PROPOS PRELIMINAIRES/ TRAVAIL DE TERRAIN
ET STRATEGIE D'ENQUETE
L'étude de la mémoire résistante au
musée de l'Homme pouvait se faire à travers deux
pans
principaux : celui des concepteurs de la mise en scène
muséale autour de la Résistance d'une part, et d'autre part celui
de la réception de cette mise en scène muséale par les
visiteurs.
Le premier implique l'analyse de l'usage du vocabulaire de la
mémoire, des espaces de la mémoire aussi bien physiques que
symboliques, déceler une certaine « politique de la mémoire
». Le deuxième a d'avantage trait à la question de
l'influence indirecte mais certaines des individus sur la mémoire de par
l'activité même de réception, tenant compte du rôle
actif du visiteur qui, contrairement au spectateur peut sélectionner et
construire son parcours en se servant des moyens qu'on lui donne pour le
faire.
Ces deux pans d'un même questionnement, sont certes
opposés dans la manière d'aborder la question des traces de la
Résistance, mais ils convergent néanmoins vers les mêmes
réflexions. Si seules les méthodes de recherche
ont différé, les deux ont été abordés et ont
posé des écueils différents.
La présentation de ces écueils présente
l'avantage de dévoiler les mouvements de l'enquête, sans pour
autant en faire l'apologie. Il convient ainsi de la décrire pour
justifier des conclusions parfois partielles ou qui mériteraient
d'être interrogées. Le déroulement même de
l'enquête renseigne sur le contexte de l'étude et donc explicite
certaines conclusions.
12
L'analyse préalable de l'image publique du
musée
Cette enquête a été
précédée d'une analyse de l'image publique que le
musée oeuvre à se construire, de même que celle
imposée par un contexte particulier de transition et de
réouverture récente. Il s'agissait de mieux dégager les
éléments de contexte ou d'image susceptibles de fausser la
perception de l'objet étudié, à savoir les traces de la
Résistance.
L'image que le musée donne à
voir
Il est logique que les éléments les plus
accessibles soient instrumentalisés par le musée dans la
construction de son image publique : on pense avant tout au site internet, aux
différents prospectus distribués (ou en libre-service) au sein du
musée et à la présence médiatique (essentiellement
à travers la presse).
Le site internet du musée est introduit par trois
images qui défilent1 : l'extérieur du musée
dans une perspective monumentalisant son architecture, la galerie de l'Homme et
sa frise ascendante de bustes anthropologiques, et des cases multicolores des
questions fréquemment posées sur l'humain. Cette ouverture donne
d'ores et déjà l'image d'un musée qui entend se
positionner comme un haut-lieu du savoir sur l'Homme, comme garant d'un
discours neutre car scientificisé sur l'humanité.
Parmi tout un tas d'informations généralement
d'ordre pratique, un onglet est consacré au musée en tant
qu'institution, la plus grande partie de cette section l'étant aux
expositions passées depuis l'ouverture en 1938. Puis vient celle sur
l'histoire du musée dont une sous-section est consacrée à
la résistance : « Le réseau de résistance du
musée de l'Homme : 1941 ».
Le texte y décrit les faits liés à la
cellule résistante tout en exagérant le rôle de Paul Rivet
dans le paragraphe d'introduction sans pour autant faire de
référence au personnage dans le corps du texte. D'autres
sous-sections se rajoutent à celle principale et sont consacrées
chacune à une
1 Cf annexe : capture d'écran de la page
d'accueil.
13
courte biographie d'une figure supposée de la
résistance : Anatole Léwitsky, Yvonne Oddon, Paul Rivet, Germaine
Tillion et Boris Vildé.
D'autres indicateur de l'image publique de l'institution, les
différents prospectus proposés par le musée, à
commencer par le dépliant principal qui fait office de plan. Il s'agit
d'un dépliant classique contenant toutes les informations pratiques du
musée1 : une présentation du musée, le plan
d'accès et d'intérieur, les trois grands thèmes autour
desquels le musée a été construit (« Qui sommes-nous
? », « D'où venons-nous ? », « Où allons-nous
? »), les informations pratiques, etc... Une page du dépliant
retient particulièrement l'attention, celle intitulée «
Parcours histoire(s) du musée de l'Homme »2, et
présentée en ces termes : « On ne peut pas parler du
musée de l'Homme sans évoquer son histoire ».
