PARTIE 1/ MISE AU POINT SUR L'HISTOIRE DE LA
RESISTANCE AU MUSEE DE L'HOMME
Sans pour autant prétendre investir des
considérations historiques précises, il convient de
retracer l'histoire de la résistance au musée de
l'Homme à l'aune de différents éléments
antérieurs qui n'ont pas de lien a priori avec l'objet
étudié mais qui ont constitué le terrain nécessaire
à la formation de cet objet.
La courte période, que l'on nomme Résistance,
qui a eu lieu entre 1940 et 1941, n'est pas à envisager comme un
élément isolé, comme une parenthèse de l'histoire
de l'institution, mais comme le produit d'un contexte particulier qui
relève non seulement de l'histoire institutionnelle, mais aussi de
l'évolution de l'ethnologie comme science, avec la production de
nouvelles normes épistémologiques dans l'étude de
l'humain.
En effet, l'étude de l'histoire institutionnelle et
scientifique du musée difficilement dissociable de l'implication de ses
membres dans le réseau de résistance.
Dans sa description de l'organisation technique du
réseau de résistance, l'ethnologue Germaine Tillion parle d'abord
du tissu social dans lequel s'est formé ce réseau puis affirme
lui préférer l'expression de « feutre social » car,
dit-elle, il était « plus piétiné que tissé
1». Reprendre son expression pour illustrer ce propos permet
une proximité avec les termes des acteurs même de ce réseau
de résistance et il s'agit de prendre ses mémoires, non pas
simplement comme une interprétation et une évocation subjectives
du passé, mais comme une source historique basée
1 TILLION Germaine, A la recherche du vrai et du
juste, éditions du Seuil, Paris, 2001
25
sur le témoignage. Germaine Tillion étant l'une
des seules survivantes de la série d'évènement
décrite ici, et la seule à avoir témoigné dans des
écrits publiés, il parait important de tirer profit et de rendre
compte de son témoignage.
Le « feutre social » de l'entrée en
résistance
Le musée de l'Homme est le témoin de
l'effacement progressif de la description et de la classification du genre
humain en plusieurs races spécifiques. Ce type de classification, en
plus d'être courant, est, dans l'entre-deux-guerres, admis comme postulat
principal de la science anthropologique. L'historienne Alice Conklin l'affirme
dans l'introduction à son ouvrage consacré aux musées
ethnographiques entre 1850 et 1950 :
« Dans la France des années trente, la
description et la classification des races humaines constituaient encore une
branche pleinement légitime des sciences humaines
»1.
Ce constat concerne en particulier l'anthropologie qui
dès ses débuts à la deuxième moitié du
XIXème siècle, est une science aisément qualifiable de
raciste. Animés par l'ambition de créer une science
générale de l'Homme, les chercheurs comparaient et classaient de
façon hiérarchique des informations sur les peuples primitifs et
les races qu'ils considéraient être à un stade
inférieur de l'évolution, et de ce fait du développement
politique, social et technologique. Cette vision sous-entendait un placement
différent des hommes sur une échelle temporelle de
l'évolution puisque le passage du singe à l'homme se serait fait
à des rythmes différents et produisant des résultats
différents.
Etudier ces sociétés primitives était
donc perçu comme une manière d'étudier l'histoire des
sociétés européennes, plus évoluées.
L'approche de l'altérité comme moyen de connaissance était
reléguée au second plan dans les buts affichés de la
science anthropologique.
Les différentes branches de l'anthropologie
s'accordaient à cette vision. Certains chercheurs, par exemple,
s'attachaient à l'étude des types physiques à travers la
mesure des cranes, la description de leurs formes, etc... D'autres
s'étaient attelés à l'identification dans les
différentes sociétés étudiées des stades de
l'évolution de la préhistoire. D'autres encore avaient pour
1 CONKLIN Alice L., Exposer l'humanité.
Race, ethnologie et empire en France (1850-1950), Muséum National
d'Histoire Naturelle, 2015
26
ambition de déterminer les lois universelles de
l'évolution culturelle et les origines d'institutions humaines telles
que le mariage, la religion, l'art, ... La déclinaison de
l'anthropologie en différentes spécialités racialistes
n'avait de limite que l'imagination ou les préoccupations des chercheurs
concernés.
