PARTIE 2 / LA MEMOIRE DE LA RESISTANCE AU MUSEE DE
L'HOMME HORS-LES-MURS / Les « conditions sociales de la circulation »
de la mémoire.
S'intéresser à l'entrée au
Panthéon de Germaine Tillion (et dans une moindre mesure) celle de
Pierre Brossolette) ne doit aucunement être perçu
comme l'édification de la célèbre ethnologue en figure
centrale de la Résistance au musée de l'Homme. Entreprendre une
telle édification serait une manière d'interpréter le
passé, d'avoir des partis pris sur l'histoire.
Il s'agit simplement de considérer cette
panthéonisation de membres du réseau comme un indicateur d'une
référence active et construite au passé du musée de
l'Homme et donc d'une certaine circulation de la mémoire entre les
champs institutionnel ou muséal et le champ politique. La prise en
compte de cette circulation permet de considérer que ce qui est mis en
avant de la référence à la Résistance au
musée de l'Homme diffère selon les acteurs, les
intérêts et les enjeux liés à cette mémoire
de la Résistance.
Le moyen d'accès le plus pertinent aux
mécanismes qui ont accompagné cette
entrée au Panthéon reste le discours lors de la
cérémonie d'hommage, prononcé le 27 mai 2015 par le
Président de la République.
Cette parole est censée introduire le transfert au
Panthéon des cendres - parfois d'une manière symbolique des
résistants sélectionnés, dans le lieu géographique
même de ce transfert. Il y a déjà, dans l'esprit
général de ce discours, l'ambition de s'inscrire dans un regard
sur le passé, visible à travers une volonté certaine de
faire écho à celui célèbre d'André Malraux
à l'occasion
38
de l'entrée au Panthéon de Jean Moulin, jusque
dans l'injonction finale « Entre ici Jean Moulin » remplacée
par un « Prenez place ici, c'est la vôtre.
Trois parties, pas réellement distinctes dans
l'incorporation progressive du présent dans le passé, sont
visibles dans ce discours : d'abord, le début du discours consiste en
une description, certes passionnée mais factuelle et biographique, de la
vie des quatre personnages et de leur implication dans la Résistance
ainsi que les liens entre eux autre que cette implication. Puis est entreprise
l'association de ces personnages à des problématiques du
présent. Enfin, les derniers moments du discours affirment une
volonté qui n'est même plus voilée d'inscrire le
passé dans le présent, de l'instrumentaliser, et il est donc
question de considérations actuelles presque pures.
La mainmise légitime sur la mémoire comme
illusio du champ politique
Il parait important de rappeler que le discours politique, tel
qu'envisagé dans cette étude, fait partie intégrante des
stratégies que les acteurs du champ politique mettent en place pour se
légitimer dans ce champ. Emprunter le terme de « champ1
» pour désigner l'univers dans lequel se déploie
l'activité politique, c'est adhérer au fait que « les
stratégies poursuivies par les acteurs politiques, les types de bien
qu'ils produisent, qu'ils distribuent ou qu'ils convoitent, les comportements
qu'ils adoptent sont spécifiques à ce champ et n'y prennent sens
que mis en relation les uns avec les autres2 ».
Ce qui permet au champ d'exister c'est les croyances qui
animent les acteurs du même champ, qui les font agir : le terme
illusio est lui emprunté pour désigner ses croyances
fondatrices, intériorisées, donc invisibles aux acteurs du champ.
A titre d'exemple, les deux illusio couramment cités pour le
champ politique sont celui de la grandeur originelle du pouvoir politique
conférée par le pouvoir de sacralisation du suffrage universel et
celui de la grandeur fonctionnelle par l'affirmation de son efficacité
réelle à transformer la société.
Les discours politiques constituent un moyen pour
accéder à ses croyances fondatrices puisqu'ils proviennent plus
des impératifs du champ que de l'acteur qui les produit. Celui
étudié
1 BOURDIEU Pierre, Les règles de l'art.
Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil,
1992.
