B. L'évolution progressive de la place de l'Etat
dans le secteur de l'armement
1. Les entreprises de défense ont été
confrontées à trois mouvements : privatisation,
transnationalisation et dualisation
Depuis la fin de la guerre froide, l'industrie de
défense a connu des transformations qui ont modifié son rapport
à l'Etat. Le caractère public de la plupart des entreprises de
défense permettait auparavant d'aligner de façon immédiate
les intérêts du client et ceux du producteur, mais ce mode de
gestion ne se révélait pas efficient sur le long terme. Cette
logique d'arsenal ne plaçait en effet pas l'efficacité
économique au coeur de la démarche productive des entreprises. La
privatisation des moyens de production de défense en termes
d'organisation, puis de capital a donc progressivement permis à ces
dernières d'être compétitives en incitant à
davantage d'innovation et de rentabilité économique16.
Les
13 BELLAIS R., FOUCAULT M., OUDOT J-M. (2014),
Economie de la Défense, Paris, Collection Repères
14 WARUSFEL B. (2004), L'adaptation des
marchés publics de défense, Contrats publics -
L'actualité de la commande et des contrats publics, n°32,
pp.44-46
15 IDIART A. (2014) Essai sur l'évolution
du contrôle des exportations de produits militaires et à double
usage depuis les années 1990 in ACHILLEAS P., MIKALEF W. (2014),
« Pratiques juridiques dans l'industrie aéronautique et spatiale
», Editions A. Pedone, pp.275
16 BELLAIS R. (2000), Production d'armes et
puissance des nations, Paris, L'Harmattan, pp.109-119
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Yann WENDEL
autorités nationales ont alors dû adapter leur
approche de cette industrie de souveraineté très liée
à la chose publique.
Le mouvement d'internationalisation et de consolidation de la
BITD à l'échelle européenne a débuté par une
privatisation relative des entreprises de défense17. A titre
d'exemple, la fusion récente de KMW et Nexter a nécessité
au préalable un mouvement de privatisation de Nexter par la
création de KNDS18 (le groupe KMW étant quant à
lui déjà privé), afin que les homologues industriels
allemands acceptent la transaction. Historiquement, la privatisation des
entreprises de défense en France a été
contrôlée par l'Etat, qui renouvelle son mode de gestion de ces
acteurs stratégiques, sans pour autant se désengager du
domaine19. L'administration garde en effet des prérogatives
sur le fonctionnement des entreprises de défense, avec des
mécanismes actionnariaux tels que la « golden share
», ouvrant des droits particuliers au régulateur sur les
décisions de l'entreprise sans que cette part n'ait de valeur marchande,
ou bien l'administration conserve une participation minoritaire au-dessus du
seuil de blocage pour garder un droit de veto sur les décisions
stratégiques. Ainsi, l'Etat garde des participations boursières
dans la plupart des entreprises de défense, passant d'une logique d'Etat
stratège à celle d'Etat actionnaire et évoluant d'un mode
de régulation administrée à un système de
rentabilité et de soutenabilité20. L'entreprise peut
alors s'épanouir sur le marché tout en donnant à l'Etat un
droit de regard sur ses décisions, à des fins d'alignement avec
les intérêts nationaux, dans la mesure où certains enjeux
majeurs peuvent dépasser l'entreprise en tant qu'acteur privé.
Certaines activités qui ne sont par exemple pas rentables
économiquement peuvent constituer un vecteur stratégique
indispensable à la souveraineté nationale. L'actionnariat
étatique peut toutefois freiner certains mouvements de consolidation
industrielle, de peur que l'Etat ne guide la marche d'entreprises
consolidées au-delà de ses frontières dans des objectifs
politiques et non économiques. De manière similaire, la
CJUE21 considère que les droits associés tels que la
« golden share » sont autant de restrictions au droit des
autres actionnaires, même si cela est autorisé dans le cas de
groupes liés au secteur de la défense22. Le pouvoir de
l'Etat sur
17 BELLAIS R., FOUCAULT M., OUDOT J-M. (2014),
Economie de la Défense, Paris, Collection Repères
pp.24
18 Krauss Nexter Defence Systems
19 HEBERT J-P. (2006), Le débat
stratégique sur l'armement 1992-2005, Cahier d'Etudes
Stratégies 38-39, EHESS.
20 Rapport Public Thématique (2013), Les
faiblesses de l'Etat actionnaire d'entreprises industrielles de défense,
Cour des Comptes.
21 Cour de Justice de l'Union Européenne
22 CJCE, 4 juin 2002, affaires C-367/98, C-483/99
et C-503/99, Commission/Portugal, Commission/France et Commission/Belgique
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Yann WENDEL
l'entreprise prend alors une nouvelle forme, qui s'inscrit
dans un mouvement plus large de redéfinition des relations entre l'Etat
et sa BITD, alliant flexibilité et responsabilité.
Les entreprises de défense européennes
s'internationalisent et se consolident pour s'adapter à une baisse des
budgets de défense sur le continent ; la période 1990-2001, dite
des « dividendes de la paix », ayant vu les dépenses
militaires réelles diminuer de 1,8% par an23. Ce mouvement
constitue une réponse des sociétés européennes pour
rechercher des débouchés à l'export et gagner en
compétitivité notamment face à une industrie
américaine consolidée sur une large base nationale, capable de
pratiquer d'importantes économies d'échelle alors que les
produits sont de plus en plus coûteux à
développer24. Les Etats européens ont donc
progressé dans la mise en commun de connaissances techniques en
développant des champions de produits de haute technologie, tels que le
franco-germanique Eurocopter, devenu Airbus Helicopters par la suite. Ce
mouvement ne provient pas à la base d'une impulsion intégratrice
politique, mais bien d'une nécessité économique, qui a eu
un impact direct sur la gestion des problématiques de contrôle par
les pouvoirs publics européens25. Les problématiques
capacitaires de défense s'internationalisent donc par le biais
industriel, en réponse à des pressions budgétaires, le
fonctionnement de ces entreprises étant de moins en moins centré
autour de leur pays d'origine.