La création par le sociologue Mauss et l'anthropologue
Paul Rivet de l'Institut d'Ethnologie en 1925 a constitué les premiers
glissements de cette science racialiste vers une science qui prendrait
d'avantage en compte le caractère social des différences entre
les humains. Il s'agissait du premier établissement universitaire qui,
bien que financé par l'empire colonial qu'il était censé
servir, introduisait une nouvelle perspective d'étude selon laquelle les
sociétés « ne se développaient pas en fonction de
l'acquisition par chacun de ses membres de "la pensée abstraite" mais
plutôt du fait des interactions entre tous ses membres et leur adaptation
collective à différents modes de
subsistance"1.
Cette nouvelle approche n'a pas été qu'une
évolution idéologique, elle a également contribué
à faire apparaitre de nouvelles méthodes d'étude. En
effet, la société étudiée n'est plus seulement un
simple objet d'étude lointain, mais elle implique un véritable
travail de terrain, consistant en un contact in situ avec les acteurs
de la société étudiée, obligeant à ne plus
se voir comme un élément extérieur à cette
société.
Bien plus tard, c'est cette même approche qui conduira
Germaine Tillion à assumer cette proximité avec les peuples
étudiés jusqu'à affirmer : « Je
considérais les obligations de ma profession d'ethnologue comme
comparable à celle des avocats, avec la différence qu'elle me
contraignait à défendre une population au lieu d'une
personne2. »
L'anthropologie est ainsi rejetée pour son obsession
à classifier les races et son entêtement à vouloir
reconnaitre dans les sociétés « primitives » les signes
d'une évolution retardée et par effet de miroir, la
supériorité biologique de la civilisation européenne.
Mauss et Rivet ne rejettent néanmoins pas d'un seul
bloc l'ensemble des approches racialistes. Ils ne nient pas l'existence des
races mais refusent d'en faire le fondement d'inégalités entre
les cultures. La notion de Race devient ainsi une donnée
malléable, bien inutile à déterminer les aptitudes
d'un groupe humain en particulier.
1 CONKLIN Alice L., Exposer l'humanité.
Race, ethnologie et empire en France (1850-1950), Muséum National
d'Histoire Naturelle, Paris, 2015
2 TILLION Germaine, L'Afrique bascule vers
l'avenir, Tirésias, Paris, 1961, p.18-19
27
Ce paradoxe lié à la subsistance de la notion de
race persistera comme sorte de compromis de passage progressif à une
science de l'homme moins racialisante. L'historien Andrew Zimmerman pointera ce
paradoxe comme étant partie intégrante de l'ethnologie : "la
science de l'homme, depuis sa naissance, a toujours été porteuse
de potentiels polyvalents et contradictoires pour essentialiser mais aussi
démocratiser, objectiver l'Autre, mais aussi le comprendre
»1
Il est néanmoins certain que l'ethnologie, telle
qu'elle a été installée dans le paysage de l'étude
de l'homme, malgré ses contradictions et sa continuité
inévitable avec l'anthropologie, a constitué une rupture aussi
bien institutionnelle qu'épistémologique.
Le déménagement en 1938 de l'institut
d'Ethnologie au Musée de l'Homme en fait le foyer de l'émergence
de cette « science réformée de l'Homme
»2. Les étudiants de Mauss ne tardent pas à
appliquer sur le terrain leurs nouvelles approches sociales, forment ainsi
l'école Maussienne. La capacité de travailler en groupe pour
mieux synthétiser leurs informations ne sera pas
étrangère à leur entrée en
résistance.