Il y est également proposé un parcours afin de
suivre les « stations historiques » numérotés sur le
plan, sortes de panneaux vitrines associant textes et photos, relatant les
éléments perçus comme notables de l'histoire du
musée. L'une de ces stations historiques (et aussi la première)
est explicitement consacrée à la résistance (« le
réseau de résistance du musée de l'Homme »). Ce sont
ces stations qui constitueront l'essentiel de la mise en récit
étudiée de la résistance au musée de l'Homme.
Les autres prospectus proposés par le musée sont
essentiellement des présentations des ouvrages scientifiques
publiés par le musée de l'Homme ou son institution-mère,
le Muséum National d'Histoire Naturelle, et bien souvent concernant soit
directement ou indirectement l'histoire du musée soit des
personnalités liées au musée.
Parmi ces publications, il est possible de citer : «
Exposer l'Humanité, race, ethnologie et empire en France (1850-1950)
»3 (ouvrage en grande partie consacré au musée de
l'Homme), « La Vénus hottentote entre Barnum et Muséum
»4 (histoire d'une figure victime du passé racialiste du
musée), « Paul Rivet, le savant et le politique »5
(Une monographie consacrée au fondateur du musée), etc. D'autres
promeuvent les expositions temporaires du musée notamment celles sur le
changement climatique6, ou encore une revue d'Histoire des sciences
humaines7.
1 Cf. Annexe numéro tant page tant : scanner le
dépliant du musée.
2 Cf. Annexe numéro tant page tant
3 Cf. Photo en annexe
4 Cf. Photo en annexe
5 Cf. Photo en annexe
6 Cf. Photo en annexe
7 Cf. Photo en annexe
14
Un tract un peu particulier en ce sens qu'il n'était
pas à la disposition du public du musée mais confié au
sein de la bibliothèque Yvonne Oddon, mérite néanmoins
l'attention puisqu'il s'agit du seul dépliant consacré
exclusivement et entièrement à la
résistance1.
Datant de 2008, avant la fermeture du musée pour
rénovation, il est consacré à l'ethnologue
résistant Boris Vildé, présenté comme chef du
réseau de résistance du musée de l'Homme, à
l'occasion du centenaire de sa naissance. Pas moins de douze pages retracent sa
vie y retracent sa vie et en particulier sa participation active au
réseau de résistance, rythmés de morceaux choisis de son
journal de prison. Il démontre, encore une fois, de
l'intérêt que l'institution muséale construit de son
histoire avant la rénovation, bien qu'il soit encore trop tôt pour
savoir si le musée fera désormais preuve du même
intérêt assidu à l'égard de son passé.
Tous ces dépliants laissent ainsi entrevoir, à
prime abord, l'image d'une institution muséale extrêmement ouverte
sur sa propre histoire, même dans ses cotés les plus sombres,
encourageant la recherche autour de ce passé à travers les
publications et leur promotion.
Pour ce qui est de l'image médiatique du musée,
elle est bien moins aisée à saisir étant donné la
densité des mentions par la presse. Aussi, il a été
décidé de se baser sur un quotidien, le journal « Le Monde
», et de relever toutes les mentions qui ont été faites du
musée de l'Homme entre les mois de juillet 2015 (quelques mois avant la
réouverture) et juillet 2016 (quelques mois après la
réouverture).
Il a ainsi été fait quinze mentions du
musée dans ce journal entre ces deux dates : quatre concernent des
personnalités associées au musée2, quatre
autres des thématiques associées à l'objet scientifique du
musée3, trois mentions servent à entretenir une
comparaison entre le musée et d'autres4 (en particulier le
musée du Quai Branly), deux mentions sont liées à la
1 Cf Photo en annexe
2 « Jean Denis Vigne, chercheur d'os » (Le
monde, 7 mars 2016), « l'ethnologue Camille Lacoste-Dujardin »
(Le Monde, 9 février 2016), « Un explorateur de l'Humain
» (Le Monde, 30 septembre 2015), « Claude
Lévi-Strauss, notre contemporain » (Le Monde, 21 septembre
2015), « Michel Leiris, un explorateur exposé » (Le
Monde, 4 avril 2015)
3 « Les cranes de résistants algériens
n'ont rien à faire au musée de l'homme » (Le Monde,
9 juillet 2016) « Quelle place pour l'Art face aux enjeux climatiques ?
