Slow media : émergence d'un journalisme narratif sur le web.( Télécharger le fichier original )par Elena JOSET Université Sciences Humaines et Arts Poitiers - Master Information-Communication, Web éditorial 2016 |
3.3.3- Volonté d'un retour aux fondamentaux d'un métier en crise identitaire : le temps au coeur du débatPour Marc Lits, la circulation massive des textes de presse via le web et les réseaux sociaux, a entraîné « une transformation radicale des pratiques professionnelles des journalistes, notamment dans leur manière de rédiger [...]197 ». Pour le fondateur de l'Observatoire du récit médiatique, les évolutions technologiques ont également transformé de manière radicale un des aspects de la construction narrative, à savoir, sa temporalité. S'appuyant sur l'exemple des médias audiovisuels, Lits remarque que « la compression du temps modifie désormais notre rapport au monde » : 196 Le Quatre Heures a besoin de beurre. Kisskissbankbank.com. [En ligne] 1er juin 2016. [Consulté le 01/06/2016] Disponible à l'adresse : https://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/le-quatre-heures-a-besoin-de-beurre 197 LITS, Marc. Quel futur pour le récit médiatique ?. Questions de communication [En ligne] 1er septembre 2014. [Consulté le 20/05/2016]. Disponible à l'adresse : http://questionsdecommunication.revues.org/6562 71 « [...] Le médium télévisuel, depuis la première guerre du Golfe, joue en quasi-simultanéité avec les événements montrés [...]. L'objectif des médias, qui consistait à informer le plus vite possible le public après que survienne un événement, fut remplacé par cette exigence inimaginable jusqu'il y a peu : l'événement doit si possible être médiatisé pendant qu'il se déroule ». (Lits, 2014 : 40) Ainsi, Lits met en lumière l'impact de l'urgence sur la temporalité médiatique et par la même occasion sur les pratiques professionnelles des journalistes : « [...] Si le temps de la transmission devient concomitant à l'événement, dans quelle mesure permet-il encore une véritable appropriation, une reconfiguration. [...] L'urgence fait office d'analyse et empêche toute forme de réorganisation des récits et de leurs multiples jeux de temporalité ». (Lits, 2014 : 40) Cette transformation de la temporalité des récits se repère également sur le web, avec la présence de médias délivrant des informations en continu. La priorité est donnée au flux, au direct, « plutôt qu'à la construction de l'information ». De fait, les professionnels ne peuvent réaliser « un travail de mise en intrigue » sans « un minimum de distance, car, normalement, le récit vient après l'événement 198». Pour Lits, nous avons de plus en plus affaire à des « fragments médiatiques », ainsi qu'à des « micro-récits ». En tant que narratologue, Lits propose alors de « reconsidérer la notion de fragment qui semble antinomique avec celle de récit ». Mais pour Lits, le fragment ne tue pas le récit. Au contraire, « le récit se co-construit par accumulation de fragments narratifs s'agrégeant peu à peu ». Ainsi, « le récit ne disparaît pas, mais [...] se construit désormais sous d'autres formes199 ». D'ailleurs, cette notion de récits fragmentés n'est pas sans rappeler la stratégie éditoriale du pure player Les Jours reposant sur des séries de reportages composées d'épisodes, donc de « micro-récits ». Enfin, Lits note que « les lieux d'émissions se démultiplient au point de perdre leur identité propre et identifiable » et ajoute que « le risque de l'internet n'est peut-être pas celui de la mort du sujet, mais de sa dissolution dans trop de sujets, sans reconnaissance possible200 ». Ainsi, la compression du temps et la diffusion massive de l'information par les médias sur le web remettent en question non seulement les fondamentaux du métier de journaliste, mais également l'identité même des médias qui s'inscrivent dans une intertextualité médiatique où « l'importance d'une information vient de ce que les autres titres en parlent [...] 201». Or, on observe que les pure players d'information nés ces dernières années véhiculent des discours plaidant pour un retour à un journalisme de qualité. Dans son rapport rendu en juin 2015 au Ministère de la culture et de la communication intitulé « Presse et numérique : l'invention d'un nouvel écosystème 202», le sociologue des médias Jean-Marie Charon souligne un « Bouillonnement - 198 Ibid. 199 Ibid. 200 Ibid. 201 NEVEU, Erik. Sociologie du journalisme. 3e édition (2009). Paris : La Découverte, 2001. Coll. Repères. p.54 202 CHARON, Jean-Marie. Presse et numérique : l'invention d'un nouvel écosystème. [En ligne]. Juin 2015. [Consulté le 26/05/2016]. Disponible à l'adresse : 72 effervescence éditoriale » marqué par « une nouvelle vague de création du pure players d'information ». Charon précise : « [...] Tout un milieu, d'individus, d'équipes, d'entreprises, fait le pari de l'innovation. Il s'emploie à réinventer le média imprimé. Il investit surtout toutes les ressources du numérique pour imaginer, expérimenter, créer les formes d'un volet inédit du paysage des médias d'information ». (Charon, 2015 : 15) Bien que Charon ne le précise pas, la majorité des pure players cités comme appartenant à cette « nouvelle vague » émettent des discours revendiquant l'adoption d'une temporalité de l'information qui se veut différente de celle employée par les médias de flux, et vectrice d'une information de qualité. Cette prise de position se retrouve d'ailleurs dans le titre