En effet, cette qualité à partager les
informations de manière collaborative sera déterminante pour la
rapidité avec laquelle les premiers réseaux de résistance
se seront mis en place au Musée de l'Homme. Cette aptitude a
bien évidemment été associée à l'engagement
profond des deux fondateurs, tous deux militants socialistes, pour le
pluralisme culturel et antiraciste, alors même que l'époque
dérivait vers les courants inverses.
Cet engagement explique la diversité des
étudiants-chercheurs du musée aussi bien d'un point de vue de
l'origine sociale que culturelle. Le centre de recherche du musée
comptait par exemple, dans son équipe scientifique, de nombreux
français naturalisés (des russes blancs comme Boris Vildé,
des polonais comme Anatole Lévitsky,...), de nombreux juifs
(Déborah Lifchitz) et de nombreux français issus des colonies.
L'explication à cette diversité est à
chercher dans l'histoire de la nouvelle science qu'ils portent. Le fait que
cette celle-ci soit naissante, donc peu pratiquée, permettait à
des personnes, qui sociologiquement en marge n'étaient pas
destinées à la recherche à se faire une place dans cette
institution en démontrant leur intérêt et leur
capacité à s'emparer de la matière.
1 ZIMMERMAN Andrew, Anthropology and
anti-humanism in imperial Germany, University of Chicago Press, Chicago,
2001.
2 CONKLIN Alice L., Exposer l'humanité.
Race, ethnologie et empire en France (1850-1950), Muséum National
d'Histoire Naturelle, Paris, 2015
28
C'est également ce facteur qui a fait qu'on comptait un
nombre élevé de femmes ethnologues parmi les chercheurs du
musée. Tous les chercheurs étaient de surcroit, toujours dans le
sillage de ce facteur, très jeunes (moins de trente ans). Leur position
sociologiquement en marge (femmes, étrangers naturalisés,
juifs,...) contribuait au fait qu'ils pouvaient facilement partir en mission
dans des terrains lointains, ce qui explique également en partie leur
diversité.
La nouvelle direction du muée oeuvre à
construire un sentiment d'appartenance à une institution commune, comme
le montre une série d'initiatives. Par exemple, est créé
en 1938 un bulletin de liaison mural informant le personnel de tout ce qu'il se
passe autour du musée et de ses membres.
Cette recherche d'une vie collective a permis
un investissement affectif des jeunes chercheurs qui dépasse le simple
cadre professionnel. Les liens de sociabilité préexistants
étant à la base de l'organisation des premiers groupes de
résistants, cette vie collective a été déterminante
dans la création du réseau de résistance du Musée
de l'Homme.
Outre le personnel du musée, la manière de
penser l'humain diffusée par ses nouveaux acteurs a également
creusé le terreau nécessaire à l'organisation
résistante future. Ses fondateurs avaient une réelle
volonté d'insuffler à travers les expositions leurs engagements
politiques humanistes. On cherche à faire prendre conscience de la
continuité entre les civilisations, les cultures, ce qui les rapproche
indubitablement comme les gestes, la parole, la technique et l'art,
à sortir du langage courants les termes perçus comme injustes de
« sauvage » ou « primitif ».
L'anthropologue Christine Laurière résume en ces
termes cette ambition, dans sa monographie consacrée à Paul Rivet
: « Preuves à l'appui, objets à l'appui, il entend
démontrer que l'on fait un injuste procès à ces
sociétés condamnées à tort pour leur primitivisme,
leur archaïsme, leur inaptitude à dominer leur environnement
naturel1 ».
L'objet ethnographique n'est pas exposé comme une
simple curiosité exotique destinée à conforter la
supériorité supposée des peuples européens mais
comme le témoin d'une civilisation, de la continuité entre les
civilisations. On ambitionne à faire voir au visiteur par effet de
miroir cet autre qui parait lointain.