» (Le Monde, 27 novembre 2015), « Anthropologie : des
squelettes dans les limbes » (Le Monde, 12 octobre 2015), «
Race : l'ignorance conduit à la détestation » (Le
Monde, 6 octobre 2015).
4 « Musée du Quai Branly, musée de l'Homme
: deux faces d'une même pièce » (Le Monde, 23 juin
2016), « Le Quai Branly, un musée unique au monde » (Le
Monde, 4 mars 2016), « Le Quai Branly cultive la photographie »
(Le Monde, 1er octobre 2015).
15
réouverture récente1 et deux autres
encore sont présentées dans le cadre d'une rubrique «
idées sortie »2.
Aucune référence n'est faite du musée
à l'occasion des récentes instrumentalisations du lieu dans le
champ politique (inauguration de la « cop 21 » en décembre
2015, tournage dans l'atrium central du musée d'une émission de
télévision avec le président de la République
intitulée « Paroles citoyennes », entrée au
Panthéon de Germaine Tillion, etc.), moins encore de l'Histoire de
musée comme lieu de résistance.
Le musée est donc globalement perçu comme un
centre de recherche sur ce qui concerne l'humain, en dénotent les mots
« race », « cranes », « place pour l'art » etc.
Mais il réussit également à bénéficier d'une
présence dans le champ médiatique en raison de sa rivalité
institutionnelle avec le musée du Quai Branly.
Tous ces éléments (tracts, présence
médiatique, site internet), laissent percevoir l'image
(contrôlée ou pas) laissée par l'institution, permettant
ainsi de mieux l'inscrire dans un contexte dont l'enquête
nécessite la prise en compte.
Le contexte muséal au moment de
l'enquête
En février 2016, date du début de
l'enquête, le musée traverse une période quelque peu
particulière. En effet, depuis la récente réouverture, la
directrice du projet de rénovation, fait office de directrice durant
quelques mois afin d'assurer la transition jusqu'en mai 2016. Depuis,
le poste est totalement vacant et aucun nouveau président n'a
encore été nommé par le ministère de l'enseignement
supérieur et de la recherche.
Cette situation de transition puis de vacance de la direction
provoque une réelle instabilité institutionnelle qui constitue
l'un des premiers écueils de l'enquête. En effet, la prise de
contact avec les acteurs s'avère délicate puisque dans une
période aussi incertaine, l'institution hésite à rendre
visible les rouages de son fonctionnement. Ces mêmes acteurs se montrent
extrêmement méfiants3 et réticents à
toute forme d'étude de leur institution. Le fait que le musée
vienne de rouvrir depuis à peine quelques mois et se trouve encore
incertain quant à ce qu'il veut laisser voir s'inscrit dans cette
même difficulté.
1 « Le musée de l'Homme rouvre ses portes à
Paris » (Le Monde, 19 octobre 2015), « Renaissance du
musée de l'Homme » (Le Monde, 19 octobre 2015).
2 « Nos idées sorties pour le week-end »
(Le Monde, 30 octobre 2015), « Nuit des musées, dix
idées » (Le Monde, 23 mai 2016).
3 Cf. Journal de terrain
16
Cette situation caractérisée par une
instabilité institutionnelle évidente et par le jeune âge
du musée depuis la rénovation est à l'origine d'un autre
écueil de taille. En effet, les archives de la rénovation
s'avèrent inaccessibles car pas encore à l'état d'archive
vu l'état de transition dans lequel est l'institution (ou du moins c'est
ce que les acteurs oeuvrent à faire croire1). Ces archives
auraient pu permettre d'aborder la mémoire de la résistance par
les concepteurs, en déterminant si la résistance est apparue
comme enjeu, à quel moment, à l'initiative de qui, en quels
termes, etc.