même de certains pure players. Les Jours nous évoque une unité de temps, celle de la journée. Le Quatre Heures renvoie à un moment précis de la journée, celui du goûter et évoque par la même occasion les notions de dégustation et de pause dans le temps. L'Imprévu, dont la phrase d'accroche est « Oubliez l'immédiat » renvoie à un événement qui vient perturber quelque chose qui aurait été planifié, ce que L'Imprévu confirme dans son manifeste en évoquant les « sujets imposés par les agendas de la communication politique, institutionnelle ou les faits divers 203». Tortuga magazine fait, quant lui, référence la lenteur de la tortue. Pour ces pure players, la notion de temps est donc identitaire. Par ailleurs, comme le note Charon dans son rapport, les pure players qui s'appuient sur un traitement de l'information décalé par rapport au flux partent du même point de départ, à savoir « le diagnostic d'une saturation des utilisateurs », notamment à l'égard de l'instantanéité et de la redondance de l'information. C'est ce que confirment les différents manifestes et présentations de ces pure players. En voici quelques exemples : Les Jours indique dans l'épisode « «Les Jours», le projet », que le surplus d'information en ligne participe dans le même temps à leur incompréhension : « Les Jours sont nés du constat qu'il n'y a jamais eu autant d'informations, mais qu'on n'a jamais eu autant de mal à être bien informés. En ligne, l'actualité est trop souvent privée de profondeur. Les Jours redonnent de la mémoire, des repères, du contexte, de la chair à l'actu, par des choix assumés, et avec l'ambition de raconter l'information autrement ». ( https://lesjours.fr/obsessions/les-jours-c-quoi/les-jours-le-projet/, consulté le 16/06/2016) Dans le cadre de sa campagne de financement participatif, Le Quatre Heures évoque davantage l'impact de la compression du temps sur les pratiques journalistiques, dont parlait Marc Lits : « Ce projet porté par six journalistes est né d'un sentiment : la course à l'immédiateté qui dicte la fabrique de l'actualité ne suffit pas à informer. Comprendre, réfléchir, questionner, 203 Qu'est-ce que L'Imprévu. L'Imprévu. [En ligne] [Consulté le 15/06/2016] Disponible à l'adresse : https://limprevu.fr/fil-rouge-2/limprevu-en-questions/quest-ce-que-limprevu/ 73 découvrir, supposent de ralentir ». ( https://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/le-quatre-heures-a-besoin-de-beurre, consulté le 16/06/2016) L'imprévu souligne sa volonté de traiter de sujets dont les médias parlent peu ou pas : « L'imprévu est un site d'information indépendant qui se détache de l'actualité. Chaque mois, nous prenons le temps de publier des articles qui sondent la société. [...] L'imprévu cherche à vous guider vers des sujets passés entre les mailles du filet, loin de la communication institutionnelle, du buzz et des petites phrases ». ( https://limprevu.fr/fil-rouge-2/limprevu-en-questions/quest-ce-que-limprevu/, consulté le 16/06/2016) Bien qu'il affirme sa volonté de prendre du recul sur l'actualité, Tortuga magazine se veut « complémentaire des médias d'information continue ». De plus, on retrouve la notion de fragments dans le manifeste du média : « La transmission de l'information est rapide et fragmentée, ses logiques multiples et sa lecture opaque. Nous encaissons l'actualité et, en non-initiés, nous réagissons à chaud. Tortuga veut prendre du recul. Reconstituer l'information et en dresser un tableau, essayer de comprendre le monde qui nous entoure pour lui permettre d'avancer. Le journaliste est celui qui sait savoir pour faire savoir ». ( https://tortugamagazine.fr/le-manifeste/, consulté le 16/06/2016) Par ailleurs, alors qu'il décrit de concept de « slow information » dans son rapport, Charon évoque « une démarche journalistique qui se déploie dans la durée, que ce soit la collecte de faits, comme dans leur analyse et l'écriture elle-même204 ». Là encore, on constate que le concept est mal défini. D'une part, Charon utilise le terme de « slow information » et non celui de Slow media. D'autre part, si la description que fait Charon du concept de « slow information » correspond aux revendications des médias qui composent la « nouvelle vague » de pure players, ces derniers ne se présentent pas pour autant comme des Slow media. Alors qu'il est majoritairement utilisé dans le cadre d'une démarche d'observation des médias dans leur ensemble, le qualificatif « slow » a donc pour principal objectif de distinguer les médias qui s'inscrivent dans la durée, de ceux qui se situent dans le flux. Au regard de nos observations, les professionnels plaidant pour un retour à l'enquête, à l'analyse et au reportage pour mieux comprendre le monde qui nous entoure, ne semblent pas (ou plus, pour Le Quatre Heures) être partisans de l'appellation Slow media. En effet, si ces médias mettent le temps au coeur de leurs préoccupations, il n'en reste pas moins que ces pure players revendiquent purement et simplement une revalorisation des missions fondamentales du métier de journaliste, avant que celles-ci soient bousculées par le dictat de l'urgence, lui-même favorisé par les évolutions technologiques. Dans cette logique, en quoi ces médias auraient-ils intérêt à s'étiqueter Slow media alors que le temps est nécessairement un élément incontournable pour assurer les missions d'un journaliste ? 204 CHARON, Jean-Marie. Op. cit. 74 |
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