Cette ambition s'inscrit dans la volonté de contribuer
à l'éducation des classes populaires, des « travailleurs
manuels » selon les propres mots de Paul Rivet, en construisant un
idéal politique
1 Christine Laurière, Paul Rivet. Le
savant et le politique, Paris, Publications scientifiques du Muséum
national d'histoire naturelle, 2008
29
de vulgarisation du savoir pour ces personnes. L'ethnologie
est entre les mains de ces chercheurs engagés un instrument de
militantisme, en ce qu'elle est une discipline de vigilance, un outil au
service de l'éducation du peuple à la diversité et
à l'altérité afin de combattre les
stéréotypes sur des populations que l'on nommait alors volontiers
primitives ou arriérées.
Mauss et Rivet, de par leur engagement, étaient les
seuls à disposer des leviers institutionnels et politiques
nécessaires à créer le Musée de l'Homme tel qu'il a
été repensé. Ils étaient également les seuls
à disposer de la légitimité nécessaire pour assoir
ce musée à une place centrale dans le champ des sciences sociales
et humaines.
Dans cette optique, est publié en 1937 par Paul Rivet
le tome 7 de l'Encyclopédie Française consacré
à l'espèce humaine afin d'affirmer l'unicité de celle-ci.
Plus tard en décembre 1939 le numéro de la revue Race et
Racisme sur la « science des races » est utilisé par Paul
Rivet comme instrument intellectuel afin de s'opposer aux thèses nazies
et à l'idéologie racialiste inégalitaire.
Germaine Tillion fera état dans ses mémoires, de
la modernité aussi bien idéologique qu'institutionnelle que les
deux créateurs du Musée ont voulu prodiguer à leur
création : « ils ont sorti de son sommeil l'antique garde-meuble du
Trocadéro pour en faire le musée le plus moderne d'Europe
1».
« L'Histoire d'une trahison » : Le récit
de la résistance au musée de l'Homme :
En juin 1940, le personnel du musée de l'Homme est
à son poste lorsque l'armée allemande entre dans Paris. Les
premières activités de résistance s'organisent très
vite et bien que connues et soutenues par directeur du musée, celui -ci
ne participe pas de manière active en raison du fait qu'il s'agissait
d'une personnalité très exposée.
Yvonne Oddon (la bibliothécaire du musée), Boris
Vildé et Anatole Lévitzky sont à l'initiative de
l'organisation. C'est sous leur impulsion que vont se nouer des contacts avec
d'autres groupes naissant et aux profils extrêmement
hétéroclites à l'extérieur du musée
(avocats, pompiers parisiens, intellectuels, etc.).
1 TILLION Germaine, Ce que je savais de
quelques-uns.
30
En automne 1940, grâce aux connexions tissées, un
système clandestin prend corps avec le Musée de l'Homme comme
lieu central.
De nombreuses autres organisations clandestines gravitent
autour de celle entretenue par les ethnologues et sont homologués
après la guerre par Germaine Tillion comme faisant partie du groupe du
Musée de l'Homme. Maurice Duteil de La Rochère rassemble des
équipes actives sous le groupe Vérité Française et
qui publie un journal éponyme. Germaine Tillion et Paul Hauet se servent
de l'activité caritative légale de l'UNCC (Union Nationale des
Combattants Coloniaux) dont ils avaient la charge, pour coordonner plusieurs
groupes implantés dans toute la France et organisent des filières
d'évasion de prisonniers de guerre originaire des colonies.
Tous ces secteurs, bien que paraissant éloignés,
se rapprochent et travaillent ensemble, en mettant en commun leurs informations
et leurs capacités, en particulier en matière de renseignement.
Documents et filières de transmissions circulent entre les secteurs, si
bien que l'activité de propagande occupe une place centrale.