Le musée de l'Homme apparait donc, de
l'intérieur, dans ce contexte, comme une institution hermétique
et frileuse à toute recherche en son sein (autre que celle
institutionnalisée dans le centre de recherche), ce qui est en parfaite
contradiction avec l'ouverture à la recherche et son encouragement,
qu'elle veut laisser voir. Les premiers écueils évoqués,
essentiellement liés à la prise de contact avec les acteurs, sont
les conséquences directes de cette fermeture à
l'extérieur.
Les difficultés directement liées au
travail de terrain
Malgré ces écueils, cette enquête a
donné lieu à un travail de terrain, lui-même jalonné
d'embûches. Il parait utile de revenir sur l'approche retenue du travail
de terrain, selon les méthodes des auteurs sélectionnés,
pour parvenir à déplier le protocole installé.
Cette enquête s'est principalement appuyée
méthodologiquement sur deux publications de plusieurs auteurs (ou
groupes d'auteurs) différents : tout d'abord, le texte de Jean-Michel
Chapoulie intitulé « Le travail de terrain, l'observation des
actions et des interactions, et la sociologie » puis celui de
Jean-Claude Passeron et Emmanuel Pedler intitulé « Du
musée aux tableaux ».
Si le terrain de cette enquête a bien été
le musée de l'Homme, le travail effectué autour a
été une « démarche qui correspond au recueil
d'une documentation sur un ensemble de phénomènes à
l'occasion de la présence dans les lieux au moment où ceux-ci se
manifestent. La documentation ainsi recueillie peut inclure les
témoignages des acteurs suscités par
1 Cf. Journal de terrain
17
l'interrogation du chercheur, le recueil de propos en
situation et l'observation directe par le chercheur lui-même d'objets,
d'actions, d'interactions1 ».
Ce travail de terrain a physiquement eu lieu entre
février 2016 et mai 2016 et il a ainsi naturellement été
question, après tout le travail de contextualisation (aussi bien de mise
au point d'une chronologie historique de la résistance que de
contextualisation institutionnelle proprement dit) d'étudier la
mémoire de la résistance par le biais des visiteurs en effectuant
des entretiens.
La tentative infructueuse des entretiens
Il s'est agi d'étudier la mémoire de la
résistance au musée de l'homme non plus à travers sa
conception (possibilité rendue difficile par l'absence d'archive et par
la difficulté à atteindre les acteurs de la rénovation),
mais à travers sa réception par les visiteurs.
Le principe consistait à solliciter des visiteurs en
fin de visite afin d'effectuer un entretien. Le choix le plus rationnel s'est
porté sur un entretien non-préstructuré, selon la
méthode prônée par Guy Michelat dans divers travaux,
notamment « Classe, religion et comportement politique
»2 et tel qu'explicité par Sophie
Duchesne3.
Dans cette perspective, cette méthode vise à
« rendre compte des systèmes de valeurs, de normes de
représentations, de symboles propres à une culture ou à
une sous-culture4 ». Elle implique que le
l'enquêteur ne pose aucune question directe à
l'enquêté, mise à part celle qui introduit l'entretien,
à savoir la consigne. L'entretien non-préstructuré «
récuse les pratiques visant à recentrer l'entretien sur le
thème soumis à exploration lorsque l'enquêté semble
s'en éloigner, car c'est le plus souvent ce qui parait hors du champ qui
permet à l'analyse de faire progresser les hypothèses, le
chercher trouvant dans les digressions apparentes les pistes lui permettant de
reconstituer le rapport subjectif que l'enquêté entretient avec
les thèses de l'investigation 5».
1 CHAPOULIE Jean-Michel, « le travail de
terrain, l'observation des actions et des interactions, et la sociologie
», In: Sociétés contemporaines N°40, 2000. pp.
5-27.
2 MICHELAT Guy, Classe, religion et
comportements politiques, Paris, Presses de la FNSP éditions
sociales, 1977
3 DUCHESNE Sophie, « Entretien
non-préstructuré, stratégie de recherche et études
des représentations. Peut-on faire l'économie de l'entretien non
directif en sociologie ? », Politix, vol. 9, n°35, Troisième
trimestre 1996. pp. 189-206.
4 Ibid.
5 Ibid.
18
La consigne ainsi fixée était : «
Est-ce que vous voulez bien qu'on parle de votre visite du musée ?
» Il était exclu d'associer d'emblée l'objet direct de
l'enquête, à savoir la mémoire de la résistance au
musée de l'Homme, au thème soumis à la consigne parce que
« la construction de l'interrogation ne traduit pas toujours
directement l'intérêt du chercheur1 ».
La première difficulté a été de
trouver l'endroit adéquat pour demander aux visiteurs s'ils acceptent de
répondre à l'entretien. Le musée est fait de telle sorte
que la visite des collections se fait sur deux étages. A la fin de la
visite, les visiteurs sont invités, par la signalétique
muséale, à descendre les escaliers qui les mènent à
l'atrium central du musée, puis à emprunter d'autres escaliers
qui les mènent directement à la sortie.
Il s'agissait donc de solliciter les visiteurs en bas du
premier escalier afin qu'ils n'aient pas le temps d'emprunter les escaliers
menant à la sortie. Or, les stations historiques sont situées
dans l'atrium central et constituent l'un des rares éléments dont
le rapport avec l'objet de l'enquête apparait comme
direct. Aborder les visiteurs à la fin du premier escalier les
empêchait donc d'avoir une chance de « regarder »
ces stations historiques et implicitement de terminer leur visite. Par
ailleurs, leur laisser cette opportunité en les abordant après
faisait prendre le risque quasi-systématique de les voir quitter le
musée. La question d'« où s'arrête la visite du
musée ? » a donc été essentielle et
problématique. Cet écueil est également
révélateur sur l'isolement muséographique de ces stations
historiques, sur lequel nous reviendrons plus loin dans cette étude.
Une autre difficulté, d'ordre moins pratique, est sous
la forme de supposition dans l'explication du refus presque mécanique
des visiteurs à accepter l'entretien. Le musée de l'Homme
étant un musée à caractère plutôt
scientifique et mettant en avant dans ses collections des connaissances
très précises sur l'humain en tant qu'entité biologique et
sur l'évolution de l'espèce entre autres, les visiteurs
sollicités s'attendent probablement à une sorte de test sur les
connaissances qu'ils auraient apprises lors de leur visite. De plus, le
musée étant probablement souvent perçu de par son
caractère didactique et éducatif comme un musée pour les
enfants, la présence des parents est vécue comme accessoire dans
la visite, ce qui explique peut-être une partie de ces refus en masse.
Le cumul de ces écueils a fait que peu d'entretiens ont
réussi à être effectués, et qu'ils ne
dépassent pas les quelques minutes. Il est donc resté une autre
source de recueil des
1 Ibid.
19
informations, l'observation, qui était initialement
prévue comme une source complémentaire aux entretiens, vu son
caractère réputé secondaire par défaut de
scienticité.
L'observation, comme source de recueil des
informations
Il est possible de noter deux types d'usages différents
de l'observation qui diffèrent non seulement par les modalités de
leur exercice mais aussi par leur utilité dans le cadre d'une
recherche.
Tout d'abord, « l'observation diffuse1
» est celle qui « est dans les comptes rendus de recherche,
la source de descriptions de lieux, de comportements saisis de manière
globale et sous les modalités de l'usuel du typique ou encore de la
règle2 ». Les descriptions saisies «
reposent sur les catégories de langage ordinaire3
», ainsi que « les schèmes
d'interprétation4 ». La plupart du temps, ce type
d'observation ponctuelle caractérise les travaux des anthropologues
classiques tels que Malinowski par exemple.
Ensuite, l'observation peut également être dite
« analytique 5» lorsqu'elle implique «
un travail de repérage focalisé sur un ou des aspects
particuliers des phénomènes étudiés en un temps et
dans un lieu déterminés 6».
Le chercheur a donc au préalable défini des
catégories d'observation spécifiques dans le cadre de sa
recherche. « L'observateur cherche ainsi à appréhender
systématiquement certaines caractéristiques des
phénomènes auxquels il s'intéresse et à mettre
à l'épreuve le bien-fondé des interprétations au
fur et à mesure du travail de terrain7».
