PARTIE 3 / LA SPATIALISATION DE LA MEMOIRE AU MUSEE DE
L'HOMME / une substitution aux dérives initiales de l'anthropologie
Tin constat préliminaire simple s'impose : la mise en
scène de la Résistance au sein du musée
de l'Homme est reléguée aux espaces extra
muséaux. Il n'y a aucune référence explicite à la
Résistance dans les collections du musée, du moins les
collections permanentes, à moins de considérer que les vagues
références humanistes tirées des créateurs du
musée soient des évocations lointaines de cette période de
l'histoire comme conséquences de celle-ci.
Aux prémices de l'enquête, il y avait une
présomption certaine presque aveugle sur une forte présence de la
Résistance au sein du musée, comme d'une manière
générale, tout ce qui concerne de près ou de loin la
période de la Seconde Guerre mondiale. S'il n'en est rien, les seules
évocations précises visibles sont donc à chercher du
côté des stations historiques et des noms attribués aux
différents espaces du musée qui portent souvent ceux de
résistants.
L'analyse de ces éléments permettra de saisir
les mécanismes qui régissent la pauvreté d'une telle mise
en scène portant sur un évènement historique majeur, la
démarche dans laquelle elle semble s'inscrire, et de ce fait, les
raisons de cette relative forme d'exclusion.
Il convient donc de s'intéresser à la nomination
volontaire de ces espaces et à la mise en place des stations historiques
comme des traces (choisies) de la Résistance au musée de l'Homme
depuis la récente rénovation.
48
La nomination des différents espaces du
musée comme trace de la Résistance
Les différents espaces du musée portent des noms
de personnalité, et ce depuis la réouverture. On peut citer
l'atrium Paul Rivet, l'auditorium Jean Rouch, la médiathèque
Germaine Tillion et enfin, la bibliothèque Yvonne Oddon. Ne sont prises
en compte ici, bien entendu, que les espaces qui portent les noms de
personnalités (il n'est pas tenu compte du « balcon des sciences
» par exemple). Ces salles font partie intégrante de la mise en
récit de la Résistance au musée de l'Homme : Si l'on
exclut volontairement de cette liste le café Lucy, qui reste un espace
avant tout commercial, trois personnalités parmi les quatre ont un lien
avec le réseau de Résistance du musée, bien qu'elles se
soient toutes distingués par d'autres accomplissements scientifiques ou
autre.
Si nommer un lieu ou un espace est loin d'être un acte
anodin, il est dans l'objet qui nous intéresse, l'indicateur d'une
certaine intentionnalité dans la mémoire. Nommer un objet c'est
non seulement le faire exister1, mais aussi l'assigner à une
identité, et l'on retrouve le même mécanisme dans
l'attribution de noms aux espaces.
Le noms commun, attribué en seconde main à un
lieu, est chargé d'un poids particulier puisqu'il est initialement
porteur de l'histoire et de la réputation de la personne qui l'a
porté. L'attribution peut donc être perçue comme une sorte
de transfert de notoriété qui fonctionne à double sens :
le lieu bénéficie d'un rayonnement à la hauteur du
personnage dont il porte le nom et la réputation de la
personnalité est prolongée puisqu'un lieu en porte le nom. C'est
en ce sens qu'elle est une manière comme une autre de faire
mémoire.
Nommer c'est aussi classer puisqu'il s'agit -volontairement ou
non- de créer une hiérarchie en attribuant des espaces plus ou
moins favorisés. Par exemple, la place centrale accordée au sein
du musée à Paul Rivet est, comme nous le verrons plus loin,
clairement visible dans l'espace auquel on a assigné son nom.
1 Sans donner du crédit à des
considérations religieuses, mais en considérant la mythologie
religieuse comme indicateur de ce qui est mis en avant par les
sociétés, ce n'est pas un hasard si la plupart des récits
cosmogoniques à commencer par la Genèse à
l'évangile selon Saint-Jean (« Au commencement était le
verbe ») débutent par le fait de nommer.
49
Michel Foucault, énonce, dans l'introduction de l'un de
ses ouvrages majeurs, Les mots et les choses, la fondamentalité
d'une telle activité de classement dans l'ensemble des connaissances
scientifiques, du savoir d'une époque et ses présupposés,
ce qu'il désigne par «
épistémè1 ». Certes, il ne s'agit
pas d'entrer dans les détails d'une oeuvre majeure et complexe dont
l'auteur avait pour ambition de créer une « archéologie
du savoir », déterminant ainsi deux grandes périodes
(ou discontinuités) identifiées dans
l'épistémè occidental, dans une démarche
aussi bien épistémologique qu'historique : celle qui inaugure
l'âge classique (vers le milieu du XVIIème) et celle qui au
début du XIXe marque, selon Foucault, « le début de
notre modernité2 ».
Dans les propos introductifs à cette «
archéologie des sciences humaines », le philosophe pose, comme des
fondations à la construction de sa pensée, une conception presque
provocatrice de la classification abordée par une taxinomie,
elle-même rapportée par Borges3.
Celle-ci est censée représenter la limite de la
pensée occidentale par l'absurdité qu'elle entretient,
absurdité qui ne repose pas sur la présence dans la liste
d'animaux fantastiques mais sur la proximité présentée
avec, par exemple, les chiens en liberté. C'est la juxtaposition qui
confère l'impression ou l'illusion de cette proximité. «
Ce qui transgresse toute imagination, toute pensée possible, c'est
simplement la série alphabétique (a, b, c, d) qui lie à
toutes les autres chacune de ces catégories4 ».
Ce premier sous bassement de l'archéologie visée
par Foucault va permettre de se risquer à une première
mobilisation dans l'attribution des noms de salle, au musée de l'Homme
et par là-même l'établissement d'une certaine
classification.
Certes, les noms cités ont tous un rapport avec
l'histoire du musée de l'Homme : Paul Rivet en est le fondateur, Jean
Rouch y a créé l'ethnofiction et l'anthropologie visuelle,
Germaine Tillion y a exercé sa profession d'ethnologue et Yvonne Oddon
en a été la bibliothécaire. Le fait de juxtaposer, par
l'homologie fondée sur le fait d'avoir une salle à son nom, les
deux résistantes, le directeur emblématique et l'inventeur d'une
ramification télévisuelle de l'ethnologie, fait supposer que
l'intention, non avouée de les placer sur le même plan. «
On sait ce qu'il y a de
1 FOUCAULT Michel, Les mots et les choses,
Paris, Gallimard, 1966
2 Ibid.
3 « Ce texte cite » une certaine
encyclopédie chinoise » où il est écrit que «
les animaux se divisent en : a) appartenant à l'empereur, b)
embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes,
f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente
classification i) qui s'agitent comme des fous, j) innombrables, k)
dessinés avec un pinceau très fin en poil de chameau, l) et
cætera m) qui viennent de casser la cruche n) qui de loin semblent des
mouches » » (Michel Foucault, op. cit.)