Dans ce contexte, le journal Résistance est
créé dans les locaux du Musée de l'Homme. Le nom est
proposé par Yvonne Oddon, d'éducation protestante, en
référence aux prisonnières huguenotes de la Tour de
Constance d'Aigues-Mortes qui, au XVIIème siècle,
arrêtées en raison de leur foi non catholique, avaient inscrit sur
le mur de leur prison le verbe : « Résister ». Boris
Vildé lui aurait préféré le nom de Comité de
Salut Public avec ce qu'il comportait comme résonnance
révolutionnaire, républicaine et jacobine, nom qui est finalement
conservé comme signature pour les éditoriaux.
Le premier bulletin du journal commence par ces mots
exagérant volontairement un patriotisme certain et assumé :
« Résistance, c'est le cri qui sort de votre coeur à
tous dans la détresse où vous a laissé le désastre
de la patrie »1.
Le journal a pour ambition de rassembler les mouvements de
résistance et met l'accent sur une discipline de fer dans la
discrétion qu'implique nécessairement la clandestinité.
L'historien Julien Blanc affirme que ce journal introduit une « logique
organisationnelle »2 en plus de la simple propagande qui le
fait se démarquer des autres journaux clandestins. La volonté
d'unifier
1 Premier bulletin du Comité de Salut public en
date du 15 décembre 1940. (voire photographie en annexe).
2 BLANC Julien, « En Résistance, le
« réseau du Musée de l'Homme » », in Le
Musée de l'Homme, histoire d'un musée laboratoire, sous la
direction de Claude Blanckaert, MNHN éditions du Musée de l'Homme
Sorbonne, 2015, Paris.
31
les initiatives dispersées est perceptible dès
les premières publications. Le journal paraitra jusqu'en mars 1942, bien
après les premières arrestations de ses principaux
rédacteurs.
Si le réseau compte plusieurs dizaines de membres
actifs, Boris Vildé s'impose comme le leader de cette organisation qu'on
pourrait qualifier de « nébuleuse »1 selon les mots
de l'historien précédemment cité. Il parle même de
« nébuleuse multipolaire et évolutive qui rassemble
quantités de groupes largement autonomes aux profils sociologiques et
politiques variés »2.
Cette organisation aura beau être l'une des plus solides
organisations clandestines de la zone occupée, elle sera victime de sa
précocité et du manque d'expérience de ces membres en
matière de clandestinité. Paul Rivet est assez rapidement
démis de ses fonctions, la Gestapo le soupçonnant d'être le
chef d'un possible réseau de résistance. Il fuit alors en zone
libre, ce qui provoque une réplique de la Gestapo qui arrête pour
quelques jours une dizaine de ses plus proches collaborateurs (dont ses soeurs
et Déborah Lifchitz). Les inquiétudes liées aux craintes
de délation font peser une ambiance assez lourde sur le musée.
Le Musée reçoit par ailleurs des avertissements
du Ministère de l'enseignement supérieur et de la Recherche,
avertissements qui se font de plus en plus insistants. L'administration y somme
le musée d'appliquer la loi sur les juifs et les étrangers dans
les corps de recherche et d'enseignement, alors même qu'il s'était
construit sur une tradition d'accueil et d'intégration.
C'est ainsi que Déborah Lifchitz continue à
travailler bénévolement et clandestinement au département
d'Afrique Noire mais les tentatives de ses collègues et collaborateurs
de la faire envoyer en zone libre puis en terrain ethnologique hors de France
échouent. Elle est arrêtée en février 1942 puis le
périple qui la mènera de la prison des Tourelles à
Auschwitz, en passant par Drancy, aura raison de sa vie dès son
arrivée au camp de concentration.
Le nouveau directeur du musée suite au départ de
Paul Rivet, est tenu de certifier qu'il n'emploie aucune personne d'origine
israélite, ce qui n'était pas le cas. Sans que les
soupçons de la Gestapo ne soient confirmés, le musée
assiste à de nombreuses descentes et plusieurs collections sont mises
sous scellés.
A l'affrontement qui les oppose aux services allemands d'une
part, s'ajoute celui contre le régime de Vichy d'autre part qui
entend démembrer le musée de synthèse humaniste
créé par Paul Rivet et revenir au simple musée
d'ethnographie.
