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S'exposer et souffrir. Blessures et nudité dans la performance féminine contemporaine. Avatars et dérives d'une fonction politique.

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par Naura Kassou
Université de Lorraine (site de Metz) - Maîtrise d?Arts et culture (mention Arts plastiques) 2016
  

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1.2 - Le corps comme nouveau médium

Au cours des années soixante, alors que le conformisme, les valeurs dominantes et les institutions sociopolitiques établies, voyaient leurs pouvoirs et leurs hiérarchies violemment contestés par une part importante de la société, un grand nombre de jeunes artistes, tant en Europe qu'aux Etats-Unis, bousculèrent l'institution artistique, discréditèrent certains des fondements et des postulats qu'elle défendait, et décidèrent d'en redéfinir le sens et les fonctions. Dans un climat de remise en cause générale et d'exaltation permanente, ils rejetaient dans un même élan, les galeries qu'ils accusaient de mercantilisme et les critiques d'art à qui ils ne reconnaissaient plus le rôle d'exégètes de confiance. Privés ainsi d'intermédiaires, ils décidèrent d'expliquer eux-mêmes les orientations qu'ils envisageaient de prendre et les motivations personnelles qui sous-tendraient leurs créations futures. Ce nouvel environnement esthétique participa à l'apparition de l'art conceptuel, puis, dans la foulée et peut-être pour les mêmes raisons d'intangibilité - bien que visible, elle ne pouvait être, en théorie, ni achetée, ni vendue - de la performance. Dans le même esprit de découverte :

« Du milieu des années 1960 jusque dans les années 1970, parallèlement à l'essor des mouvements revendicatifs mais aussi des « cultures » en quête d'elles-mêmes, parfois hédonistes (la « déesse-

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terre », l'amour libre, les drogues), le corps de l'artiste est mis en acte, de manière ironique, figée ou débridée, pour sa faculté - en tant que dépositaire d'un « moi authentique » - à « vaincre [...] le déterminisme technologique et scientifique ». »15

Comme nous allons le voir ultérieurement, les utilisations faites de ces corps d'artistes-actants furent multiples, régulières et particulièrement dérangeantes. Il est d'autant plus étrange que, lors de performances ultra-contemporaines, alors que les effets de surprise, de scandale ou de répulsion, devraient être depuis longtemps estompés ou abolis, il arrive assez souvent que, sinon le public, du moins les médias, la critique, les institutions, ou plus généralement l'opinion publique, soient effarouchés, voire traumatisés, et se comportent comme si quelques décennies ne s'étaient écoulées depuis l'origine du phénomène. Pour Catherine Millet :

« On peut distinguer plusieurs époques de l'art corporel, la première ayant surtout été phénoménologique. Les artistes se sont d'abord servis de leur corps pour éprouver les choses alentour, mesurer l'environnement. [...] C'est progressivement, ensuite, peut-être parce que, à force de rapporter le monde à l'unité de mesure du corps, il devint nécessaire de vérifier cette unité de mesure

15 Kristine Stiles, citée dans l'essai de A. Jones in T. Warr (dir.), « Le corps de l'artiste », traduc. D.-A. Canal, Paris, Phaidon, 2011, p.29.

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elle-même, ou peut-être parce que, à force de se raccorder à l'environnement, le corps devint lui-même contexte, qu'apparurent des actions plus expressives, soit que le corps éprouvât ses propres limites (épreuves et expression du danger, de la douleur, transgression de certains tabous), soit que le corps finît par être le support d'une image (travestissement). »16

Le corps est alors sollicité, interrogé, consacré comme nouvelle source de création. Il est fouetté, menacé, suspendu, pincé, accouplé, voire greffé à d'autres éléments. Il est mis à nu et exposé. Le corps induit la nécessaire présence de son enveloppe : la peau. Cette peau qui à son tour sera peinte, percée, scarifiée, déchirée, brûlée.

« À recenser les performances mettant en jeu la peau, ce sont pourtant celles qui en font un objet submergé, malmené, attaqué, meurtri, qui semblent dominantes, celles même qui, il y a quelque temps encore, apparaissaient comme les plus emblématiques d'une période mêlant outrage et outrance. S'y associent d'emblée nombre d'« images stéréotypées de corps battus et violentés ». Reprendre quelques performances datées de plusieurs décennies le montre. Mais reprendre celles d'aujourd'hui le montre encore, même si beaucoup d'entre elles peuvent faire songer à une rupture »17

Parfois, l'exploration du corps de certaines artistes se poursuivait de manière singulière. Dans Post-Porn Modernist Show (Spectacle post-porno moderniste) 1992, l'artiste

16 C. Millet, « Le corps exposé », Nantes, éd. Nouvelles Cécile Defaut, 2011, p.144.

17 S. Roques et G. Vigarello, « La fascination de la peau » in C. Biet et S. Roques (dirs.), « Performance. Le corps exposé » op. cit., p.92.

