1.2 - Le corps comme nouveau médium
Au cours des années soixante, alors que le conformisme,
les valeurs dominantes et les institutions sociopolitiques établies,
voyaient leurs pouvoirs et leurs hiérarchies violemment contestés
par une part importante de la société, un grand nombre de jeunes
artistes, tant en Europe qu'aux Etats-Unis, bousculèrent l'institution
artistique, discréditèrent certains des fondements et des
postulats qu'elle défendait, et décidèrent d'en
redéfinir le sens et les fonctions. Dans un climat de remise en cause
générale et d'exaltation permanente, ils rejetaient dans un
même élan, les galeries qu'ils accusaient de mercantilisme et les
critiques d'art à qui ils ne reconnaissaient plus le rôle
d'exégètes de confiance. Privés ainsi
d'intermédiaires, ils décidèrent d'expliquer
eux-mêmes les orientations qu'ils envisageaient de prendre et les
motivations personnelles qui sous-tendraient leurs créations futures. Ce
nouvel environnement esthétique participa à l'apparition de l'art
conceptuel, puis, dans la foulée et peut-être pour les mêmes
raisons d'intangibilité - bien que visible, elle ne pouvait être,
en théorie, ni achetée, ni vendue - de la performance. Dans le
même esprit de découverte :
« Du milieu des années 1960 jusque dans les
années 1970, parallèlement à l'essor des mouvements
revendicatifs mais aussi des « cultures » en quête
d'elles-mêmes, parfois hédonistes (la « déesse-
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terre », l'amour libre, les drogues), le corps de
l'artiste est mis en acte, de manière ironique, figée ou
débridée, pour sa faculté - en tant que dépositaire
d'un « moi authentique » - à « vaincre [...] le
déterminisme technologique et scientifique ». »15
Comme nous allons le voir ultérieurement, les
utilisations faites de ces corps d'artistes-actants furent multiples,
régulières et particulièrement dérangeantes. Il est
d'autant plus étrange que, lors de performances ultra-contemporaines,
alors que les effets de surprise, de scandale ou de répulsion, devraient
être depuis longtemps estompés ou abolis, il arrive assez souvent
que, sinon le public, du moins les médias, la critique, les
institutions, ou plus généralement l'opinion publique, soient
effarouchés, voire traumatisés, et se comportent comme si
quelques décennies ne s'étaient écoulées depuis
l'origine du phénomène. Pour Catherine Millet :
« On peut distinguer plusieurs époques de l'art
corporel, la première ayant surtout été
phénoménologique. Les artistes se sont d'abord servis de leur
corps pour éprouver les choses alentour, mesurer l'environnement. [...]
C'est progressivement, ensuite, peut-être parce que, à force de
rapporter le monde à l'unité de mesure du corps, il devint
nécessaire de vérifier cette unité de mesure
15 Kristine Stiles, citée dans l'essai de A.
Jones in T. Warr (dir.), « Le corps de l'artiste », traduc.
D.-A. Canal, Paris, Phaidon, 2011, p.29.
29
elle-même, ou peut-être parce que, à force
de se raccorder à l'environnement, le corps devint lui-même
contexte, qu'apparurent des actions plus expressives, soit que le corps
éprouvât ses propres limites (épreuves et expression du
danger, de la douleur, transgression de certains tabous), soit que le corps
finît par être le support d'une image (travestissement).
»16
Le corps est alors sollicité, interrogé,
consacré comme nouvelle source de création. Il est
fouetté, menacé, suspendu, pincé, accouplé, voire
greffé à d'autres éléments. Il est mis à nu
et exposé. Le corps induit la nécessaire présence de son
enveloppe : la peau. Cette peau qui à son tour sera peinte,
percée, scarifiée, déchirée,
brûlée.
« À recenser les performances mettant en jeu la
peau, ce sont pourtant celles qui en font un objet submergé,
malmené, attaqué, meurtri, qui semblent dominantes, celles
même qui, il y a quelque temps encore, apparaissaient comme les plus
emblématiques d'une période mêlant outrage et outrance. S'y
associent d'emblée nombre d'« images
stéréotypées de corps battus et violentés ».
Reprendre quelques performances datées de plusieurs décennies le
montre. Mais reprendre celles d'aujourd'hui le montre encore, même si
beaucoup d'entre elles peuvent faire songer à une rupture »17
Parfois, l'exploration du corps de certaines artistes se
poursuivait de manière singulière. Dans Post-Porn Modernist
Show (Spectacle post-porno moderniste) 1992, l'artiste
16 C. Millet, « Le corps exposé »,
Nantes, éd. Nouvelles Cécile Defaut, 2011, p.144.
17 S. Roques et G. Vigarello, « La fascination
de la peau » in C. Biet et S. Roques (dirs.), « Performance.
Le corps exposé » op. cit., p.92.
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militante porno-féministe Annie Sprinkle,
insérait un spéculum dans son vagin et invitait le public
à examiner le col de son utérus. Dans Corps Étranger
1994, Mona Hatoum, par le biais de caméras endoscopiques et
coloscopiques, proposait une oeuvre foncièrement technologique qui
sondait l'intérieur de son corps, tandis que l'échographie
permettait de saisir le bruit de sa respiration et les battements de son coeur.
Dans un registre peut-être plus apaisant, la lithuanienne Egle
Rakauskaite présentait une performance, In Honey (dans du miel)
1996, dans laquelle, couchée en position foetale et à
moitié immergée dans du miel, elle respirait par un long tube
souple qui ressemblait à un cordon ombilical. L'espace alentour donnait
l'impression d'un corps maternel auquel elle se trouvait reliée pour
assurer sa survie.
Avec Marina Abramovic, le corps pouvait se faire
objet18. Avec Carolee Schneemann, féministe engagée,
artiste active de Fluxux et du Judson Dance, il pouvait devenir à loisir
outil ou matériau. C'est ainsi que dans sa performance Up to And
Including Her Limits (Jusques et y compris ses limites) 1976, elle se
faisait pinceau autrement plus charnel et libéré que les
modèles ayant servi aux Anthropométries d'Yves Klein,
ou, que dans Eye Body : 36 Transformative Actions (OEil-corps : 36
actions de transformation) 1963, elle
18 Lors de sa performance Rhythm 0 (Rythme
0) 1974, un texte affiché sur le mur disait : « Il y a
soixante-douze objets sur la table que l'on peut utiliser sur moi comme on le
désire. Je suis l'objet. »
31
réalisait enfin le souhait longtemps formulé -
en incluant son corps dans une oeuvre construite à sa propre
échelle à l'aide de matériaux aussi insolites que
variés (panneaux, miroirs brisés, parapluie, lumières) -
d'utiliser ce dernier, selon sa propre expression « comme un
matériau à part entière - comme une dimension
supplémentaire à la construction. »19 Plus
simplement, la française ORLAN, décidait subitement de changer
d'univers créatif et de moyens d'agir :
« À cette époque, je faisais de la peinture
et de la sculpture. Et je me suis dit brusquement que ce n'était pas
cela qui était important. L'important était de travailler avec le
corps, sur son corps : dire des choses publiquement pour que change le monde et
que les femmes puissent parler de leur jouissance, de leur nudité, de
leur plaisir, puissent prendre la parole et obtenir un minimum de droits.
»20
Les performances des années soixante à
quatre-vingts, celles que l'on peut désormais qualifier
d'avant-gardistes, étaient réalisées sans complaisance,
dans un instant-présent qui, à de rares exceptions, leur
conférait un réalisme, une force de conviction et une
capacité à égratigner un ensemble de strates de
perceptions assoupies. Ces facultés
19 T. Warr, « Le corps de l'artiste »,
op. cit., p.61.
20 Entretien avec ORLAN réalisé par
S. Roques, 2013, « Les préjugés ébranlés par
L'Art-Action » in C. Biet et S. Roques (dirs.), «
Performance. Le corps exposé » op. cit., p.226.
facilitaient une réelle empathie avec un public qui
devenait petit à petit plus complice et dont le regard, en particulier
sur le corps humain, était soumis à de multiples remises en
question. Certes, « Selon les principes actuels de la théorie
critique, le spectateur de l'art, le lecteur d'un texte, le public d'un film ou
d'une production théâtrale, sont tous des performers, des
interprètes, puisque notre réaction vivante,
immédiate, à l'oeuvre d'art est essentielle à
l'accomplissement de cette oeuvre. »21 Mais, jeune spectatrice
du vingt-et-unième siècle, on ne peut s'empêcher de
regretter de ne pas avoir été spectatrice-performeuse
des créations de ces pionnières pour, qui sait, mieux
comprendre ou simplement mieux accepter celles qui tentent à
présent, et de manière souvent plus conceptuelle ou
hermétique, d'emprunter le même parcours. Les photos,
vidéos, films et écrits qui demeurent les seuls
témoignages de ces moments héroïques, ne restituent qu'une
infime et dérisoire partie de ces fêtes du corps, du sens et des
sens.
32
21 R. Goldberg, « Performances. L'art en action
», Op cit, p.9.
Figure 5 : Annie Sprinkle, Post-Porn Modernist Show,
1992.
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34
Figure 6 : Mona Hatoum, Corps Étranger,
1994. Figure 7 : Egle Rakauskaite, In Honey, 1996.
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Figure 8 : Carolee Schneemann, Up to and Including Her Limits
with Kitch, 1974 · Study for Up To and
Including Her Limits, 1973 · Up to and
Including Her Limits, 1976 · Ibid.
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