1 Idem.
2 Idem.
32
Le 17 février 1942, plusieurs membres de
l'équipe du Musée sont arrêtés. Parmi eux, figurent
les plus actifs et les plus influents : Boris Vildé, Anatole
Lévitzky et Yvonne Oddon. L'arrestation a eu lieu suite à une
trahison de l'agent de liaison Albert Gaveau, qui s'avère être un
indicateur à la solde des allemands. Leur condamnation a eu lieu en
février 1942 par le tribunal militaire allemand de Paris. Tous sont
condamnés à mort mais seuls les hommes seront effectivement
exécutés, fusillés au mont Valérien le 23
février 1942. La peine des trois femmes (dont Yvonne Oddon et
Agnès Humbert) est commuée en déportation et elles seront
transférées à Ravensbrück.
Le groupe mené par La Rochère est
arrêté quelques mois plus tard sur une autre dénonciation
réalisée par un autre agent double. Germaine Tillion est quant
à elle arrêté en aout 1942 sur dénonciation de
l'abbé Robert Alesch, agent masqué de l'Abwehr, et elle est
déportée à Ravensbrück. Paul Hauet n'est
interpelé qu'en juin 1944, après plusieurs années d'action
clandestine. Seules trois femmes (Yvonne Oddon, Germaine Tillion et
Agnès Humbert) survivront aux camps.
Le fait que les arrestations des membres du réseau (au
sens large) aient eu lieu à différents moments assez
espacés laisse croire que ses méthodes d'action n'ont pas disparu
de manière uniforme ou instantanée. Certains membres survivants
ont d'ailleurs rejoint d'autres organisations clandestines diffusant ainsi les
modes d'action du réseau du musée de l'Homme (importance du
rassemblement des forces clandestines, éducation
préférée à la simple propagande, ...).
Ce sont les ethnologues réfugiés à
l'étranger qui rendront publique l'émotion soulevée par
ces exécutions et déportations. Ils multiplient les moyens de
faire connaitre leur indignation : Aussi bien dans des émissions de
radio et des journaux, que dans leurs correspondances, dans l'organisation
d'expositions... Tous relient cet évènement tragique à
l'idéologie humaniste et anti-racialiste véhiculée par le
musée et comme le résumera Claude Lévi-Strauss «
à sa volonté de célébrer les innombrables
créations du génie humain »1.
Le nom même du « réseau du Musée de
l'Homme » a été attribué par Germaine Tillion qui
comme elle le relate dans ses mémoires, a été
sollicitée, dans les locaux de « France
combattante » sur un possible nom à donner au réseau :
« J'ai dit « réseau du Musée de
1 LEVI-STRAUSS Claude,
référence à retrouver dans l'article de Christine
Laurière dans Musée de l'Homme, histoire d'un musée
laboratoire.
33
l'Homme - Hauet - Vildé » parce que lorsque
nous parlions de nos premiers morts, nous disions « ceux du musée
» »1
Durant la période de l'occupation allemande, le
théâtre de ce réseau de Résistance est naturellement
dans une grande instabilité institutionnelle. En effet, le musée
change souvent de directeur. Le successeur direct de Paul River, Marcel
Griaule, est totalement en désaccord avec la direction initiale
humaniste prise par le musée et entend entamer sa destruction
progressive. Il est remplacé, en 1942, par Henri-Victor Vallois qui a le
mérite d'avoir gagné la confiance du ministère tout en
conservant le soutien du personnel du Musée.
Depuis la Colombie dans laquelle il est embarqué dans
un terrain ethnologique, Paul Rivet voit d'un bon oeil cette nomination. Le
nouveau directeur met fin au projet non avoué mais certain de
destruction du musée et il finit l'installation commencée par
Rivet tout en faisant face aux pénuries entrainées par
l'occupation.