4 Op. cit.
50
déconcertant dans le voisinage des extrêmes
ou tout bonnement dans le voisinage soudain des choses sans
rapport1 » ne manque pas de souligner Foucault : le «
voisinage soudain », dans le cas étudié, a ainsi le
mérite de donner une idée de l'importance accordée
à la mémoire de la Résistance au musée de
l'Homme.
Cela confirme donc que la Résistance n'occupe pas une
place de premier plan dans la mise en scène muséale, mais qu'elle
est tout au plus aussi importante que, par exemple, le musée de l'Homme
en tant que siège de la création de l'ethnofiction et de
l'anthropologie visuelle. Cette remarque ne vise pas, bien entendu, à
sous-entendre un quelconque mépris vis-à-vis de cette partie des
sciences ethnologique et anthropologique, mais de tenter de mesurer
objectivement l'intérêt que la mise en récit muséale
accorde à la Résistance, en la confrontant à
l'intérêt qu'elle accorde à d'autres aspects de son
passé.
L'activité de nomination donc de classement est, dans
ce cadre, comme « instauration d'un ordre parmi les choses ;
Rapprocher, créer des analogies est une manière dont on
éprouve la proximité des choses, dont on établit leur lien
de parenté2 »
Reste une question essentielle dans ce classement implicite,
celle de l'attribution des noms à des espaces plus ou moins
favorisés au sein du musée, primordiale dans la détection
de cet ordre conféré aux choses.
L'espace, à n'en pas douter, le plus central du
musée a hérité du nom de Paul Rivet. Il s'agit de ce qui
est désigné sous l'appellation, riche de sens, d' « atrium
». La pièce est celle par laquelle tous les visiteurs finissent la
visite et certains la commencent puisqu'arrivant par l'ascenseur central.
La dénomination d' « atrium », loin
d'être neutre, traine une histoire qui conforte naturellement la position
centrale de la figure de Paul Rivet. En effet, dans la Rome antique, l'atrium
désigne la pièce centrale d'une maison,
généralement de forme carrée, entourée de
portiques. Elle constituait la principale source de lumière puisque,
bien que possédant un toit, elle était dotée d'une
ouverture centrale laissant passer l'eau et la lumière.
Cette première acceptation, qui parle d'elle-même
et qui colle parfaitement à la disposition architecturale de la salle,
ne doit pas éclipser la dimension religieuse. Un atrium désigne
également, toujours dans le contexte de la Rome antique, le parvis de
certaines basiliques, parmi
1 Op. cit.
2 FOUCAULT Michel, Op. cit.
51
les premières construites au sein de l'Empire Romain
(malgré le fait que doter un édifice chrétien d'un atrium
ne semble pas avoir été un choix architectural
systématique1). L'atrium Paul Rivet a bel et bien des airs
d'édifice religieux : une immense pièce carrée
entourée de colonnes, très haute de plafond, dans laquelle la
lumière filtre par un puit central. L'atrium est vide, hormis les quatre
stations historiques placées à quatre coins différents.
Cette dimension religieuse de la pièce, non seulement
conforte la figure de Paul Rivet dans son caractère central mais plus
fort encore, elle crée autour de sa figure une sorte de mythologie des
pères fondateurs, sur laquelle il sera longuement revenu plus loin.
Après la grandeur presque religieuse
conférée au nom de Paul Rivet, il est presque inutile
d'énoncer que tous les autres espaces nommés après des
personnalités du musée sont dans des situations relativement
défavorisées.
L'auditorium Jean Rouch, dont l'entrée se situe dans
une contre-salle donnant sur l'atrium et destinée à l'accueil des
groupes et à quelques expositions éphémères de
photographies, n'est que très peu accessibles. Mais il
bénéficie néanmoins de l'attrait du comité du film
ethnographique, ainsi que des divers évènements et
conférences qui y sont organisés. Il est donc connu d'un certain
type de public érudit, qui ne constitue probablement pas l'essentiel du
public du musée de l'Homme, comme de la plupart des musées.
La salle des ressources Germaine Tillion aurait pu
bénéficier d'une situation particulièrement
favorisée au sein de l'espace muséal puisqu'il fait partie des
espaces ayant une utilité pratique (contrairement
à l'atrium qui est un espace de passage dont la fonction est presque
exclusivement symbolique).
Malgré ce possible caractère attrayant, il reste
dans une situation quasiment invisible des visiteurs (dans un renfoncement en
haut des escaliers qui entament la visite). L'appellation même de «
centre de ressources » interpelle plus qu'elle n'attire et ledit centre de
ressources, malgré sa présentation dans le plan du musée
comme un moyen pour « approfondir sa visite » n'est
fréquenté que durant les ateliers organisés par les
médiateurs essentiellement pour le jeune public.
Contrebalançant cette relative exclusion du lieu
portant le nom de Germaine Tillion, une biographie de l'ethnologue,
accompagnée d'une photographie, a été posée sur la
porte du centre
1 On notera à cet effet, l'article de Picard
Jean-Charles. Remarques archéologiques sur l'atrium des églises
d'Italie du IVe siècle au VIIe siècle. In: École pratique
des hautes études. 4e section, Sciences historiques et philologiques.
Annuaire 1967-1968. 1968. pp. 619-622.
52
et revient largement et prioritairement sur son implication
dans la Résistance à travers le réseau du musée de
l'Homme et son expérience de la déportation. Il ne s'agit pas
d'une station historique à proprement parler, ce qui justifie son
absence du parcours « histoire du musée de l'Homme1
».
La présence de cette biographie ne suffit pas à
défier la position dominante de la figure de Paul Rivet pour plusieurs
raisons.
Tout d'abord, sa présentation ne correspond à
aucune signalétique dans le musée, ce qui dénote de son
caractère superflu, accessoire. Les stations historiques correspondent
toutes à la même forme, la même présentation ce qui
les inclut dans une certaine logique de visite. Ensuite, pour un visiteur, lire
un texte très dense, écrit en petit, dans un lieu de passage est
loin d'être aisé. Enfin, le fait même d'apposer cette
biographie est l'aveu d'un vide dans la mise en scène muséale,
vide sur la figure de Germaine Tillion, reconnue à l'extérieur du
musée et presqu'ignorée en son sein.