Si la démarche la plus courante est celle qui
correspond au recueil de propos en situation complété par
un peu d'observation diffuse, la présente enquête a
mêlé les deux formes d'observation, pas nécessairement
d'une manière simultanée mais plutôt conjointe. Le
1 CHAPOULIE Jean-Michel, « le travail de
terrain, l'observation des actions et des interactions, et la sociologie
», Sociétés contemporaines N°40, 2000. pp.
5-27.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid.
7 Ibid.
20
protocole d'observation installé par Jean-Claude
Passeron et Emmanuel Pedler a servi de modèle aussi bien positif que
négatif.
Ce protocole a ainsi constitué une source d'inspiration
dans le recours à une ethnographie quantitative comme « seule
capable de procurer au traitement des données un matériel
comparatif, en privilégiant les aspects directement observables des
actes sémiques non verbaux, par exemple les durées, les rythmes
et les formes de visionnement1 » des objets
muséaux.
Il s'agissait ainsi de recourir à des indicateurs
objectifs dans un concept, une expression, aussi flous que celui de la
perception artistique, ce qui distinguait d'emblée cette démarche
d'une sociologie des idéologies culturelles, d'avantage centrée
sur une analyse discours d'accompagnement (perçu comme un discours
savant, « produit de l'exercice du commentaire lettré,
inégalement maitrisé par les groupes
socio-culturels2 »). La mesure du temps passé
devant les tableaux est ainsi apparue comme le moyen le plus approprié
pour approcher cette objectivité.
Sans reprendre cette démarche dans sa volonté
d'envisager la mesure du temps comme indicateur, les conditions de son
déploiement sont néanmoins utiles pour encadrer l'observation au
sein du musée de l'Homme. L'espace muséal détermine
certaines des conditions de la visite et la manière dont les visiteurs
appréhendent ce qui est exposé, créant ainsi une situation
de visite imposée.
C'est justement l'analyse de la manière dont les
visiteurs évoluent à travers cette situation de visite qui va
renseigner sur l'intentionnalité des concepteurs du musée
concernant la mise en scène muséale de la résistance.
Toutefois, considérer que le visiteur est
aveuglément conditionné par la configuration muséale
serait évidemment réducteur. C'est pourquoi il
convient de distinguer dans ses pratiques les nuances de sa perception
d'un élément muséal et l'arrêt est non
seulement pas la seule variante de ces pratiques mais il n'appelle pas
nécessairement à la même interprétation.
Il est ainsi rappelé, dans le cadre de la mesure du
temps passé devant les oeuvres, que « C'est la multiplication
des indicateurs du comportement muséal face à chaque tableau,
utilisés dans cette enquête (déambulation, retour, lecture
de notice, prise de distance, regard jeté en passant)
1 PASSERON Jean-Claude, PEDLER Emmanuel, « Du
musée aux tableaux », Idées économiques et
sociales, 2009/1 (N°155), p. 12-18
2 Ibid.
21
qui permet de répondre à la question que
pose le caractère ambigu d'un indicateur comportemental comme
l'arrêt devant un tableau1 ».
C'est la prise en compte de cette variété de
comportement qui a permis de l'appliquer à l'observation au sein du
musée de l'Homme, sous la forme d'un tableau dans lequel chaque
ligne résume le comportement des visiteurs en cochant
ou non des croix sur leur situation de visite et sur leur type de
réaction, permettant ainsi la consignation rapide d'un maximum de
réactions : « regarde », « s'arrête », «
attend l'ascenseur », « en discute », « fait une
photographie ».
Ces types de réaction sont supposées renseigner
sur le degré d'intérêt des visiteurs sur les objets
muséaux étudiés. Cela permet ainsi d'apporter une
réponse statistique à la difficile étude des comportements
et « par-delà l'objection du sens commun qui collectionne les
cas limites, atypiques ou erratiques, de dégager des relations
tendancielles2 ».