Durant cette période, en tant que travailleurs dans une
institution publique, les fonctionnaires et étudiants du musée
sont exemptés de services obligatoires. Leurs salaires sont
versés régulièrement et ils bénéficient
d'autres avantages tels que les congés payés, les transports
payés pour les vacances, la cantine, l'électricité presque
normalement. Les étudiants affluent et le musée devient une
véritable ruche.
Tous ces avantages sont mis au service d'une résistance
qui, si elle n'est pas aussi active qu'à l'époque des premiers
réseaux, est toujours présente du moins intellectuellement.
Le public ne désaffecte pas le musée durant
cette période puisque l'institution reste fidèle à son
ambition initiale d'instruire les masses populaires en dispensant les ouvriers
de droits d'entrée, en maintenant les horaires d'ouverture nocturnes
à la fin des journées de travail et en perdurant les
expositions.
Pour reprendre les mots de l'historien Julien Blanc,
l'histoire du réseau du musée de l'Homme «
témoigne à la fois de la précocité de la
résistance en zone occupée, de la multiplicité des
activités entreprises (renseignement, évasion, propagande), de la
volonté d'unifier les initiatives dispersées et des risques
encourus par les pionniers de la désobéissance
»2.
1 TILLION Germaine, A la recherche du vrai et du
juste, éditions du Seuil, Paris, 2001.
2 BLANC Julien, « En Résistance, le
« réseau du Musée de l'Homme » », in Le
Musée de l'Homme, histoire d'un musée laboratoire, sous la
direction de Claude Blanckaert, MNHN éditions du Musée de l'Homme
Sorbonne, 2015, Paris
34
La Résistance au musée de l'Homme lue comme
rupture
L'étude de l'histoire de la Résistance au
musée de l'Homme confirme les liens évidents entre cette
activité de lutte active contre l'occupant allemand et le renouveau
épistémologique et institutionnel qui l'a
précédée. Tous ces éléments s'inscrivent
dans la même rupture qui fait passer le musée, la science qu'il
produit, qu'il met en avant et ses acteurs du racialisme
différentialiste et colonialiste à un humanisme porté par
l'ethnologie comme nouvelle science de l'humain.
Envisager la résistance dans cette rupture permet de ne
pas l'isoler de ses éléments constitutifs et de la voir dans le
champ plus large de l'humanisme et l'anticolonialisme dont le musée
tente encore aujourd'hui d'entourer son image.
Cette exigence qui pousse à ne pas isoler la
Résistance fait écho à la réflexion de
Gérard Noiriel lorsqu'il entend définir la sociohistoire. En
effet, l'historien entend aller plus loin que les travaux qui se contentent de
la définir comme le courant des « recherche alliant, sur un
terrain d'étude historique, conceptualisation sociologique et
mobilisation d'un corpus de sources constitué dans et par la mise en
question de l'objet d'étude1 », des recherches
« qui se placent au carrefour de l'histoire et de la
sociologie2 ».
Ainsi, selon lui, la particularité de la sociohistoire
tient du fait qu'elle combine les principes fondateurs des deux disciplines
tels qu'ils ont été fixés au tournant des XIXème et
XXème siècle.
En effet, les points de convergence entre les principes
fondateurs de ces deux disciplines sont nombreux. L'historien avance, par
exemple, que les deux disciplines ont formulé une réflexion sur
les relations de pouvoir. L'histoire montre la centralité dans les
rapports sociaux des luttes de concurrence et les compétitions entre les
individus pour « acquérir des richesses, du pouvoir ou des
honneurs3 ». Réfléchir sur cette
question est susceptible de se déployer dans des
1 François Buton et Nicolas Mariot,
entrée « Socio-histoire » du Dictionnaire des idées, 2e
volume de la collection des « Notionnaires » de l'Encyclopaedia
Universalis, 2006, p. 731-733.
2 Gérard Noiriel, Introduction à la
socio-histoire, Paris, La Découverte, « Repères »,
2008, 128 pages.