Quant à la bibliothèque Yvonne Oddon,
perchée au dernier étage du musée, elle n'est accessible
qu'aux chercheurs du Muséum ou à des personnes justifiant d'une
recherche nécessitant ses collections. Elle est donc assignée
à la situation la plus isolée. Elle est donc
séparée en ce sens de l'espace du musée mais est davantage
associée, en termes d'espace comme en termes d'administration, au centre
de recherche.
La disposition des espaces du musée selon leur nom, et
la hiérarchie tacite tirée de cette disposition, est un
indicateur de taille sur l'importance accordée aux différents
éléments qui composent le passé du musée et par
là, la place accordée à la Résistance.
Il apparait clairement que la création d'une mythologie
des pères fondateurs à travers la valorisation constante de la
figure de Paul Rivet est privilégiée à l'évocation
du groupe de Résistants du musée. L'observation et l'analyse des
stations historiques du musée vont permettre de mettre au jour les
raisons de cette valorisation, et les intérêts se dissimulant
derrière la mise en avant du discours humaniste.
1 Pour description plus poussée et
photographie, voir en annexe « Description des stations historiques et
références historiques dans le musée de l'Homme »
p.100
53
Les stations historiques, éléments primordiaux dans
la mise en récit muséale :
Les stations historiques, tout comme les espaces portant le
nom de personnalité, démontrent des choix faits dans la mise en
scène muséale des éléments bien connus du
passé : la Résistance, le passé racialiste, le poids des
créateurs, etc.
Leur observation a été essentielle dans ma
mesure du poids de la Résistance et sa valorisation parmi les autres
éléments. Elle a consisté, autant en une observation de
leur position dans l'espace du musée (leur spatialisation), que la
manière dont les visiteurs s'approprient ces positions.
Il serait utile de rappeler que le musée pose les
conditions de la visite et de l'appréhension des objets muséaux
(ou extra muséaux dans le cas qui nous intéresse) : la
disposition des éléments, la signalétique, les
itinéraires de visite conseillés dans les plans,
l'éclairage, etc.
Mais que les attitudes de visite des visiteurs non seulement
indique ces conditions (les confirme en quelque sorte) mais aussi
dénotent d'une part du comportement déambulatoire qui
échappe au sentier préétabli de la découverte d'un
espace muséal.
Ce qui retiendra notre attention c'est la manière dont
les visiteurs s'approprient les codes de la visite ; ce sont ces codes
mêmes, proposés par le musée, qui dénoteront de
l'intentionnalité dans la mise en récit des
éléments du passé étudiés.
Les stations historiques sont au nombre de huit,
inégalement dispersées dans différents endroits du
musée1. Elles sont la preuve d'un choix dans la mise en
récit de certains moments clés de l'Histoire du musée, de
la création de son ancêtre le MET aux récents
problèmes liés à la remise en question en passant par
l'évolution architecturale et la Résistance.
Les stations correspondent toutes à la même
présentation, signalétique, typographie, la même logique
générale : plusieurs panneaux formant une sorte de tableau,
orné d'une citation, des zones de texte, des images, parfois un buste ou
des maquettes. Elles ont été conçues pour former un
ensemble cohérent, dépeignant un tableau précis de
l'histoire du musée.
1 Pour description plus poussée et
photographie, voir en annexe « Description des stations historiques et
références historiques dans le musée de l'Homme »
p.100
54
Toutes les stations historiques n'ont pas été
observées de la même manière, en ce sens qu'elles n'ont pas
toutes été soumises au protocole d'observation1 qui a
été mis en place et dont la description a été
effectuée précédemment.
Comme propos introductif aux résultats de
l'observation, il est d'abord important de noter que toutes les stations ne
bénéficient pas de la même affluence, c'est-à-dire
des visiteurs qui entrent dans un périmètre dans lequel il leur
est possible de les voir.
Un indicateur assez simple le prouve : il a été
noté le temps passé pour recueillir le nombre de visiteur
suffisant2 à être entré dans le champ de la
station historique. Plus ce temps est court, plus il est possible de dire que
la station bénéficie d'une affluence.
Cela ne veut pas forcément dire qu'elle est plus
attractive, mais qu'elle a été placée dans un espace
attractif ou fréquenté. Par exemple, la station «
création du Musée de l'Homme » a été
observée pendant deux heure trente tandis que celle « Jean Rouch et
le cinéma au Musée de l'Homme » a nécessité
plus de six heures d'observation (discontinues).
Rappelons également que les statistiques
dégagées n'aspirent à aucune vérité
générale mais à simplement une image pendant un temps
donné. Il conviendrait mener une enquête de plus grande envergure
pour obtenir des chiffres entièrement fiables et pouvant être
utilisés comme tels.
Si l'on compare l'intérêt supposé des
visiteurs à l'égard des stations historiques, à l'aide de
l'outil statistique qui a été dégagé des
observations3, la figure de Paul Rivet est pleinement
confortée dans la dimension centrale qui lui a été
accordée par les mécanismes déjà
étudiés d'attribution du nom.
En effet, comparons les chiffres obtenus concernant la
proportion de visiteurs observés qui « regardent » la station
« création et ouverture du musée de l'Homme » et ceux
qui « regardent » les autres stations. 56% des visiteurs
observés jettent un regard au moins rapide à cet
élément de la mise en scène muséale. Sans
évoquer les résultats obtenus pour toutes les stations, ce
chiffre descend à 15% pour la station « les origines du
musée de l'Homme 18781936 » et jusqu'à 9% pour la station
« Le réseau de Résistance au Musée de l'Homme
».
1 Il est ici fait référence au fait
que la station « Yvonne Oddon et la bibliothèque du Musée de
l'Homme » n'a pas été soumise à l'observation pour
cause de l'impossible invisibilisation de l'enquêteur, due à
l'étroitesse de l'espace dans lequel la station a été
située. Son contenu a néanmoins été analysé
et le fait même de la placer dans une situation isolée et
compliquée pour un observateur en dit long sur le soin qui a
été mis à la mettre en valeur.
2 Ce nombre a été fixé à
100 pour chaque station historique observée.
3 Voir Tableau récapitulatif en annexe page
100.
55
La proportion des visiteurs observés à
approfondir leur regard, c'est-à-dire à s'approcher, lire le
contenu de la station ou du moins à faire preuve d'un
intérêt plus poussé, est encore plus parlante.
Ces visiteurs sont encore plus rares que les premiers au vu de
la situation globalement défavorisée de toutes les stations.
Néanmoins, 28% des visiteurs observés s'arrêtent et
semblent lire le contenu de la station « création et ouverture du
Musée de l'Homme », alors même qu'ils ne sont plus que 10%
pour « le nouveau Musée de l'Homme 2003-2015 », et le chiffre
obtenu de 1% pour la station « Le réseau de Résistance du
Musée de l'Homme » mériterait presque d'être
ignoré tant il est infime.