2 LE BART Christian, « L'analyse du discours
politique : de la théorie des champs à la sociologie de la
grandeur», Mots. Les langages du politique [En ligne], 72 |
2003
39
ayant pour objet affiché de faire mémoire - la
cérémonie d'entrée au Panthéon étant la
cérémonie mémorielle par excellence - il est normal de
chercher à y déceler les croyances fondatrices liées
à la mémoire ou à l'action de faire mémoire.
En effet, l'appui récurrent sur une mémoire
(nationale), sur la Nation est notable dès les premières phrases
du discours : « Ils sont quatre à entrer aujourd'hui dans le
monument de notre mémoire nationale1 ».
Cette affirmation reste pour le moins ambigüe puisque le
monument fait autant référence au monument physique qu'est le
Panthéon qu'au monument de la mémoire nationale, comme un lieu de
mémoire au sens métaphorique du terme, laissant entendre qu'on
pourrait dater le classement d'un élément dans la mémoire
nationale. Cette ambigüité est témoin de la manière
dont l'autorité politique entend se placer comme garante de cette
mémoire, décidant ainsi de son contenu et de ses
échéances.
Cette position se confirme tout au long du discours où
les références explicites à la mémoire
s'entrecroisent avec une relecture du passé de la résistance en
invoquant un certain mythe de la France résistante (par exemple, «
des français qui incarnent l'esprit de la Résistance
»2, « la résistance a tant de visages : des
glorieux, des anonymes, ces soutiers de la gloire, ces soldats de l'ombre qui
ont patiemment construit leurs réseaux3»). Une lecture
confuse du lien entre l'histoire et la mémoire finit par confirmer que
la panthéonisation est loin d'être la principale
préoccupation du discours : « L'histoire, la nôtre,
l'histoire de France nous élève. Elle nous unit quand elle
devient mémoire partagée4 ».
Toutes ces invocations, aussi maladroites soient-elle, de la
mémoire confirment que le discours laisse entendre à une
autorité politique qui se présente comme aussi bien comme le
gardien que comme le créateur ou le producteur de la mémoire. La
mémoire, en particulier nationale, ne serait presque qu'une
prérogative présidentielle ou du moins une initiative
nécessairement politique.
La possibilité quasi exclusive de faire mémoire
peut donc être envisagée comme un illusio propre au champ
politique et lui permettant de s'autonomiser. C'est l'autorité politique
qui
1 Discours du Président de la
république, du 27 mai 2015, Cérémonie d'hommage solennel
de la Nation à Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle-Anthonioz,
Germaine Tillion et Jean Zay. Source : site internet de l'Elysée,
rubrique « Nation, institution et réforme de l'Etat ».
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.
40
décide ainsi de quand faire mémoire, de
l'endroit légitime, du temps consacré à la mémoire,
des personnes mises en avant, etc.
Le fait d'ériger Germaine Tillion, et non un autre
résistant parmi ceux du musée, en figure centrale relève
donc d'une opération de sélection dans le cadre de l'exercice,
illusoire ou fondé, de cette prérogative.
Les conditions sociales de la circulation de la
mémoire
Comme cadre à l'analyse du discours prononcé
à l'occasion de l'entrée au Panthéon des quatre
résistants, les conditions de la circulation internationale des
idées peuvent constituer un appui de taille. Si l'objet n'est pas le
même, certaines conditions sont néanmoins applicables, avec certes
moins de rigueur.
Bourdieu traite dans son article de ce qu'il qualifie d'
« import-export intellectuel »1, à savoir la
manière dont les productions intellectuelles (en grande partie
littéraire) sont exportées du champ culturel d'un pays à
un autre. Les textes circulent sans leur contexte puisqu'ils
n'emportent pas avec eux le champ de production dont ils sont le produit, et
les récepteurs étant eux même dans un champ de production
différent, les réinterprètent en fonction de leur position
dans le champ de réception.
Pierre Bourdieu, en amorçant une analyse des
opérations sociales impliquées, appelle à la
création d'une « science des relations internationales en
matière de culture2 » qui auraient ces mêmes
opérations pour objet.
Il ne s'agit aucunement de remplacer, dans le raisonnement de
Pierre Bourdieu, « texte » par « mémoire » ou «
intellectuel » par « mémoriel », et de tenter de calquer
l'ensemble des conditions énoncées par le sociologue à la
question de la circulation de la mémoire. Il s'agit simplement de se
servir de certaines similitudes entre l'importation d'un texte
littéraire hors de son champ littéraire d'origine et celle d'une
entreprise mémorielle supposée être attachée
à un lieu et pourtant pleinement accomplie dans un autre.