3 NOIRIEL, Gérard, Op. Cit.
35
directions extrêmement différentes,
voire opposées, comme le problème de la domination sociale
ou à l'inverse celui de la solidarité sociale.
Les deux disciplines engagent également une
démarche commune tournée vers l'étude de problèmes
empiriques précis. La sociologie s'est toujours donnée comme but
« l'élaboration d'une théorie du monde
social1 », la sociohistoire pouvant être un
instrument, une méthode au service de ce but. Le troisième
exemple de principes fondateurs combinés cité par Gérard
Noiriel est celui de la « critique de la réification des
rapports sociaux2» par les deux disciplines
scientifiques.
Le concept de réification a ici été
emprunté à la tradition marxiste et désigne la «
transformation effective d'un rapport social en « chose »,
c'est-à-dire en système apparemment indépendant de ceux
pour lesquels ce processus a été effectué
»3.
Gérard Noiriel part, dans sa démonstration, du
fait que c'est en montrant que les choses qui nous entourent (comme les
bâtiments, les institutions, les objets,...) « étaient
les traces inertes des activités humaines du passé4
» que la constitution de l'Histoire comme domaine autonome de la
connaissance a pu avoir lieu dès le début du XXème
siècle. C'est sur l'examen critique de ces traces que
reposerait la méthode historique, bien qu'elle ait dû retrouver
les individus physiques « derrière le monde inanimé des
objets qu'ils ont laissé5 ».
C'est cette même démarche qui, reprise par la
sociohistoire, fait qu'elle s'intéresse souvent à la
genèse des objets qu'elle étudie. « Le socio-historien
veut mettre en lumière l'historicité du monde dans lequel nous
vivons, pour mieux comprendre comment le passé pèse sur le
présent 6».
En effet, il est possible de voir dans toutes les
sociétés que le passé s'immisce dans le présent, le
« contamine7 », pour reprendre le mot de
l'auteur. La sociologie est née à la fin du XIXème
siècle en formulant la critique d'une autre réification inscrite
dans le langage qui consiste à envisager les luttes collectives comme
s'il s'agissait de personnes réelles.
1 Idem.
2 Idem.
3 LUKACS Georg, Histoire et conscience de classe
[1923], Paris, Éditions de Minuit, 1974
4 Gérard Noiriel, Introduction à la
sociohistoire, Paris, La Découverte, « Repères »,
2008, 128 pages
5 Idem.
6 Idem.
7 Idem.
36
L'objet de la sociologie est de déconstruire ces luttes
pour retrouver les individus et les relations qu'ils entretiennent entre eux.
Si la sociohistoire tend vers cette même quête, elle met d'avantage
l'accent sur les relations à distance puisque les échanges
dépassent de plus en plus le simple cadre des échanges directs.
Gérard Noiriel va même jusqu'à parler de « fils
invisibles » reliant des millions de personnes, fils dont la
sociohistoire doit s'attacher à mesurer les conséquences.
Il en va de même dans l'approche la résistance au
Musée de l'Homme. L'aborder comme un simple objet isolé des
autres éléments dont elle est la continuité serait
s'exposer à un type de réification. Résistance,
transformation scientifique provoquant le passage de l'anthropologie à
l'ethnologie, apparitions d'un nouveau personnel des étudiants à
la direction, apparition de nouvelles méthodes de travail favorisant le
travail en groupe et la coopération : le lien entre tous ces
éléments est évident et en isoler un des autres
reviendrait à lui faire perdre une partie de sa substance.
Dans cette perspective d'étude, la Résistance au
Musée de l'Homme reste l'objet principal mais il s'agit simplement de
l'aborder comme faisant partie d'une rupture plus large. Ainsi, par exemple,
lorsque le musée cherche à glorifier dans une mise en
scène muséale l'humanisme dont il entend être le
théâtre, l'histoire de la Résistance est loin d'être
extérieure à cet objet.
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