Afin de modérer les effets liés à la
situation de visite, il convient d'étudier pour au moins la station qui
apparait comme la plus importante (ces chiffres n'étant pas
étudiables pour la station sur la Résistance) la proportion de
personnes seules qui au moins regardent, et celle des personnes
accompagnées qui font preuve du même intérêt.
Ainsi, Sur les neuf personnes seules qui passent dans le
périmètre de la station, sept regardent la station historique
(équivaut à environ 77%,1 bien que le pourcentage ne
soit pas réellement pertinent pour des chiffres aussi bas). Sur les
quatre-vingt-onze personnes accompagnées, cinquante-deux regardent la
station (environ 57%), chiffre qui ne figure pas une avance assez importante
pour réellement parler d'effet de la situation de visite.
De ce fait, il n'est donc perçu ni l'effet de la
personne seule qui débarrassée du regard social qui
évaluerait sa valeur culturelle, ne prendrait plus la peine de feindre
l'intérêt, ni à l'inverse la personne qui
accompagnée, serait contrainte par le regard de l'autre de feindre cet
intérêt2.
Le musée est, en plus de sa vocation culturelle,
également un espace de « présentation de
soi3 » dans lequel l'intention de produire une image de
soi est primordiale. Naturellement, il ne s'agit
1 Voir tableau n°2 en annexe p.100.
2 Jean-Claude Passeron et Emmanuel Pedler ont
choisi d'écarter les « pratiques conjointes (de couple, de groupe,
de famille) en ne tenant compte que des personnes seules, « afin
d'individualiser, sans complications ou subdivisions superfétatoires du
protocole, la mesure des temps de visionnement ou l'identification des
arrêts ». Mais c'est leur argument sur la necessaire
invisibilisation de l'observateur enquêteur, dont le contrepied est pris
ici : « le regard consenti à un tableau constitue, en effet, un
comportement particulièrement contrôlé lorsque dans une
situation « publique » comme celle d'un musée, un individu se
« présente lui-même », se sachant observé, au
travers d'une action aussi emblématique de sa valeur culturelle que
l'est la « mise en scène » d'un acte de plaisir ou
d'admiration artistique » (in « Du musée au
tableau », Idées économiques et sociales, 2009/1
(N°155), p. 1218)
3 GOFFMAN E., La mise en scène de la vie
quotidienne, Paris, Minuit, 1973.
56
pas d'affirmer que la situation de visite ne produit pas
d'effet mais simplement de souligner qu'elle n'est pas perceptible à
cette échelle et avec les outils que suppose cette enquête.
Pour expliquer cet écart plus que considérable,
les chiffres obtenus sur la composition des personnes observés entre
visiteurs et employés donnent un début de réponse. Si la
proportion d'employés parmi les personnes qui entrent dans le
périmètre d'une station historique est situé pour la
plupart des stations entre 0 et 30%, trois stations constituent une exception
de par la proportion extrême d'employés ou de visiteurs.
En effet, la station « Création et ouverture du
musée de l'Homme » ne connait presque pas de visiteurs
employés dans son périmètre (le chiffres est à 3%),
alors qu'à l'inverse les stations « Jean Rouch et le Cinéma
» et « Le réseau de Résistance du Musée de
l'Homme » connaissent la tendance inverse, en ayant une grande
majorité d'employés autour de leur périmètre durant
l'observation : « Jean Rouch » présente un taux
d'employé de 82%, et plus étonnant encore, « le
réseau de Résistance » à 79%.
Ainsi, il ne serait pas précipité d'affirmer que
ces deux dernières stations ont été placées dans
des lieux de passage essentiellement pour employés (médiateurs et
agents de sécurité en grande partie), alors que la station «
création du musée de l'Homme » bénéficie d'un
emplacement de choix, ou du moins d'un lieu de passage courant dans une visite
standard.
En effet, l'explication est simple, du moins pour les deux
stations qui nous intéressent le plus : « Réseau de
Résistance » a été placée au
Rez-de-Chaussée, dans un espace fréquenté seulement pour
les ascenseurs destinés aux employés (y compris les chercheurs du
Muséum) et à quelques visiteurs handicapés1,
alors même que « Création et ouverture du Musée de
l'Homme » est située dans l'atrium central, au pied de l'escalier
central qui accueille les visiteurs à la fin de leur visite.
Si l'on s'intéresse de plus près aux
éléments qui composent les stations historiques pour les lire
à la lumière des statistiques obtenues, la station «
Création et ouverture du Musée de l'Homme » est l'une des
deux seules, avec « Les origines du musée de l'Homme »,
à comporter un buste. Il s'agit du buste de Paul Rivet pour l'une et
d'Ernest Hamy pour l'autre.
Or, la présence d'un buste est loin d'être
anodine dans la mise en scène muséale puisqu'elle laisse entendre
à un élément muséal plus traditionnel, surtout au
regard des nombreux bustes exposés dans les collections du musée.
C'est donc le fait de laisser entendre en une continuité
1 Voir description de la station en Annexe p. 100
57
entre les collections du musée et ces deux stations
historiques qui expliquent en partie l'affluence1, d'autant plus que
cette confusion est encouragée par le fait que ce sont
les deux stations situées juste à l'issue de la
visite.
Toutes ces observations conduisent à affirmer que la
référence à la Résistance est
délaissée au profit d'autres références au
passé de l'institution muséale. Si l'on considère la seule
station exclusivement consacrée à la Résistance, du point
de vue de son contenu, elle relate toute l'histoire du réseau, en
reconnaissant une place déterminante non seulement aux deux survivantes,
Yvonne Oddon et Germaine Tillion, mais aussi à Boris Vildé et
Anatole Lévitzky. On ne manque pas de parler de tout ce qui se fabrique
dans le sous-sol du musée comme tracts, affiches, bulletins, journal
Résistance etc. Une photographie du premier numéro du
journal est même reproduite, accompagnée d'une citation des
premières lignes2, bien mise en évidence (mais ne
correspondant pas à la même présentation que les citations
des autres stations historiques). Puis est évoquée l'arrestation,
déportation ou exécution des membres du réseau. De courtes
biographies sont également présentées en dehors du texte
des quatre figures présentées comme centrales, sans pour autant
toujours mentionner leur rôle dans la Résistance.