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militante porno-féministe Annie Sprinkle, insérait un spéculum dans son vagin et invitait le public à examiner le col de son utérus. Dans Corps Étranger 1994, Mona Hatoum, par le biais de caméras endoscopiques et coloscopiques, proposait une oeuvre foncièrement technologique qui sondait l'intérieur de son corps, tandis que l'échographie permettait de saisir le bruit de sa respiration et les battements de son coeur. Dans un registre peut-être plus apaisant, la lithuanienne Egle Rakauskaite présentait une performance, In Honey (dans du miel) 1996, dans laquelle, couchée en position foetale et à moitié immergée dans du miel, elle respirait par un long tube souple qui ressemblait à un cordon ombilical. L'espace alentour donnait l'impression d'un corps maternel auquel elle se trouvait reliée pour assurer sa survie.

Avec Marina Abramovic, le corps pouvait se faire objet18. Avec Carolee Schneemann, féministe engagée, artiste active de Fluxux et du Judson Dance, il pouvait devenir à loisir outil ou matériau. C'est ainsi que dans sa performance Up to And Including Her Limits (Jusques et y compris ses limites) 1976, elle se faisait pinceau autrement plus charnel et libéré que les modèles ayant servi aux Anthropométries d'Yves Klein, ou, que dans Eye Body : 36 Transformative Actions (OEil-corps : 36 actions de transformation) 1963, elle

18 Lors de sa performance Rhythm 0 (Rythme 0) 1974, un texte affiché sur le mur disait : « Il y a soixante-douze objets sur la table que l'on peut utiliser sur moi comme on le désire. Je suis l'objet. »

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réalisait enfin le souhait longtemps formulé - en incluant son corps dans une oeuvre construite à sa propre échelle à l'aide de matériaux aussi insolites que variés (panneaux, miroirs brisés, parapluie, lumières) - d'utiliser ce dernier, selon sa propre expression « comme un matériau à part entière - comme une dimension supplémentaire à la construction. »19 Plus simplement, la française ORLAN, décidait subitement de changer d'univers créatif et de moyens d'agir :

« À cette époque, je faisais de la peinture et de la sculpture. Et je me suis dit brusquement que ce n'était pas cela qui était important. L'important était de travailler avec le corps, sur son corps : dire des choses publiquement pour que change le monde et que les femmes puissent parler de leur jouissance, de leur nudité, de leur plaisir, puissent prendre la parole et obtenir un minimum de droits. »20

Les performances des années soixante à quatre-vingts, celles que l'on peut désormais qualifier d'avant-gardistes, étaient réalisées sans complaisance, dans un instant-présent qui, à de rares exceptions, leur conférait un réalisme, une force de conviction et une capacité à égratigner un ensemble de strates de perceptions assoupies. Ces facultés

19 T. Warr, « Le corps de l'artiste », op. cit., p.61.

20 Entretien avec ORLAN réalisé par S. Roques, 2013, « Les préjugés ébranlés par L'Art-Action » in C. Biet et S. Roques (dirs.), « Performance. Le corps exposé » op. cit., p.226.

facilitaient une réelle empathie avec un public qui devenait petit à petit plus complice et dont le regard, en particulier sur le corps humain, était soumis à de multiples remises en question. Certes, « Selon les principes actuels de la théorie critique, le spectateur de l'art, le lecteur d'un texte, le public d'un film ou d'une production théâtrale, sont tous des performers, des interprètes, puisque notre réaction vivante, immédiate, à l'oeuvre d'art est essentielle à l'accomplissement de cette oeuvre. »21 Mais, jeune spectatrice du vingt-et-unième siècle, on ne peut s'empêcher de regretter de ne pas avoir été spectatrice-performeuse des créations de ces pionnières pour, qui sait, mieux comprendre ou simplement mieux accepter celles qui tentent à présent, et de manière souvent plus conceptuelle ou hermétique, d'emprunter le même parcours. Les photos, vidéos, films et écrits qui demeurent les seuls témoignages de ces moments héroïques, ne restituent qu'une infime et dérisoire partie de ces fêtes du corps, du sens et des sens.

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21 R. Goldberg, « Performances. L'art en action », Op cit, p.9.

Figure 5 : Annie Sprinkle, Post-Porn Modernist Show, 1992.

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Figure 6 : Mona Hatoum, Corps Étranger, 1994.
Figure 7 : Egle Rakauskaite, In Honey, 1996.

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Figure 8 : Carolee Schneemann, Up to and Including Her Limits with Kitch, 1974
·
Study for Up To and Including Her Limits, 1973
·
Up to and Including Her Limits, 1976
·
Ibid.

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