VII.4) Conséquences du rôle sur la
socialisation
Comme nous l'avons vu précédemment, les
adolescents ont investis un rôle ayant des conséquences
différentes sur la socialisation. Lorsque les compétences des uns
et des autres s'expriment dans un collectif, chaque joueur doit s'adapter aux
personnalités des autres joueurs.
VII.4.a) Entre socialisation et exclusion
Pour notre corpus, malgré la nécessaire
adaptation aux autres joueurs lors des phases de jeu en groupe, tous les
adolescents (7 sur 8) s'accordent à dire qu'il n'y aucun compromis au
sein de leur groupe en cas de désaccords.
Pour les interviewés, les désaccords existent au
sein des groupes : « oui, il y a des désaccords et on essaie
d'en discuter » (Bastien). De ces désaccords découlent
des conflits. Ces conflits proviennent le plus souvent d'une insatisfaction
liée aux règles du dispositif ludique. Ainsi, pour les jeux
vidéo en ligne (notamment World Of Warcraft), le dispositif ludique met
en place un système de jet de dés entre les personnes
désirant un équipement particulier, récupéré
sur un monstre. Dans ce cas, les joueurs ayant besoin de cet équipement
cliquent sur « besoin » et les autres n'en ayant pas l'usage cliquent
sur « cupidité ». Ainsi, les joueurs ayant signifié un
« besoin » auront une plus grande probabilité d'obtenir cet
équipement. Ceci est appelé une « règle de
contrôle » c'est-à-dire une règle provenant «
d'une instance extérieure au groupe pour contrôler son
activité » (Reynaud, 1988, p.11). Le dispositif ludique va
donc attribuer de manière aléatoire et sur cette base de jet de
dés, l'équipement à un joueur précis. Parfois, il
arrive qu'un joueur ne soit pas d'accord avec cette attribution, ce qui peut
être source de conflits. Dans un premier temps, il semblerait que les
57 Heal : soigneur Tank : Inflige des
dégâts à l'adversaire et protège ses compagnons Heal
: Soigneur
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joueurs recherchent une solution : « Bah on en
discute » (Damien).
Cependant, cette recherche de solution semble vite
s'éteindre, au profit d'une exclusion du joueur concerné : «
S'il nous prend trop la tête bah... bim on l'exclut du groupe. Tant
pis pour lui. Et puis on cherche un autre joueur » (Damien). Comme
nous l'avons dit précédemment, les systèmes de
communication étant inhérents au dispositif ludique, il permet
aux joueurs de remplacer un membre du groupe en écrivant un message de
recrutement sur ces canaux de discussion. « La particularité de
la sociabilité dans les jeux vidéo en ligne tient au fait que le
dispositif technique augmente la capacité de choix des joueurs.
L'engagement social est plus mouvant que dans la vie quotidienne, on peut
passer en un clic au groupe d'amis ou à un groupe plus large »
(Craipeau, 2011, p.156). Cette forme de sociabilité et le rapport
à l'engagement est décrit comme « un affranchissement
des appartenances. Les liens collectifs se tissent de manière
réticulaire et transitoire dans l'action publique même, sur la
base d'un engagement à la carte éphémère, multiple,
à distance58 ».
Le joueur se retrouve donc isolé, exclu et cela peut
être mal perçu par le joueur concerné. La recherche
d'appartenance à un groupe de pairs est charnière pendant la
période adolescente. Elle permet à l'adolescent de se construire
une identité, d'évoluer et se différencier de ses parents
sur le plan cognitif et affectif. L'exclusion peut donc fragiliser l'image
narcissique d'un adolescent et provoquer un sentiment de faible estime de
soi.
La socialisation permet donc d'entrer simplement en contact
avec les autres joueurs mais peut être également un facteur
d'isolement en cas de conflit avec le groupe et de non-respect des
règles du jeu.
Un des adolescents (Bastien) évoque même la
possibilité d'un retournement de groupe contre un joueur,
c'est-à-dire l'attaquer délibérément en cas de
désaccord. Ainsi, de manière virtuelle, le groupe exclut et
neutralise l'élément perturbateur. À l'image d'un groupe
de pairs dans le monde réel, les adolescents rejettent les
idéologies59 différentes des leurs.
Dans un autre cas, un des interviewés parle d'une prise
de décision par l'autorité hiérarchique présente,
à savoir le chef de guilde : « Si on est dans une situation ou
y a une hiérarchie [...] ça se résout souvent par un
passage chez le chef de guilde » (Gaston). La guilde est une
communauté virtuelle de joueurs, structurée par une
hiérarchie, établie en
58 Bernier, L (1998). La question du lien social
ou la sociologie de la relation sans contrainte. Lien social et
Politiques, RIAC, n°39.
59 Ensemble des représentations dans lesquelles
les hommes vivent leurs rapports à leurs conditions d'existence :
culture, mode de vie, croyances
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fonctions des joueurs l'ayant créée. Celui qui a
créé la guilde sera donc le chef de guilde. Dans ce cas
précis, le chef de guilde aura une fonction de régulation,
c'est-à-dire imposer une règle pour le joueur concerné et
régler le différend par sa position hiérarchique
d'autorité.
Il y a donc un « savoir être » au sein du
groupe, ou chacun doit adopter les décisions du groupe sous peine d'une
exclusion. Nous retrouvons l'idée de la tyrannie par la majorité,
décrite par Hannah Arendt. Dans La crise de la culture, celle-ci
décrit que, hors du monde des adultes et livré au groupe,
l'adolescent ne peut que se soumettre à l'autorité
représentée par le groupe. Dans ce cas, il ne peut ni discuter,
ni se révolter et doit se conformer au groupe. « Affranchi de
l'autorité des adultes, l'enfant n'a donc pas été
libéré, mais soumis à une autorité bien plus
effrayante et bien plus tyrannique : la tyrannie de la majorité
» (Arendt, 1972, p.40).
Ainsi, le collectif semble s'arrêter lorsque naissent
les conflits. En effet, l'identité développée au cours du
jeu via l'avatar peut être mise à mal lorsque l'adolescent ne
partage pas les mêmes idées que le groupe et remet en cause les
règles du jeu. Le groupe peut être aussi inclusif qu'exclusif, au
sens où il peut isoler le joueur responsable du conflit. Ainsi, nous
retrouvons l'idée de la collaboration forcée et de relation
purement ludique émise par Pascal Lardellier.
Si l'exclusion peut être vécue comme une violence
psychologique, une violence plus « concrète » au sein des jeux
vidéo en ligne massivement multijoueurs peut aussi s'exprimer. En effet,
chez les adolescents ayant investi un rôle de DPS (dont le but est de
provoquer des dommages physiques à l'adversaire), il semblerait qu'il y
ait un rapport de violence directe à l'autre.
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