Slow media : émergence d'un journalisme narratif sur le web.( Télécharger le fichier original )par Elena JOSET Université Sciences Humaines et Arts Poitiers - Master Information-Communication, Web éditorial 2016 |
3.3.2- Des discours sur le Slow media a priori divergents? Discours des Jours : Lorsqu'on lui demande si Les Jours s'inscrit dans le concept de Slow media, Raphaël Garrigos répond : « On est plus dans le «deep», dans le profond, que dans le «slow». [...] On ne fait pas des papiers pour lesquels on part en reportage pendant deux à trois mois, pour les vendre des mois plus tard. La revue XXI, par exemple, le fait et fonctionne très bien comme ça. Le Slow media existe, mais nous, nous souhaitons jongler entre le profond, et l'actualité. Nous voulons rester toujours connectés à l'actualité, sans être dans la course à l'information ». (Entretien avec Raphaël Garrigos, le 06/05/2016) Précisons, à ce titre, que le terme « profondeur » est caractéristique de « ce qui va au fond des choses, en dépassant les apparences192 », mais également de « ce qui est difficile à appréhender, à pénétrer ». Précédé de la préposition « en », le terme « profondeur » détermine la manière dont une action est menée « en affectant la personne ou la réalité d'une chose par delà son aspect superficiel ». Le traitement en profondeur d'un sujet consisterait donc à appréhender celui-ci au-delà des ses apparences, donc au-delà du simple fait. Par ailleurs, le discours du co-fondateur des Jours sous-entend plusieurs choses. D'une part, Raphaël Garrigos reconnaît l'existence du concept de Slow media et cite la revue XXI comme en faisant partie. D'autre part, il associe le Slow media à un processus, à une méthode de travail, celle du reportage. De plus, il sous-entend que le Slow media regroupe des contenus journalistiques qui ne s'inscrivent pas dans l'actualité. Pour Raphaël Garrigos, le Slow media relèverait donc de contenus rédigés par des journalistes partis en reportage, donc sur le terrain, et dont la publication n'aurait pas de lien 192 Le Trésor de la langue française informatisé. Définition de « profondeur ». [En ligne]. [Consulté de 10/06/2016]. Disponible à l'adresse : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=2891183880; 68 direct avec des événements d'actualité, ici entendue au sens d'un « ensemble de faits tout récents, et offrant un intérêt pour cette raison193 ». Sachant que Les Jours publie quotidiennement, le co-fondateur du pure player semble, en creux, associer le concept de Slow media à un rythme de publication autre que quotidien. Rester « connectés à l'actualité » sous-entend pour Raphaël Garrigos que le temps passé entre la fabrication du reportage et la publication de celui-ci est relativement court, à l'inverse de ce qui est pratiqué au sein de la revue XXI. Toutefois, si les journalistes des Jours ont pour objectif de rester « connectés à l'actualité », Raphaël Garrigos nous donne des précisions quant aux choix éditoriaux du média : « On s'interroge sur les sujets qui font l'actualité et que l'on va traiter. On se pose la question de savoir si on va les intégrer à nos « obsessions ». [...] Finalement, on fait l'impasse sur certains, mais dans l'ensemble, on arrive à traiter de nombreux sujets l'actualité ». (Entretien avec Raphaël Garrigos, le 06/05/2016) En effet, bien que le média publie des contenus de manière quotidienne, on remarque que Les Jours ne traite pas systématiquement des événements qui font l'actualité. À titre d'exemple, on note que l'attentat d'Orlando aux États-Unis survenu le 12 juin 2016 et ayant fait une cinquante de victimes n'a pas été traité par le média, alors que l'événement peut être aisément considéré comme majeur dans l'actualité. Par ailleurs, on note que les co-fondateurs des Jours utilisent le terme « deep » pour qualifier leur média uniquement en réaction au terme « slow ». En effet, l'anglicisme n'est indiqué nulle part au sein du pure player, notamment dans l'obsession « Les Jours, c'est quoi ?194 » ayant pour vocation de présenter à l'internaute le média dans son ensemble (revendications, abonnement, équipe, navigation, etc.). L'utilisation du terme « deep » n'est donc pas une revendication native du média. Il s'agit plus d'un qualificatif qui tend à préciser que le média se concentre sur le traitement des sujets à long terme tout en publiant des articles au quotidien. C'est en cela que le pure player se distinguerait du Slow media. Finalement, la stratégie des Jours consiste davantage à s'appuyer sur des sujets et des thématiques relativement larges permettant aux journalistes de diversifier les angles et de les rattacher à l'actualité quand celle-ci s'y prête, plutôt que de rester « toujours connectés à l'actualité ». À titre d'exemple, le début du Ramadan le 7 juin 2016 a été l'occasion pour la narratrice de la série « Les années collège », Alice Géraud, de traiter de la pratique du jeûne musulman en milieu scolaire195. Aborder l'actualité sous forme de série met donc en tension deux éléments : l'événement, le fait, avec le traitement en profondeur de celui-ci. Cette méthode impose ainsi aux journalistes des Jours des choix éditoriaux stricts impliquant d'écarter certains événements, même importants. Mais dans le même temps, elle présente l'avantage pour les journalistes comme pour les lecteurs, de bénéficier d'un traitement approfondi d'un sujet ou d'une thématique tout en multipliant les angles d'approche. 193 Ibid. 194 « Les Jours », c'est quoi ? LesJours.fr. [En ligne]. 7 février 2016. [Consulté le 20/02/2016].Disponible à l'adresse : https://lesjours.fr/obsessions/les-jours-c-quoi/les-jours-l-equipe/#obsession 195 GERAUD, Alice. LAMBERT, Simon. Le ramadan bricolé. LesJours.fr [En ligne]. 