Tout est fait en apparence pour une mise en récit juste
de la Résistance, reprenant tous les codes habituels de la
glorification, évoquant même la nécessité de
commémorer et l'illustrant d'un photographie d'une
cérémonie d'hommage au Mont-Valérien en 2012 pour «
commémorer le 70ème anniversaire de l'exécution
des sept membres du réseau ». L'honneur de l'institution
muséale est sauf, puisqu'on ne pourra pas lui reprocher de ne pas
évoquer la Résistance.
Mais la situation défavorisée de la station au
sein de l'espace muséal n'est pas la seule limite de la platitude de la
mise en scène du passé pour cette période
particulière. Dans la station « Yvonne Oddon et la
bibliothèque du musée de l'Homme », l'implication de la
personnalité dans la Résistance, pourtant essentielle, est
pratiquement tue (seule son arrestation et sa déportation sont
mentionnées de cette période).
1 La station « Les origines du musée de
l'Homme » ne bénéficie, bien entendu, pas de la même
affluence que celle « création et ouverture du musée de
l'Homme ». Néanmoins 15% des visiteurs observés la «
regardent », ce qui constitue une proportion importante comparée
aux 9% de la station « Réseau de Résistance au Musée
de l'Homme ».
2 « Résister ! C'est le cri qui sort de votre
coeur à tous, dans la détresse où vous a laissé le
désastre de la patrie. C'est le cri de vous qui ne vous résignez
pas, de vous qui voulez faire votre devoir »
58
Pour toutes les stations, à l'évocation bien
souvent secondaire de la Résistance1, se substitue celle
très présente de Paul Rivet, comme créateur du
musée.
La « mythification des pères fondateurs
» préférée à un « mythe de la
Résistance » :
Les statistiques tirées des observations le confirment
aisément : la station qui, de par sa position centrale dans le
musée, attire le plus de visiteurs est celle consacrée à
la création du musée de l'Homme par Paul Rivet. Le personnage y
est plus que clairement affiché comme figure centrale. Un buste le
représente, est affiché son bulletin de candidature aux
élections municipales de 1933, soulignant son engagement politique au
Front Populaire, des photographies le représentant, etc. Le tout laisse
l'impression d'un autel fait de reliques de l'intéressé.
La référence religieuse, dans cette entreprise
de mythification, n'est du reste pas à négliger. En plus de cet
autel chargé de reliques2 à la gloire de
l'intéressé, la charge sacrée du terme « Atrium
» déjà évoquée, il est possible de noter ses
citations maintes fois rappelées jusqu'à être
sacralisées comme parole d'évangile, le mot même de «
station » n'est pas sans rappeler les stations du chemin de croix comme
étapes d'expiation (terme qui, nous allons le voir, a son importance) et
c'est justement ce mot qui a été choisi pour désigner ces
panneaux dans lesquels ont été semées les implications
diverses du créateur (du musée).
Il parait ainsi naturel de s'appuyer sur les
références religieuses pour parler d'une certaine entreprise de
« mythification des pères fondateurs » (dans le cas
étudié, un en particulier). Le terme « père »
est volontairement emprunté à l'imagerie ecclésiastique
qui, dans un usage conciliaire, qualifie de « Père de l'Eglise
» les évêques qui de par leurs écrits, leurs actes et
leur exemplarité morale ont contribué à la défense
de la chrétienté en tant que doctrine nouvelle.
1 En contradiction même avec ce qui
achève le texte de la station « Le réseau de
Résistance du Musée de l'Homme » : « Le
réseau du musée de l'Homme, pionnier de la Résistance, est
toujours commémoré, et demeure une référence de
lutte et d'engagement »
2 On peut noter à cet égard la table
« de style chinois » située juste en dessous de la station
« Yvonne Oddon et la bibliothèque du Musée de l'Homme,
au-dessus de laquelle est posé un écriteau comportant
l'inscription suivante : « cette table de style chinois a
été construite pour l'ouverture du Musée de l'Homme en
1937. Paul Rivet en a été l'utilisateur. (Plus loin) En
attendant une plaque de verre protectrice, merci de ne rien poser sur cette
table patrimoniale » (voir photographie en annexe p.100)
59
Ce terme choisi en ce qu'il véhicule d'«
engendrement spirituel 1», Comme les pères de
l'Eglise sont perçus comme engendrant la foi, Paul Rivet est
montré comme le créateur d'une nouvelle forme de foi, de «
croyance » dans l'étude de l'Homme, autre que l'anthropologie
racialiste longtemps de rigueur.
En effet, Paul Rivet est entièrement
héroïsé, quitte à réécrire le
passé à la lumière de son action qui se voit constamment
exagérée. On montre de lui une image idéalisée :
« Le musée entend lutter contre le racisme, à l'image de son
créateur2» peut-on lire dans le texte de la station qui
lui est entièrement consacrée.
De plus, dans la station « réseau de
Résistance » qui normalement devrait voir sa présence
s'atténuer, la photographie de Paul Rivet est la première en
dessous du texte3 et elle est séparée des autres par
la photographie du bulletin de Comité de Salut public (document avec
lequel il n'a pas grand-chose à voir). La courte biographie qui
l'accompagne le présente comme un « savant et un homme politique
militant contre le fascisme et le racisme », une « figure de la
Résistance intellectuelle » depuis son exil en Amérique
latine (reprenant les mots du Général de Gaulle et tout ce que sa
figure implique de légitimation des actes considérés ou
non comme des actes de Résistance).
La valorisation du passé de la Résistance au
musée de l'Homme passe donc par sa réécriture sous le
spectre de l'implication de Paul Rivet, rejoignant à nouveau
l'idée de « choix du passé4 ». Il
est opéré un bricolage avec les éléments du
passé, dispersant ici et là l'idée de l'implication
centrale de Paul Rivet dans la Résistance (entre autres) sans attribuer
une place équitable aux autres figures impliquées.
Il ne s'agit aucunement ici de formuler à notre tour un
parti pris sur le passé et de minimiser le rôle qu'aurait
joué Paul Rivet dans la résistance, mais dans l'histoire
établie de cette période et du réseau
étudié, les rôles sont plus souvent attribués
à ceux qui sont restés, Paul Rivet, comme rappelé dans la
partie historique de la présente enquête, a dû s'exiler car
trop exposé. La mise en scène autour de sa personne peut
même laisser entendre qu'il était présent.
1 « Nous appelons père ceux qui nous ont
catéchisé » in MEUNIER, Bernard, «
Genèse de la notion de « Pères de l'Église » aux
ive et ve siècles », Revue des sciences philosophiques et
théologiques 2/2009 (Tome 93) , p. 315331
2 Même si Rivet s'est très tôt
détaché de l'anthropologie physique, il ne s'est pas
prononcé contre le racisme (du moins pas à cette époque)
mais contre le racialisme différentialiste : il ne niait pas la division
de l'Humanité en races tout en réfutant une division
hiérarchisée entre elles.
3 Voir photographie en annexe p.100.
4 LAVABRE Marie-Claire, op. cit.
60
Dans cette perspective de passé que l'on choisit, plus
que celle du passé que l'on subit, le passé est lu à la
lumière du présent, ce qui implique que cette relecture comporte
des enjeux, sert des intérêts. Cette instrumentalisation semble
s'opérer au profit de la défense d'une ligne humaniste
prônée par le musée, aussi bien dans ses collections que
dans des éléments extra muséaux, telles que les stations
historiques.
La défense d'une ligne humaniste au secours du
passé controversé de l'anthropologie :
Aucun choix muséal n'étant forcé, Paul
Rivet, a été la figure choisie parmi d'autres pour incarner cet
humanisme, bien que, certes, d'autres fondateurs (Armand de Quatrefages, Ernest
Hamy) sont évoqués et la mise en récit de leur histoire
est toute aussi partiale et sélective que ce qui a été
entrepris autour de celle de Paul Rivet.
Ainsi, dans la station « les origines du Musée de
l'Homme », le texte met en évidence la filiation, quelque peu
fictive d'un point de vue épistémologique entre le MET et le
musée de l'Homme, pour le décrire comme l'héritier de
l'approche scientifique élaborée par Armand de Quatrefages qui
toujours selon le texte, avait pour ambition d'établir une science
globale de l'Homme, appelée « anthropologie » pour faire la
synthèse entre données anthropométriques,
préhistoriques, ethnographiques et linguistiques.
C'était oublier que le même scientifique
défendait certes l'unicité de l'espèce humaine mais aussi
son classement en races différentes, inégales « qui se
différencient de toute nature par leur caractère, des races
supérieures et des races inférieures au point de vue intellectuel
et moral1».
Le texte qui lui est consacré tait sciemment l'aspect
racialiste et décrit son approche dans des termes vagues (« une
conception synthétique qui associe à l'observation des
caractères anatomiques, l'étude des cultures passées et
présentes et l'examen des langues »). La seule
référence implicite au racialisme réside en ces mots :
« Bien que l'anatomie restera la base de sa recherche (...) ».
1 Armand de Quatrefages, L'espèce
humaine, coll. « Bibliothèque scientifique internationale
», Vol.XXIII, Librairie Germer Baillière et Cie, Paris, 1877
(Douzième édition [archive], Félix Alcan, Éditeur,
Paris, 1896)
61
D'une manière générale, la mise en
scène muséale défend une vaste entreprise de
réhabilitation de l'anthropologie et de ses dérives racialistes
à travers la promotion d'un humanisme, parfois forcé.
Ainsi, dans les collections mêmes du musée, les
bustes exposés dans la galerie de l'Homme servaient initialement aux
anthropologues de la fin du XIXème siècle à
élaborer leurs théories basées sur les différences
physiques entre les races. Ils sont désormais exposés en
retraçant une partie de leur histoire en tant qu'humains (toujours en se
basant sur les écrit des anthropologues ou quelques rares autres
sources) et en les mettant en parallèles avec des bustes artistiques de
la même époque (et parfois même des mêmes
périodes) de personnes venant également des colonies.
Les stations historiques continuent donc cette démarche
de réhabilitation de l'anthropologie. La station « De l'exhibition
de la Vénus hottentote à la restitution de Sawtche1
» en est le parfait exemple puisqu'elle n'est destinée qu'à
cette ambition.
Le texte raconte l'histoire de Sawtche, «
exploitée et exhibée dans une période
façonnée par les théories racialistes et coloniales
», dont les ossements, après avoir été exposés
dans la galerie d'anthropologie du musée jusqu'en 1974, ont
été restitués à l'Afrique du Sud au début
des années 2000. Sa restitution a fait l'objet d'une vaste mise en
scène, faite de cérémonies, de commémorations. On
notera que Paul Rivet, malgré sa qualité de principal directeur
du musée durant cette période, n'est pas évoqué.
Cette histoire, bien que rappelant les années les plus
sombres de l'anthropologie, sert malgré tout l'image humaniste et
philanthropique du musée et entend illustrer une anthropologie
éthique et respectueuse d'une certaine sacralité des restes
humains.
La figure du palimpseste comme révélatrice de la
mémoire au musée de l'Homme
Pour résumer, la valorisation excessive de la figure de
Paul Rivet, est quelque peu surprenante puisque pas nécessairement
attendue2. Elle entend forger une ligne humaniste propre au
musée, esquivant ainsi la référence à la
Résistance sauf lorsqu'elle participe à cette valorisation.
1 Voir description en annexe p.100
2 Les automatismes mémoriels de valorisation
et d'évocation du passé dès lors qu'il s'agit de la
seconde guerre mondiale en sont témoins.
62
L'affirmation de cet engagement humaniste semble constituer
une manière de redorer le blason de l'anthropologie. Cet
enchevêtrement de références différentes et plus ou
moins visibles, au passé, rend utile l'emprunt de l'image du palimpseste
à Patrick Cabanel1 (et à d'autres
auteurs2). Emprunter l'emploi de cette figure pour considérer
le mécanisme de la mémoire au musée de l'Homme ne signifie
pas nécessairement emprunter son exact usage par l'historien.
Tout d'abord, précisons que ce n'est pas le
présent qui enfoui le passé mais c'est la lecture du
présent qui fait qu'un élément du passé se
superpose à l'autre dans une mise en scène muséale.
Le palimpseste fait référence l'utilisation au
Moyen Age par les copistes de techniques d'effacement des textes par grattage
ou par lavage afin d'y écrire à nouveau. Cette technique
formait donc des couches de traces, dont la plupart étaient presque
invisibles, se voyaient dans les unes dans les autres, sont transformées
par la dernière trace apposée.
C'est ainsi que l'humanisme et Paul Rivet se superposent
à la Résistance qui apparait quand même à certains
moments dans la mythification de la figure de Paul Rivet en tant que
père fondateur, pour à son tour se superposer aux dérives
de l'anthropologie. Il s'agit d'un processus continu de destruction et
reconstruction successives, tout en gardant des reflets des traces
anciennes.
Pour parler de l'institution muséale dans un langage
volontairement anthropomorphique, l'anthropologie racialiste, comme
passé traumatisant, source de culpabilisation est gommée de la
mémoire et est recouverte de plusieurs couches de
références au passé.
