une boîte noire, vous payez votre ticket et vous vous asseyez dans le noir et vous voyez quelqu'un jouer la vie de quelqu'un d'autre. Le couteau n'est pas réel, le sang n'est pas réel et les émotions ne sont pas réelles. La performance, c'est exactement le contraire : le couteau est réel, le sang est réel et les émotions sont réelles. C'est un concept très différent. C'est à propos de la vraie réalité. »49

47 Entretien avec M. Abramovic réalisé par A. Maloney, 2015, « Marina Abramovic and the art of female sacrifice. The «grandmother of performance art» talks nudity, feeling one's power and why she refuses to identify as a feminist », The New York Times, source citée : http://nytlive.nytimes.com/womenintheworld/2015/11/17/marina-abramovic-and-the-art-of-female-sacrifice/ (consulté le 11/12/2015).

48 R. Goldberg, « Performances. L'art en action », op. cit., p.13.

49 C. Biet, « Pour une extension du domaine de la performance (XVIIe - XXIe siècle) » in C. Biet et S. Roques (dirs.), « Performance. Le corps exposé », op. cit., p.23.

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Certes, le propos est radical, et, dans le même ouvrage, Christian Biet ironise sur « ce que pourrait être la « vraie réalité » de Marina Abramovic [...] ».50 Peut-être pourrions-nous suggérer que cette vraie réalité est tout simplement l'expérience du terrain : elle a connu dans sa chair les coups, l'oppression, l'éducation militaire, religieuse et rigoriste, ce qui permet de lui donner en cette matière, l'autorité du vécu, dont certains sont démunis. Sa nudité, quant à elle, a toujours été assumée, frontale, guerrière, souvent tactile voire percutante.51 Mais toujours utilitaire. La prise de risques, expression souvent galvaudée dans le monde de la performance, est une quasi-constante dans une part importante de ses oeuvres. La personnalité de Marina Abramovic est clivante, la pertinence de certaines de ses oeuvres peut être discutée, mais il est un point qu'il est difficile de réfuter : sur le terrain de l'action performancielle, cette artiste représente un cas unique en matière de longévité et de performances extrêmes.

50 C. Biet, « Pour une extension du domaine de la performance (XVIIe - XXIe siècle) » in C. Biet et S. Roques (dirs.), « Performance. Le corps exposé », Ibid., p.24.

51 Relation in Space (Relation dans l'espace) 1976, la première performance qu'elle a réalisée avec son compagnon Ulay, consistait à se percuter violemment, l'un l'autre, nus, et sur un rythme de plus en plus rapide, pendant une heure.

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Figure 9 : Carolee Schneemann, Eye Body, 1963.

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Figure 10 : Carolee Schneemann, Interior Scroll, 1975.

Figure 11 : Carolee Schneemann, Meat Joy, 1964.

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Figure 12 : Valie Export, Tapp und Tastkino, 1968
·
Action Pants, Genital Panic, 1969.

58

Figure 13 : Carolee Schneemann, Hand/Heart for Ana Mendieta, 1986.

59

Figure 14 : Ana Mendieta, Untitled (Death of a Chicken), 1972.

Figure 15 : Ana Mendieta, Rape Scene, 1973.

Figure 16 : Joan Jonas, Mirror Check, 1970.

Figure 17 : Vlasta Delimar, Lady Godiva, 2001.

Figure 18 : Boryana Rossa, Vitruvian Body, 2009.

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Figure 19 : Yolene Richard, AÌ ma planche, 2016.

Figure 20 : Katarzyna Kozyra, Olympia, 1996.

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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote