5.4 Sur la prolifération des macrophytes
aquatiques
A la faveur de l'important adoucissement des eaux en amont du
barrage de Diama et les niveaux limnimétriques élevés et
stables toute l'année, quatre espèces végétales
aquatiques proliférantes se sont manifestées comme majeures dans
la zone :
- Typha domingensis ; - Pistia statiotes ;
- Potamogeton schweinfurthii ;
- et Salvinia molesta.
L'extension de Typha dans le delta a commencé
d'abord dans le lac de Guiers avec la construction d'un barrage en béton
sur la Taoué à Richard Toll en 1947 qui transforma le lac de
Guiers en réservoir d'eau douce (Trochain, 1956; Grosmaire, 1957). Les
typhaies ont continué leur extension jusqu'au début des
années 70 (Brigaud, 1961 ; Adam, 1964). Les peuplements de T.
domingensis du lac de Guiers souffriront des grandes sécheresses
des
203
années 1970 (Thiam, 1983 ; Thiam, 1984). L'expansion de
la plante reprendra plus tard et sera accélérée dans le
lac ainsi que quasiment dans tous les cours d'eau et milieux humides du delta
avec la mise en service des grands barrages sur le fleuve
Sénégal. Ainsi, la typhaie constitue depuis plus d'une vingtaine
d'année, la végétation aquatique proliférante
majeure des milieux humides du delta et suscite beaucoup d'inquiétudes
(Trochain, 1956 ; Adam, 1964; Thiam, 1983 ; Anonyme, 1995b).
T. domingensis montre une très grande
plasticité écologique et un potentiel d'accroissement très
élevé. La prolifération rapide du végétal
est liée à sa grande capacité de multiplication
végétative et sexuée dans différents milieux
humides. Les Typha produisent de nombreux rhizomes et une
litière très dense, ce qui réduit l'opportunité
pour d'autres plantes de s'établir ou de survivre dans le même
espace. La multiplication végétative à partir des rhizomes
est prépondérante dans les peuplements déjà en
place alors que la colonisation de nouveaux espaces s'effectue en grande partie
par les graines. Celles-ci sont produites en abondance dans la zone et
disséminées sur de grandes distances par les vents forts,
très fréquents durant la longue saison sèche. Aux Etats
Unis, les Typha colonisent également les nouveaux sites par la
dispersion anémochore des graines (Grace, 1987). Typha domingensis
est sans doute l'espèce qui produit la plus grande phytomasse
à l'hectare avec une productivité très
élevée.
Face aux importantes superficies occupées par les
peuplements de T. domingensis et les nuisances occasionnées,
des programmes de lutte et d'essais de valorisation de la phytomasse de la
plante ont été menés au cours des dernières
décennies. En 1999, des essais de contrôle mécanique avec
fauchage des parties aériennes de Typha domingensis ont
été réalisés dans le lac de Guiers ; les
résultats obtenus ont montré qu'il est possible de faucher par
heure entre 6600 kg/ha et 7260 kg/ha avec une consommation de 6 litres de
gasoil. Sur cette base, 35 heures sont nécessaires pour faucher 1 ha de
Typha. La méthode est donc limitée et peut être
intéressante pour dégager de petites voies d'eau au
bénéfice des communautés villageoises et des
pêcheurs (Hellsten et al. 1999). Sale & Wetzel (1983) ont
indiqué qu'au Michigan (Etats Unis), le fauchage des feuilles de
Typha latifolia L. et Typha angustifolia L. en dessous du
niveau de l'eau empêche le transport de l'oxygène vers la tige et
les rhizomes ; ce qui provoque une respiration en milieu anaérobie des
racines et des rhizomes. Dans ces conditions, les auteurs ont mesuré une
production d'éthanol dans les rhizomes qui a par la suite
provoqué un affaiblissement de la matière végétale
en dessous de la surface de l'eau. Les essais ont montré que trois
coupes pendant la saison de végétation ont été
suffisantes pour
204
tuer toute la biomasse sous l'eau. Dans le lac de Guiers, une
seule coupe effectuée durant la saison de floraison des épis a
suffi (Hellsten et al. 1999).
Dans le Delta, Typha fait l'objet de nombreuses
utilisations : artisanat, matériau pour l'habitat (clôture,
toiture,...). Traditionnellement en Chine, en Australie et en Amérique,
la farine extraite des rhizomes séchés est consommée. Les
jeunes pousses de Typha sont consommées fraîches ou
bouillies et les jeunes feuilles sont utilisées comme condiments
(Theuerkorn et Henning, 2005).
Des essais de valorisation de la biomasse de Typha,
notamment comme source de production d'énergie (charbon biologique) ont
été menés au Sénégal et au Mali (GTZ, 2001).
Les résultats paraissent intéressants mais les briquettes de
charbon à base de Typha ne sont pas encore disponibles sur le
marché.
Une autre technique de lutte contre la plante serait la mise
à sec des périmètres occupés par Typha
pendant une longue période pour assécher les rhizomes. Ceci
constitue certainement un moyen de lutte efficace. L'utilisation de cette
méthode parait actuellement impossible dans le Delta ; elle
nécessiterait des moyens colossaux difficilement mobilisables.
Des essais ont été menés avec le 2,4-D,
le Dalapan, le MCPA, le glyphosate, etc. sur Typha dans plusieurs
contrées à travers le monde (Wild, 1961). La lutte chimique
contre Typha ne saurait être conseillée dans le delta car
comportant beaucoup trop de risques en milieu aquatique. De plus elle est
très chère.
Aucune lutte biologique contre Typha domingensis n'a
été tentée jusqu'ici dans la zone. Celle-ci, ne sera pas
simple compte tenu de la grande plasticité de l'espèce, de son
fort enracinement, de ses rhizomes très puissants et de son installation
dans des eaux relativement profondes. Bracharia mutica, une
Poaceae, a été suggérée comme agent de
contrôle biologique de Typha en Inde (Gopal 1982).
Un contrôle efficace de la plante devrait prendre en
compte les possibilités de multiplication végétative et de
reproduction sexuée.
Pistia stratiotes fait partie de la flore autochtone
de la région. L'extraordinaire développement de l'espèce
dans la partie sud du lac au début des années 1990 est
également une manifestation des changements écologiques survenus
dans la région après les barrages. L'adoucissement des eaux,
l'orientation des vents dominants, l'existence de nombreux îlots qui
favorisent de faibles déplacements des masses d'eau, la remise en
suspension d'éléments minéraux par les fréquentes
ouverture-fermeture de la vanne de la digue de Keur Momar Sarr,
205
sont autant de facteurs qui ont permis à Pistia
stratiotes d'avoir une multiplication fulgurante au point de constituer
une nuisance pour les populations riveraines dans la zone du sud de lac de
Guiers et rendre difficile l'exercice de la pêche (Thiam et al.,
1993 ; Cogels et al., 1993). Bien que Pistia produise de
nombreuses graines dans la région, la multiplication
végétative par les stolons est la forme de reproduction la plus
fréquente. La plante a une très grande capacité de
mobilisation des ressources nutritives en suspension dans les eaux (Guiral,
1993). Ce qui expliquerait sa prolifération temporaire, très
souvent observée consécutivement à des perturbations et
des altérations récentes de l'environnement (construction de
canaux, de drains, de barrages hydroélectriques..) ou à des
enrichissements anthropiques des eaux par des usines polluantes (Hall et Okali,
1974 ; Mitchell, 1985 ; Thiam et al., 1993). Après l'invasion
« explosive » observée dans le lac de Guiers et le Parc du
Djoudj entre 1992 et 1994, les populations de Pistia ont par la suite
rapidement baissé. En fin 1998, l'espèce n'est plus
représentée que par quelques individus dérivants à
la faveur des courants et des vents. Elle ne présente pas actuellement
de risque de prolifération. Cependant, compte tenu de l'intensification
agricole en cours dans la région dont l'une des conséquences
pourrait être l'eutrophisation des eaux, les populations de Pistia
pourraient amorcer un nouveau cycle de développement explosif.
Pour lutter contre la prolifération de Pistia
stratiotes dans le lac de Guiers, l'enlèvement manuel a
été pratiqué de manière localisée par les
populations pour dégager des espaces et accéder à l'eau du
lac. Des tentatives pour faire du biogaz et du compost avec la plante ont
également eu lieu ; les résultats obtenus ont été
très mitigés. La lutte mécanique a été
fréquemment employée contre la plante. Elle est
difficile et peu efficace quand il s'agit de superficies relativement
importantes. Cependant, Varshnney et Singh (1976) considèrent qu'en
Inde, l'enlèvement manuel de Pistia stratiotes est efficace
dans 65 à 90 % des cas d'infestation (Wade, 1990).
Des tests de laboratoire menés en Côte d'Ivoire
ont démontré qu'il était possible d'éliminer
chimiquement P. stratiotes avec des herbicides utilisés en
agriculture. Les meilleurs résultats ont été obtenus avec
le glyphosate-N-phosphonométhyl-glycine, un inhibiteur de la
biosynthèse d'acides gras aromatiques et de certaines enzymes. La dose
efficace déterminée pour l'espèce a été de
0,63 g par m2 (Etien et al., 1991). Le diquat et
le paraquat sont deux herbicides qui ont été
employés à la dose de 0,6 à 1 kg/ha dans certains pays
d'Asie pour combattre Pistia stratiotes (Gopal, 1990b).
L'efficacité de ces traitements n'a pas été
indiquée par les auteurs.
206
La lutte biologique contre Pistia avec
Neohydronomus affinis, un arthropode importé d'Afrique du Sud,
a été réalisée au Nord Sénégal par la
Direction de la Protection des végétaux (Anonyme, 1994). Des
évaluations positives de ce contrôle ont été
rapportées (Anonyme, 1994 ; Anonyme ,1995a ; Diop, 2006). En plus de
Neohydronomus affinis, des essais de contrôle biologique de
Pistia stratiotes avec Proxenus hennia en Indonésie et
en Malaisie ont été rapportés (Mangoendihardjo and Nasroh,
1976 cité par Gopal 1990).