1 BOURDIEU Pierre, « la circulation
internationale des idées », Actes de la recherche en sciences
sociales. Vol. 145, décembre 2002. pp. 3-8.
2 Ibid.
41
Voir cette circulation comme une forme d'importation ou
d'exportation permet de lui donner un cadre d'analyse solide, bien
qu'également soumis à quelques réserves.
Tout d'abord, une question préalable essentielle se
pose : Quel est le champ initial de production de la mémoire reprise par
le champ politique ? S'agit-il du champ muséal puisqu'il est question
d'un réseau de Résistance fondé dans un musée ou
bien y-a-t-il un champ mémoriel à proprement parler doté
de ses propres acteurs et de ses propres spécificités ?
La mémoire n'étant pas construite par des
acteurs qui lui seraient exclusivement consacrés, chaque champ oeuvre ou
pas pour la construction d'une certaine image de son passé. Envisager le
champ muséal ou, dans une perspective plus large, le champ patrimonial,
comme champ de production de cette mémoire de la Résistance au
musée de l'Homme serait plus approprié.
Pierre Bourdieu, avant d'énoncer explicitement les
conditions de l'importation, élabore une description du cadre des
conditions de circulation. De même que « le sens et la fonction
d'une oeuvre étrangère sont déterminés au moins
autant par le champ d'accueil que par le champ d'origine1
», le sens et la fonction d'une référence au passé
sont déterminés au moins autant par le champ d'accueil que par le
champ d'origine.
En effet, la fonction et le sens dans le champ originaire sont
souvent ignorés. C'est ainsi que, malgré un hommage rendu aux
résistants du musée de l'Homme en
général2, c'est Germaine Tillion qui est mise en
avant, contrairement à ce qui est entrepris au sein même du
musée dans le cadre de la valorisation du passé résistant.
De la même manière, Pierre Brossolette, journaliste et homme
politique de profession, est présenté comme faisant partie du
réseau alors même qu'au sein du musée, les seules personnes
considérées comme légitimes à être
désignées comme faisant partie du réseau du musée
de l'Homme sont les chercheurs ethnologues ou anthropologues qui y ont
exercé et dans une moindre mesure le personnel non scientifique du
musée3.
1Ibid.
2 « Elle aussi est membre dès les premiers
jours du réseau du musée de l'Homme, admirable groupe avec le
linguiste Boris Vildé, l'anthropologue Anatole Lewitsky, qui seront tous
deux exécutés au Mont Valérien en 1942 avec la
bibliothécaire Yvonne Oddon qui elle, sera déportée. Ce
groupe de chercheurs n'est pas simplement des scientifiques
révoltés, c'est un groupe organisé qui mène des
opérations, un groupe qui ajoute à la rigueur scientifique
l'exigence morale » - extrait du discours au Panthéon du 27
mai 2015
3 La plaque commémorative apposée au
mur près de la station n°1 en atteste (voir photographie du panneau
en annexe).
42
Le transfert d'un champ à un autre se fait à
travers une série d'opération sociales, en l'occurrence une
« opération de sélection1 » et une
« opération de marquage2 ». Ces deux
opérations ne se traduisent pas de la même manière dans le
transfert d'un texte d'un champ littéraire à un autre que dans le
transfert de la mémoire résistante du musée de l'Homme au
champ politique de la panthéonisation.
L'opération de sélection soulève
directement celle de « qui met-on en avant ? ». Pourquoi piocher
ainsi dans le cercle de résistants du musée de l'Homme ?
Comme réponse provisoire à cette première
question, les effets de contexte restent la seule réponse apparente et
accessible, puisque le musée de l'Homme est en passe d'être ouvert
à nouveau, il est facilement modelable comme symbole de l'ouverture du
pouvoir politique sur les sciences de l'Homme et sur l'humanisme en
général. La pantéhonisation n'est qu'une pierre à
l'édifice. D'autres évènements ont été
produits autour du musée, organisés par le champ politique :
l'inauguration de la « cop21 », le tournage d'émissions
politiques ou d'interviews présidentielles, de nombreuses visites, des
inaugurations, etc.