La dualisation des entreprises de défense a
également entraîné une redéfinition du
contrôle étatique, d'autant plus que les produits de très
haute technologie se confondent désormais avec des biens à double
usage. Les entreprises de défense ont en effet vu la part de leurs
activités civiles augmenter à la fin de la guerre froide, pour
combler la baisse des budgets de défense, et diversifier leurs profits
et leurs débouchés. C'est ainsi que Dassault Aviation a par
exemple développé une gamme d'avions d'affaires civils, ou
qu'Aérospatiale lanceurs (dorénavant Airbus Defence & Space)
a développé son programme Ariane. Cette approche plus
globalisée et moins spécifique des entreprises de défense
leur a permis de satisfaire leurs actionnaires privés en lissant les
cycles de commandes, mieux réparties entre clients étatiques et
privés. Les procédures de gestion des entreprises de
défense se sont donc alignées sur celles du civil,
privilégiant la logique économique à celle
stratégique, et évitant autant que possible
23 BELLAIS R., FOUCAULT M., OUDOT J-M. (2014),
Economie de la Défense, Paris, Collection Repères
pp.12
24 MEIJER H. (2010), Post-cold war trends in the
European defence industry : implications for transatlantic industrial
relations, Journal of Contemporary European Studies 18(1), pp.
63-77.
25 BROMLEY M. (2011), The EU common position on arms
export and national export control policies. In : BAILES A., DEPAUW S., The
EU defence market : balancing effectiveness with responsibility, Brussels
: Flemish Peace Institute, pp.39-45
10
Yann WENDEL
les contraintes administratives afin d'optimiser la
commercialisation de produits. Les procédures propres à
l'industrie de défense s'inspirent de plus en plus du civil, en ce que
ces dernières s'appliquent aussi bien au cadre du marché
international qu'au national. Ainsi, la logique de marché s'inscrit
progressivement dans les procédures des entreprises concernées,
car leurs débouchés à l'export sont de plus en plus
importants par rapport aux traditionnelles ventes à l'Etat. D'ailleurs,
alors que les « spin off »26 étaient monnaie
courante à l'époque de la guerre froide, on observe
dorénavant une émergence de « spin in » le prolongement
de technologies civiles permettant d'obtenir des applications militaires
(électroniques, informatiques, optroniques ...)27. Dans la
même veine, l'avion multi rôle ravitailleur transport de troupes
A330 MRTT d'Airbus Group est par exemple une adaptation d'avions commerciaux
A330. Certaines entreprises civiles qui développent des produits de
haute technologie peuvent en conséquence avoir une réelle
implication dans la BITD nationale. Les Etats ont donc dû apprendre
à s'adapter à ces nouveaux fournisseurs, dont les méthodes
de fabrication perdent leurs spécificités militaires dans une
logique d'uniformisation industrielle de la production. Cette prise de
conscience a débuté avec le règlement européen sur
les biens à double usage de 199428, qui a dans un premier
temps permis aux instances nationales de contrôler les activités
civiles dotées d'un potentiel militaire. Par la suite, la
catégorie des biens à double usage est devenue le reflet de
l'inscription des biens produits par les entreprises de défense dans une
logique civilo-militaire (surveillance, numérisation du champ de
bataille ...). En plus de l'existence de régimes de protection de type
Wassenaar englobant les biens à double usage, les limitations se sont
peu à peu renforcées concernant les entreprises duales, qui
même si elles ne sont pas toutes soumises à l'AFCI, doivent
être contrôlées car elles représentent un patrimoine
national, en termes militaires ou technologiques. Cette logique duale a
d'ailleurs été exploitée par la Commission
européenne pour pénétrer la souveraineté nationale
des Etats membres sur les produits stratégiques. Depuis 1994, un
Règlement communautaire oblige les Etats à se concentrer
davantage sur les produits militaires « purs » que sur les biens
à double usage.
26 Fertilisation technologique du militaire vers le
civil (internet, NASA ...), in BRANSCOMB L.M. (1992), Beyond Spinoff :
Military and Commercial Technologies in a Changing World, Harvard Business
School Press.
27 IDIART A. (2014), Essai sur l'évolution du
contrôle des exportations de produits militaires et à double usage
depuis les années 1990. In : ACHILLEAS P., MIKALEF W.,
Pratiques juridiques dans l'industrie aéronautique et spatiale,
Editions A. Pedone, pp.260.
28 Règlement (CE) n°3381/94 du Conseil
du 19 décembre 1994 instituant un régiment communautaire de
contrôle des exportations de biens à double usage.
11
Yann WENDEL
Une logique transnationale est donc désormais à
prendre en compte dans l'univers traditionnellement très étatique
des entreprises de l'armement. Le fonctionnement économique
compétitif éclipsant peu à peu la perception des
entreprises comme faisant partie d'un arsenal national, celles-ci
s'étant internationalisées et dualisées. D'un autre
côté, le fait que les entreprises de défense soient
implantées dans plusieurs pays leur donne accès à de
nombreux interlocuteurs étatiques différents, ce qui constitue un
levier par rapport à la seule décision d'exportation de la France
par exemple, mais limite les capacités d'exportation aux destinations
acceptables à la fois pour tous les pays d'implantation.
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