Si le palimpseste « porte une charge politique et
historique en ouvrant le présent au poids du
passé3 », il n'est pas pour autant une figure
parfaite et l'image ne tarde pas à montrer ses limites pour illustrer le
cas étudié. En effet, les différentes couches du
passé, bien qu'effacées dans la mise en récit
muséale, restent visibles par reflets et apparaissent dans les espaces
vides laissés par les lacunes de la ligne humaniste. Les «
nappes du passé4 » dans lequel « des
images (...) s'incarnent l'une dans l'autre5 » coexistent
plus qu'elles ne se remplacent entièrement.
1 L'historien utilise surtout cette image dans son
étude du protestantisme français qui selon lui, serait
accoutumé aux moments de « résistance » de par leur
fréquence dans son histoire à la manière
d'écritures palimpsestes ou de poupées-gigognes. (CABANEL,
Patrick, Histoire des protestants de France, Paris, Fayard,
2012, à vérifier)
2 On peut citer : Antoine de Baecque, Max Silverman,
Deleuze.
3 SILVERMAN Max, « Mémoire palimpseste.
La question humaine, Ecorces et Histoire(s) du cinéma », Image
[&] Narrative (référence à
corriger)
4 DELEUZE, Gilles, « L'image-temps.
Cinéma 2 », Collection critique, Paris, 1985, Les
éditions de Minuit.
5 DELEUZE, Gilles, Op. Cit.
63
Les couches du passé ne sont évidemment pas
isolées les unes des autres. La référence à Paul
Rivet ne peut éclipser (partiellement) la référence
à la Résistance que parce que d'un point de vue historique, il y
a malgré tout pris part. De même pour l'anthropologie racialiste
qui n'est recouvertes par la figure de Paul Rivet que parce qu'il avait
lui-même contribué à sa disparition.
C'est indéniable : il y a « une sorte de
continuité ou de communication transversales entre plusieurs nappes, et
tisse entre elles un ensemble de relations non localisables1
», créant de cette manière « un temps
non-chronologique2 », c'est-à-dire « un
temps qui ne se résout pas à la succession3
»
L'image du palimpseste aide à saisir une
réalité certaine mais complexe de la question de la
mémoire au musée de l'Homme : un enchevêtrement de
références au passé, plus ou moins valorisées, plus
ou moins assumées, et assurément manipulées par
l'institution muséale vers le sens qu'elle veut donner à son
histoire.
Néanmoins, une autre réalité de cette
mémoire est également saisissable en plaçant le
musée dans un champ patrimonial plus large qui a ses propres codes et
ses propres luttes.
La division sociale de la fonction
mémorielle
La mise en récit muséale confirme donc une
relégation au second plan de la référence à la
Résistance au profit de la mise en valeur plus générale
d'une ligne humaniste, confortée par la figure sacralisée de Paul
Rivet comme père fondateur bienveillant et destinée à
effacer les années sombres de l'anthropologie.
Placer le musée dans un ensemble plus large du champ
muséal permet d'aborder l'explication à cette ambition à
une plus grande échelle, et d'élargir ainsi la
réflexion.
Il s'agit de partir d'une supposition assez simple ; Si
l'idée d'un individu isolé est une fiction, celle d'un
musée isolé l'est également. En effet, tout musée
se met en place, se construit dans un champ muséal et patrimonial, avec
ses enjeux, ses rivalités, l'affirmation de positions dominantes et ses
spécialisations imparties. Le considérer comme un espace clos
dont les
1 DELEUZE, Gilles, Op. Cit.
2 .DELEUZE Gilles, Op. Cit.
3 DELEUZE, Gilles, Gilles Deleuze - cinéma
cours 77 du 29/01/1985
64
concepteurs n'auraient pas tenu compte du fonctionnement de ce
champ et de ce qu'il implique comme luttes, serait inexact et ne montrerait
qu'une vision très partielle de la mise en scène
muséale.
Dans cette perspective, l'existence d'espaces
différents de mise en récit du passé, que ce soit des
musées des mémoriaux ou des monuments, à inclure dans un
large champ dit patrimonial, laisse penser à une forme de
différentiation de ces espaces pour qu'ils deviennent
complémentaires. Sans pour autant s'appuyer entièrement sur la
pensée de Durkheim mais sans tout à fait l'ignorer, nous lui
emprunteront son concept de « solidarité
organique1 » (par opposition à la «
solidarité mécanique2 » pour qualifier
cette différentiation. La solidarité organique, selon le
sociologue, est un type de lien social qui fonde la cohésion sociale et
dans lequel la différentiation et l'interdépendance des individus
constituent un terrain favorable à la division du travail.
Il en est de même pour l'espace social dans lequel le
musée évolue. Bien que l'on ne puisse pas parler, pour
décrire les rapports entre les institutions, de lien social proprement
dit, chaque musée, monument ou mémorial est assigné
à une fonction sociale perçue comme utile et légitime.
Par exemple, si l'on considère l'objet «
Résistance », plusieurs institutions se partagent la
légitimité de donner à voir une histoire de celui-ci : le
mémorial du Mont-Valérien, lieu assumé comme espace
à vocation mémorielle3 qui tire sa
légitimité de sa charge historique (endroit où ont
été fusillé des milliers de résistants dont ceux du
musée de l'Homme), le musée de la Résistance nationale, le
musée du Général Leclerc et de la libération de
Paris, le musée de l'Ordre de la libération, etc. Les
références sont nombreuses.
La création d'un musée de l'Homme qui, bien que
siège du réseau pionnier de la Résistance, serait trop
axé sur une mise en récit de cette période de l'Histoire
constituerait une atteinte tacite à l'objet même des musées
cités, un empiètement sur une part de l'Histoire dont
l'exposition leur a été attribuée.
Parler de la Résistance, hormis les plaques
commémoratives de rigueur et quelques allusions intelligemment
dispersées et volontairement noyées dans des
éléments extra muséaux, ne fait pas partie du rôle
social imparti au musée de l'Homme. Le rôle qu'il a
légitimité de remplir est
1 DURKHEIM Emile, de la division du travail social
2 DURKHEIM Emile, Op. Cit.
3 Le mémorial du Mont-Valérien est
même sous-titré « haut lieu de la mémoire nationale
».
65
de tracer une ligne humaniste dans la description de
l'humanité et ainsi laver l'anthropologie du racialisme
intrinsèque dont ses détenteurs ont fait preuve au croisement du
XIXème et du XXème siècle.
L'exercice d'évocation du passé, avec tout ce
qu'il comporte de gestion des traces, de commémoration, de mise en
récit de l'histoire, de création de miroir avec le
présent, se voit ainsi divisé pour une meilleure
complémentarité dans la mise en valeur de la mémoire par
les institutions dévolues.