Pourquoi Germaine Tillion et pas Paul Rivet (comme entrepris
au sein du musée), Boris Vildé, le créateur objectif du
réseau de résistance ou même Yvonne Oddon, l'initiatrice de
l'utilisation du mot même de « résistance » pour les
actions que l'on connait ?
Il y a forcément à cette sélection des
raisons dues au contexte : Germaine Tillion est l'une des seules survivantes
jusqu'à une période récente et ses combats ont
dépassé de très loin le cadre de la
résistance3. De plus, c'est une femme et les récentes
préoccupations paritaires imposent le choix d'au moins une femme parmi
les personnalités panthéonisées. S'ajoute à cela
que c'est la seule résistante du musée à être connue
du grand public, ce qui donne à son évocation un écho
particulier.
1 BOURDIEU Pierre, « la circulation
internationale des idées », Actes de la recherche en sciences
sociales. Vol. 145, décembre 2002. pp. 3-8.
2 Ibid.
3 Un long passage du discours du 27 mai 2015 y
revient longuement, dans un style qui ne laisse pas de doute à la
modération de la mythification : « Son courage, il est
politique. Elle n'était membre d'aucun parti sauf celui de la chair
souffrante de l'Humanité. Courage quand elle dénonce en 1948 avec
David Rousset, l'univers concentrationnaire au-delà du Rideau de fer,
car pour elle, il n'y a pas de frontière dans l'horreur. Courage quand
elle dénonce, dès 1957, la troture en Algérie, la
révèle au monde, dénonce l'engrenage et la
mécanique infernale de la répression aveugle. Courage quand elle
rencontre secrètement les dirigeants du FLN lors de la bataille d'Alger
parce qu'elle croit à une impossible trêve et comprend que la paix
passe par l'indépendance. Courage parce que, jusqu'aux mois ultimes de
sa longue vie, elle a épousé la souffrance humaine,
vilipendé l'esclavage contemporain dénoncé le sort fait
aux migrants, le délabrement des prisons françaises ; parce
qu'elle voulait, ce qu'elle cherchait, c'était à protéger
les victimes de l'avenir plutôt que de venger celles du passé
»
43
Mais cette opération de sélection n'en est pas
plus anodine. Elle s'inscrit parfaitement dans les stratégies mises en
place par les acteurs -ici politiques - pour légitimer leur position au
sein du champ1 et la légitimation de cette position passe
parfois par la dé-légitimation de celle d'un autre. Bourdieu cite
l'exemple d'Heidegger dont l'importation ne repose, selon lui, que sur son
utilité à disqualifier Sartre. De la même manière,
il est possible d'étudier la sélection de Germaine Tillion ainsi
que des trois autres à l'aune, par exemple, des personnalités
panthéonisées par les prédécesseurs du
président de la République (même si cela n'est que
très peu utile ici et ne correspond pas à l'objet de cette
étude).
Quoiqu'il en soit, la sélection est bien souvent la
première étape du service d'un intérêt, entendu
aussi bien comme profits subjectifs que comme « l'effet des
affinités liés à l'identité (ou
l'homologie)2».
L'autre opération sociale d'importance permettant la
circulation des idées, et dans le cas étudié, celui de la
mémoire : le « marquage3 ». Comme l'un des
révélateurs le plus flagrant du marquage, Bourdieu évoque
le cas des préfaces en tant qu'« actes typiques de transfert de
capital symbolique au moins dans le cas le plus fréquent, par exemple
Mauriac écrivant une préface à un livre de Sollers :
l'ainé célèbre écrit une préface et transmet
du capital symbolique et en même temps, il manifeste sa capacité
de découvreur et sa générosité de protecteur de la
jeunesse qu'il reconnait et qui se reconnait en lui4 »
Bien que l'exemple des préfaces (ou celui
également évoqué des couvertures) ne soit pas pertinent
dans le cas de la mémoire, il permet de saisir la persistance des
profits qui anime toujours autant la circulation et l'opération de
marquage n'en est pas moins sensiblement visible dans l'étude de la
circulation de la mémoire.