Cette réponse statistique, loin d'être la seule
réponse possible, présente néanmoins l'avantage non
négligeable d'être une « excellente occasion de restituer
en son objectivité une réalité non filtrée par le
langage avec toutes les majorations et tous les travestissements qu'autorise
son usage social3 »
Les informations ainsi recueillies, loin de constituer une
source à l'exactitude infaillible de collecte de données,
esquissent plutôt une image à un moment précis de la
manière dont les visiteurs réagissent face à un
élément muséal précis et laissent entrevoir de
simples hypothèses, certes assez solides, sur l'objet
étudié.
Par ailleurs, le fait de restituer dans ce même tableau
d'observation des indications sur la situation de visite (seul, en groupe,
à deux, avec des enfants) permet de tenir compte des contraintes
sociales, au moment même de la visite, qui font évoluer le
degré d'observation, ou de non observation, de l'élément
muséal étudié.
L'enquête qui a servi de modèle a consisté
à éliminer ces « pratiques conjointes4
» (aussi bien de couples, que de groupes ou de famille) et de ne pas les
soumettre à l'analyse, « afin d'individualiser, sans
complications ou subdivisions superfétatoires du protocole, la mesure
des temps de visionnement ou l'identification des arrêts »,
tandis que la présente enquête a fait
1 Ibid.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.
22
le choix de ne pas les éliminer mais d'en tenir compte,
sans les considérer comme les principaux déterminants des
conclusions obtenues.
Ce choix s'explique par la durée résolument plus
réduite de l'enquête et par le fait qu'éliminer ce genre de
pratiques dans un musée qui se visite généralement en
famille serait extrêmement contraignant.
L'enquête portant sur les traces de la résistance
au musée de l'Homme, le choix de ces éléments
muséaux s'est naturellement porté sur les rares
références explicites à ce passé, à savoir
celles entreprises dans les « stations historiques »,
dispersées dans différentes parties du musée, même
si présentes en grande partie autour de l'Atrium central.
Une seule de ces stations est entièrement
consacrée à la résistance : celle intitulée «
La Résistance au musée de l'Homme ». L'observer seule aurait
été négliger sa valorisation parmi les autres stations du
musée. Il a donc été décidé de soumettre
à observation toutes les stations observables.
L'application de cet exercice reposait, entre autres, sur
l'invisibilité de l'observateur enquêteur. Le visiteur, se
trouvant dans une situation publique lors du consentement de son regard
à un objet muséal, est susceptible, s'il se sait observé,
de mettre en scène son comportement dans un sens plus valorisant
socialement comme s'il était question de sa valeur culturelle.
De ce fait, une station se situant dans un espace trop
réduit pour permettre cette invisibilité n'a pas
été soumise à observation. Il s'agit de celle se situant
à l'entrée de la bibliothèque Yvonne Oddon au
4ème étage et intitulée « Yvonne Oddon et
la bibliothèque du musée de l'Homme »1.
Pour ce qui est de la sélection des individus dont le
comportement fait l'objet de l'observation, le prélèvement
aléatoire des sujets observés sur un flux de visiteurs n'a pas
été nécessaire au musée de l'Homme en raison de
l'affluence limitée et surtout de la localisation relativement
excentrée des stations historiques observées.
La présente enquête partage avec celle de la
mesure du temps d'arrêt devant les tableaux le constat que «
certaines dispositions de l'offre dissuadent l'arrêt alors que
d'autres le favorisent2 ». Certains éléments
muséaux sont, par exemple, moins propices à être
visités car ils sont situés dans des espaces
muséographiquement défavorisés. Jean-Claude Passeron et
1 Cf. Description des stations historiques en
Annexe.
2 PASSERON Jean-Claude, PEDLER Emmanuel, « Du
musée aux tableaux », Idées économiques et sociales,
2009/1 (N°155), p. 12-18
23
Emmanuel Pedler ont écarté l'influence de
l'accrochage ou de l'organisation de l'espace muséal de l'objet de leur
enquête, les considérant comme des variables peu aptes à
modifier les résultats obtenus.
Dans le cas de l'étude du musée de l'Homme, il
s'est agi prendre le contrepied de cette démarche et de
considérer cette organisation muséale comme le reflet d'une
intentionnalité dans la construction de la mémoire
résistante au musée de l'Homme. En tenir compte aussi bien comme
les résultantes d'une volonté que comme l'indicateur de cette
même volonté apparaissait donc comme naturel.
24
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