15 juin 2016. [Consulté le 16/06/2016] Disponible à l'adresse : https://lesjours.fr/obsessions/les-annees-college/ep25-ramadan/ 69 ? Discours du Quatre Heures : Si Les Jours préfèrent situer leur média dans la « profondeur » que dans la « lenteur », Le Quatre Heures, quant à lui, se présente comme un média de « slow info ». Les cofondateurs du pure player affirment ainsi sur la page dédiée à la présentation du Quatre Heures : « Le Quatre Heures est un nouveau média en ligne, fondé sur le concept de « slow info ». Une information qui prend le temps, se déclinant sous forme de reportages grand format, multimédia, sans clic ». ( https://lequatreheures.com/presentation/, consulté le 05/05/2016) Premièrement, les co-fondateurs reconnaissent l'existence d'un concept, celui de « slow info ». Toutefois, l'utilisation d'un nouveau terme pour désigner le concept de Slow media dont font sans nul doute référence les co-fondateurs du pure player, témoigne d'un véritable flou terminologique. À ce titre, cette imprécision terminologique est également alimentée par différents types d'éditeurs (presse grand public, blogs professionnels ou amateurs, etc.) lorsqu'ils présentent la naissance ou la découverte d'un média proposant des contenus long-format : on parle alors de « slow info », « slow news », « slow journalisme », Slow media, ou encore de « slow web ». Par ailleurs, les cofondateurs du Quatre Heures associent le concept de « slow info » à la notion de format. La « slow info » reposerait donc sur des reportages ayant comme particularité d'être multimédias. Au cours de notre entretien, Estelle Faure précise ce que les cofondateurs du Quatre Heures entendent par « slow info » : « Selon moi, ce sont des médias qui permettent de prendre le temps, que ce soit dans la lecture des contenus que dans la manière de les réaliser. Le temps est aujourd'hui un luxe, donc cette manière de procéder implique aussi des questions économiques. Le « slow info » ou le Slow media permet de prendre du recul sur l'actualité, et d'envisager celle-ci sous d'autres angles que ceux proposés traditionnellement dans les médias ». (Entretien avec Estelle Faure, 05/05/2016) Le discours d'Estelle Faure confirme le flou terminologique autour du concept : « slow info » et Slow media sont en effet utilisés comme des synonymes. Par ailleurs, on remarque que la vision d'Estelle Faure diffère finalement peu de celle de Raphaël Garrigos, dans la mesure où les deux journalistes défendent le fait de prendre le temps dans le processus de fabrication des contenus, la prise de recul du journaliste vis-à-vis de l'information à flux tendu, et le traitement de l'actualité sous des angles originaux. De plus, lorsque l'on demande à Estelle Faure de nous préciser la raison de l'utilisation du terme « slow info » pour qualifier Le Quatre Heures, celle-ci répond : « On voulait avant tout identifier Le Quatre Heures comme un média relevant d'un concept novateur, pour se distinguer des médias traditionnels. Il a été difficile pour nous d'expliquer notre concept et notre parti pris de ne pas publier quotidiennement des reportages tout en se présentant comme un site d'information ». (Entretien avec Estelle Faure, 05/05/2016) Ainsi, le qualificatif « slow » est employé par les membres du Quatre Heures dans le but de se distinguer des médias de flux. Plus précisément, le terme « slow info » est utilisé pour permettre 70 d'identifier Le Quatre Heures comme un média d'information dont le rythme de publication est plus lent, ou « slow ». Si Estelle Faure et Raphaël Garrigos tombent d'accord sur le fait qu'un Slow media se distingue des autres médias par le rythme de publication de ses contenus, le discours du co-fondateur des Jours repose avant tout sur la méthode de travail de ses journalistes, tandis que celui d'Estelle Faure insiste sur la périodicité mensuelle du Quatre Heures. Cependant, Estelle Faure poursuit à propos de l'utilisation du terme Slow media ou « slow info » : « Toutefois, au sujet de notre présentation, nous avons évolué. [...] Nous privilégions notre concept d'histoires multimédias, plus que celui de « slow info », qui nous a toutefois permis de s'identifier et de nous démarquer ». (Entretien avec Estelle Faure, 05/05/2016) Ainsi, trois ans après le lancement du Quatre Heures, le discours des fondateurs a évolué dans la mesure où le concept de « slow info » laisse place à ce qui identifie le mieux le pure player : son contenu. En témoigne la présentation du média par ses fondateurs à l'occasion d'une campagne de financement participatif dans le cadre de la refonte du site196. Alors que les termes de Slow media, ou « slow info » ne sont jamais mentionnés dans la « description détaillée du projet », l'équipe du Quatre Heures a mis l'accent sur ce qui caractérise les contenus du pure player : des histoires multimédias, des reportages long-format, des récits s'appuyant sur les technologies du web. Finalement, les discours d'Estelle Faure et Raphaël Garrigos sont peu différents. Les deux journalistes insistent sur la notion de recul du journaliste afin de mieux traiter des sujets liés à l'actualité. Ils soulignent également leur volonté à exploiter les technologies du web pour enrichir les contenus journalistiques et proposer une expérience de lecture autre que celle proposée par les médias de flux. Enfin, les co-fondateurs des deux pure players affirment se démarquer de ces mêmes médias par un rythme de publication qui ne s'inscrit pas dans le flux, et ce, tout en rattachant leurs contenus à des sujets d'actualité. |
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