Dans des termes plus communs, le marquage traduit finalement
l'obsession de comment faire sien un objet théorique, une idée,
un écrit, de comment faire sienne une mémoire. Le discours du 27
mai 2015 est une preuve constante de la pertinence de cette opération
dans cette mainmise sur la mémoire. Tout d'abord, les évocations
du rôle de Germaine Tillion dans la Résistance et de sa
déportation constituant un cas à part, les tentatives d'assigner
l'ethnologue à des
1 « Faire publier ce que j'aime, c'est renforcer ma
position dans le champ -cela que je le veuille ou non, que je le sache ou non,
et même si cet effet n'entre en rien dans le projet de mon action
» (BOURDIEU Pierre, « la circulation internationale des
idées », Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 145,
décembre 2002. pp. 38.)
2 BOURDIEU Pierre, « la circulation
internationale des idées », Actes de la recherche en sciences
sociales. Vol. 145, décembre 2002. pp. 3-8.
3 Ibid.
4 Ibid.
44
problématiques actuelles, au risque de créer des
anachronismes, est courant tout au long du discours.
Les formules mêmes du discours servent ce
mécanisme : « entendons aussi Germaine Tillion nous
prévenir1 ». On va même jusqu'à
affirmer la certitude d'un avenir supposé comme une évidence :
« Aujourd'hui, Germaine Tillion serait dans les camps de
réfugiés qui attendent les exilés de Syrie et d'Irak. Elle
appellerait à la solidarité pour les chrétiens d'Orient.
Elle se serait sans doute mobilisée pour retrouver les filles
enlevées par Boko Haram au Nigéria. Elle s'inquiéterait du
sort des migrants en Méditerranée2. »
Tout est mis donc en place pour apposer la figure de Germaine
Tillion (de même que celle des autres) à des problématiques
contemporaines, mécanisme qui résonne clairement avec cette
affirmation de Bourdieu : « Très souvent avec les auteurs
étrangers ce n'est pas ce qu'ils disent qui compte mais ce qu'on leur
fait dire3 ».
Les exemples ne manquent pas dans le discours, même
s'ils ne concernent pas tous Germaine Tillion. Pierre Brossolette, par exemple,
est utilisé dans une annexion encore moins masquée puisqu'au
désir qu'on lui attribue d'une « République moderne, une
République généreuse, une République
exigeante4 », on affirme avoir la réponse politique
à ce désir bien que « la tâche ne (soit) pas
finie5 »
L'opération de marquage est donc celle par laquelle on
annexe la référence au passé à des
problématiques du champ d'accueil, dans le but de légitimer
l'action des acteurs au sein de ce même champ : ici, la justification de
certaines réformes, de certains choix politiques etc.
C'est ainsi que réapparait la question des profits : il
s'agit bien, à travers l'importation de la mémoire, de renforcer
sa position dans le champ, manière de donner de la force à une
position dominée, menacée. La mémoire est, en la
reléguant presque au rang de prétexte, ainsi invoquée en
soutien à l'articulation de l'action politique.
1 Discours du Président de la
république, du 27 mai 2015, Cérémonie d'hommage solennel
de la Nation à Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle-Anthonioz,
Germaine Tillion et Jean Zay. Source : site internet de l'Elysée,
rubrique « Nation, institution et réforme de l'Etat ».
2 Ibid.
3 BOURDIEU Pierre, « la circulation
internationale des idées », Actes de la recherche en sciences
sociales. Vol. 145, décembre 2002. pp. 3-8.
4 Discours du Président de la
République, du 27 mai 2015, Cérémonie d'hommage
solennel de la Nation à Pierre Brossolette, Geneviève de
Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay. Source : site internet de
l'Elysée, rubrique « Nation, institution et réforme de
l'Etat ».
5 Ibid.
45
46
La troisième partie identifiée du discours le
prouve aisément. Il n'est pratiquement plus question de la
référence au passé dont on estime qu'on a assez
tiré la leçon tout au long du discours : seule importe les
défis du présent, le « devoir de vigilance, de
résistance1 », les références
à peine dissimulées au calendrier législatif et aux lois
en cours2, etc.