Cette division de l'acte de « faire mémoire »
ne suppose pas nécessairement de monopole dans la mémoire d'un
objet particulier mais plutôt d'une forme de spécialisation. Le
musée de l'Homme, qui reste un musée d'ethnographie ne doit pas
venir concurrencer les institutions mémorielles de la Résistance
mais oeuvrer à construire une image positive des sciences
ethnographiques, à savoir l'anthropologie et l'ethnologie.
66
Cette enquête s'est attachée à comprendre
les mécanismes qui régissent la mémoire dans un
espace muséal atypique, en ce sens qu'il n'est ni tout
à fait historique ni tout à fait artistique. Un espace
muséal qui se charge de donner un portrait biologique et sociale de
l'Homme, sans entrer dans la description de l'histoire récente de
l'Humanité.
En effet, le musée de l'Homme est indéniablement
un lieu de mémoire, dans une acceptation non métaphorique,
qualificatif qui sonne comme une certification attribuée par une
autorité légitime de la mémoire et qu'obligent les faits
de Résistance dont il a été le siège durant
l'occupation par l'armée allemande. Mais bien qu'étant un lieu de
mémoire, le musée de l'Homme n'est pas dédié
à la mémoire.
Et c'est précisément pour cette raison que
l'objet étudié - la Résistance - était difficile
à appréhender puisqu'il est loin de constituer l'objet
général du musée dans ses collections permanentes, ou
même dans ses expositions temporaires.
Ainsi, la cellule de Résistance du musée de
l'Homme, bien qu'importante d'un point de vue historique dans son
caractère à la fois de pionnière et de chef de file
d'autres cellules,
L'étude de la mémoire de cette cellule
résistance dans un autre champ que celui de son espace d'origine, a
permis de voir qu'il y a une circulation de cette mémoire et que dans
cette circulation, la mémoire se transforme, prend d'autres visages. Ce
ne sont pas les mêmes figures qui sont mises en avant : Germaine Tillion
acquiert une place centrale qu'elle n'a pas dans l'enceinte muséale et
le musée de l'Homme et la Résistance en son sein sont
également évoqués à travers d'autres figures
lointaines (Pierre Brossolette, Jean Zay).
Cette reprise de la mémoire, à travers
l'entrée au Panthéon de figures connues, valorise donc le
passé résistant au musée de l'Homme mais elle comporte
aussi sa part d'usurpation puisque son étude révèle que le
champ politique ne fait que l'apposer, la greffer aux intérêts
propres de ses acteurs.
Si dans sa circulation entre les champs la
référence résistante acquiert en quelque sorte ses lettres
de noblesse, il en est tout à fait autrement dans l'espace même du
musée de l'Homme où, à travers la mise en scène
muséale, la Résistance est reléguée au second plan,
dans des lieux extra muséaux, particulièrement
défavorisés. Elle n'est plus qu'une pierre à
l'édifice aussi symbolique que monumental édifié autour de
la figure de Paul Rivet, préférée à celle, pourtant
plus connue, de Germaine Tillion.
67
Toute mémoire suppose relecture du passé et,
dans la mise en scène muséale du musée de l'Homme, le
bricolage se fait assez apparent.
Paul Rivet y est ainsi élevé comme le
bâtisseur aussi bien moral, que scientifique, du musée en tant
qu'espace d'éducation, d'exposition et de recherche. Sa probité
scientifique et éthique que la faible référence
résistante ne manque pas de servir, vient en appui à un discours
humaniste et philanthropique lui-même destiné à masquer les
dérives de l'anthropologie physique, longtemps pratiquée au sein
du musée (ou plus précisément de son ancêtre le MET)
avec tout ce qu'elle comporte de racisme et de racialisme
inégalitaire.
Tous ces liens donnent l'image de pans du passé qui
s'entremêlent pour se cacher les uns les autres, se couvrir et parfois
s'utiliser : La référence générale au passé
au musée de l'Homme subit une forme de sédimentation. La mise en
scène muséale détache les différentes pièces
du passé de l'institution (Paul Rivet, Humanisme, Résistance,
Anthropologie) pour les réunir en couches différentes.
C'est ainsi que la figure du palimpseste s'avère
intéressante pour illustrer cette manipulation du passé : on
efface, met en avant une référence plutôt qu'un autre,
superpose, exagère etc. Autant de réécritures
superposées du passé pour arriver à laver l'anthropologie
et par là, le musée de l'Homme des dérives racialistes.
La mythification de Paul Rivet, à travers des
éléments du passé tels que sa participation à la
Résistance, accentue le trait de la ligne humaniste engagée par
le musée, couvrant ainsi l'anthropologie physique. De ce fait, de par
son implication, la Résistance bien que minimisée dans ce qu'il
ressort de la mise en récit muséale s'inscrit dans cette vaste
entreprise de rédemption.
Le musée de l'Homme, en servant cette vocation
humaniste et en promouvant les sciences ethnographiques, s'inscrit davantage
dans le rôle social qu'on attend d'une telle institution, à savoir
d'un musée. Une mise en valeur, outre que celle minimale
déjà entreprise, de la Résistance outrepasserait ce
rôle social, et contreviendrait à une certaine division tacite de
la fonction mémorielle dans le champ patrimonial.
Aux prémices de l'enquête, le constat de la mise
au ban de la mémoire résistante n'était ni
espéré, ni attendu. Tout ce qui regarde de près ou de loin
l'occupation ou la seconde guerre mondiale fait l'objet de commémoration
excessives, constituant le terrain idéal pour formuler
l'injonction stérile de « devoir de mémoire
». La Résistance est évoquée, étudiée,
glorifiée dans nombre d'espaces sociaux.
Il est donc d'autant plus surprenant de voir que la
référence à la Résistance n'est, au Musée de
l'Homme, qu'un morceau du rouage qui consiste à laver l'anthropologie
par le masque de l'Humanisme.
68
Mythification des pères fondateurs => sert la
vocation humaniste => s'inscrit davantage dans le rôle social attendu
du musée (division de la fonction mémorielle) => la
résistance est minimisée mais elle sert, bien que parmi d'autres
éléments privilégiés à laver l'image de
l'anthropologie. La Résistance est rattachée par la
réécriture du passé à la figure de Paul Rivet.
Alors qu'elle est célébrée ailleurs, La
référence à la Résistance n'est, au Musée de
l'Homme, qu'un morceau du rouage qui consiste à laver l'anthropologie
par le masque de l'Humanisme.
Ambition de réécriture de l'histoire du
musée (de bricolage avec le passé) : Montrer que la
référence à la Résistance est
délaissée, ou au mieux, instrumentalisée parmi d'autres
références
69
au passé, au profit d'une entreprise de
rédemption de l'anthropologie comme science raciste portée par le
musée de l'Homme.
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