L'emprunt, quelque peu forcé en apparence, de cette
pensée de Pierre Bourdieu sur la circulation dans les champs culturels
au niveau international pour appuyer la circulation de la mémoire
comporte naturellement des limites indéniables. La démarche
entreprise dans cet emprunt reste une application extrêmement partielle.
Il s'agissait de sciemment délaisser quelques pans importants et
essentiels de l'analyse tels que les propos sur « l'existence de
profonds nationalismes culturels3 », sur « les
luttes internationales pour la domination en matière culturelle et pour
l'imposition du principe de domination4», autant de propos
inapplicables en l'occurrence à l'objet qui nous intéresse.
Par ailleurs, la démarche de Bourdieu, dans le cadre de
cette pensée, est une démarche qu'on peut presque
caractériser d'épistémologique puisqu'il est conscient du
caractère d'amorce de son travail et qu'il se sert de
l'énoncé de ces conditions de la circulation internationale des
idées pour appeler à la création d'une «
sociologie et d'une histoire sociales réflexives et critiques
(...) qui se donneraient pour objet de porter au jour pour les
maitriser (...) les structures de l'inconscient culturel national, de
dévoiler grâce à l'anamnèse historique des deux
histoires nationales, et plus spécialement de l'histoire des
institutions éducatives et des champs de production culturelle, les
fondements historiques des catégories de pensée et des
problématiques que les agents sociaux mettent en oeuvre sans le savoir
(...) dans leurs actes de production ou de réceptions
culturelles5 »
Nonobstant ces limites non négligeables, cette
pensée est néanmoins utile comme béquille théorique
pour comprendre la manière dont la mémoire circule, a
été approprié par un autre champ (en l'occurrence le champ
politique et les stratégies des acteurs qui sous-tendent cette
appropriation.
1 Ibid.
2 « Alors, il nous revient d'agir encore pour que le
droit au travail, à la santé, au logement, à la culture ne
soient pas des mots pieusement conservés dans les journaux officiels de
la République française mais soient d'ardentes obligations que
seul un sursaut de l'ensemble de notre pays pourra réussir à
honorer » - extrait du discours du 27 mai 2015.
3 BOURDIEU Pierre, « la circulation
internationale des idées », Actes de la recherche en sciences
sociales. Vol. 145, décembre 2002. pp. 3-8.
4 Ibid.
5 Ibid.
Même si cela correspond à des mécanismes
d'instrumentalisation de la mémoire, ce qui est engagé dans ce
discours c'est une réelle valorisation de celle-ci dans le champ
politique, et par là dans l'espace public.
La figure de Germaine Tillion profite de cette valorisation,
en partie involontaire et se voit donc élevée au rang
d'emblématique de la Résistance au musée de
l'Homme1, alors même que ce n'est pas le cas au sein du
musée qui lui a préféré, comme étudié
plus loin, celle de Paul Rivet, certainement moins emblématique aux yeux
des visiteurs, prenant ainsi le risque d'un certain brouillage des
préconçus communs.
Il ne s'agit pas ici de prendre parti pour une figure
plutôt que pour telle autre. Il convient simplement de prolonger la
réflexion sur le terrain même du musée de l'Homme. Ainsi,
pourquoi la figure de Germaine Tillion, plus commode car plus connue,
n'est-elle pas davantage mise en avant ? Pourquoi cette figure n'est-elle pas
plus instrumentalisée par l'institution muséale alors même
qu'il y a déjà tout un travail déjà construit
autour d'elle dans d'autre champs - comme étudié à travers
cette circulation de la mémoire de la Résistance au musée
de l'Homme - sur la primauté intellectuelle, militante et humaine de
l'ethnologue ?
1 Alors que les principaux résistants du
groupe du musée de l'Homme (hormis Paul Rivet) sont cités au
début du discours, c'est bien Germaine Tillion qui est mise en avant ;
les adjectifs pompeux et les envolées lyriques rivalisent de force
à son égard : « Elle y éclairera de sa
fièvre lumineuse... », « c'est au nom d'une
Humanité blessée qu'elle est solidaire des peuples victimes,
sans parler des différentes parties du discours qui louent son
supposé « courage »
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