Sur la base des récoltes dans le lac de Guiers de
Potamogeton schweinfurthii par Roger et Leprieur respectivement en
1819 et en 1826 (Dandy, 1937 ; Hutchinson and Dalziel, 1954-1972), il faut
admettre que les eaux du lac devaient être au moins aussi douces
qu'actuellement. Les deux derniers siècles sont marqués par de
fréquentes sécheresses au Sénégal et en Afrique de
l'Ouest (Henry, 1918 ; Hubert, 1921 ; Hubert, 1934). A cause de ces
sécheresses et en absence de barrages à l'époque, la
salinité des eaux du fleuve et du lac devait être trop
élevée pour permettre le développement de Potamogeton
schweinfurthii.
L'envahissement du lac de Guiers par les espèces de
Potamots dès les débuts des années 90, pose de
sérieux problèmes à la navigation et à l'exercice
de la pêche (Thiam et Ouattara, 1997). Les observations récentes
confirment la poursuite du développement des peuplements de P.
schweinfurthii. Cette multiplication favorise par ailleurs la
sédimentation et contribue au comblement progressif du lac et les autres
cours d'eau affectés par la pullulation de la plante. L'extension des
Potamots se poursuivra très certainement si des mesures de gestion
adéquates des eaux et de contrôle du macrophyte ne sont pas
rapidement mises en oeuvre.
L'apparition massive de P. schweinfurthii,
après la mise en service des barrages, est une preuve de l'adoucissement
très important des eaux. La plante est un bon indicateur de la baisse
significative de la salinité des eaux et de niveaux
limnimètriques élevés et stables dans le temps.
A notre connaissance aucune tentative de lutte contre les
potamots n'a été jusqu'ici mise en oeuvre dans le delta et le lac
de Guiers. Le contrôle de cette plante ne sera pas facile compte tenu de
son immersion et de son enracinement dans des eaux pouvant être
très profondes. Dans le contexte du lac, jusqu'à plus de 3 m.
L'introduction de la fougère invasive Salvinia
molesta à la fin des années 90, a créé un
problème supplémentaire de plante proliférante dans la
zone. Il s'agit là d'une espèce exotique d'origine
sud-américaine. La qualité des eaux et les vents favorables ont
provoqué la multiplication de la plante et l'invasion rapide du delta.
S. molesta est une plante invasive très redoutée qui a
envahi depuis des décennies de nombreux fleuves, lacs et lagunes en
Afrique
207
(Boughey, 1963 ; Mitchell, 1970 et 1972 ; Anonyme, 1995b ;
Salvina Task Force USA, 1999).
Le retrait manuel de Salvinia molesta a souvent
été utilisé au moment de l'invasion du Delta. Il a
consisté à pousser les masses de Salvinia vers le
rivage, à les sortir de l'eau et à les laisser pourrir sur place
(Figure 60). L'efficacité de cette méthode est faible. Des
barrières en grillage ont été installées afin de
contenir les plantes et éviter qu'elles ne se propagent dans les
différents marigots, et en particulier dans le Parc National des Oiseaux
du Djoudj (Figure 61). Mais les oiseaux et autres animaux qui se
déplacent entre le fleuve et le parc peuvent transporter des fragments
de plantes qui pourraient favoriser leur prolifération dans le parc du
Djoudj. Le coût de la lutte manuelle a été
élevé et a nécessité la mobilisation de moyens
importants sur une période relativement longue et de façon
régulière (Triplet et al., 2001).
De nombreux pesticides chimiques ont été
employés avec succès contre Salvinia molesta, dans
plusieurs régions à travers le monde (Thomas & Room, 1986).
Dans le delta, la lutte chimique contre la plante a été exclue
d'emblée par le Comité national chargé de la lutte contre
Salvinia molesta compte tenu des risques écologiques que
présentent l'utilisation des produits chimiques de synthèse en
milieu aquatique et dans les zones humides. Cependant, un test avec le Roundup
(glyphosate) a été autorisé sur 70 m2
sous le contrôle de la Société d'Aménagement de
d'Exploitation des Terres du Delta (SAED) et de la Direction de la Protection
des Végétaux (DPV) du Sénégal. Nous n'avons pas pu
disposer des résultats de ces tests qui somme toute ont
été limités dans le temps et très
localisés.
La lutte biologique contre Salvinia molesta dans le
Delta a été menée avec un charançon importé
également d'Afrique du Sud ,Cyrtobagous salviniae. Cet insecte
est entièrement dépendant de Salvinia molesta pour sa
survie. La lutte a été un succès (Pieterse et
al., 2003 ; Diop, 2006). Dix ans après, le niveau d'infestation
reste faible. Cependant, il y a lieu de rester vigilant car à la faveur
d'autres modifications du milieu, une prolifération de la plante est
toujours possible. De nombreux exemples de réussite de la lutte avec
Cyrtobagous salviniae ont été signalés, au Ghana,
en Afrique du Sud, en Zambie, au Zimbabwe, en Inde, au Botswana, en Namibie, au
Sri Lanka, en Malaisie, en Papouasie Nouvelle Guinée, en Australie, aux
îles Fidji (USA Salvinia Task Force, 1999).
En terme de nuisance, S. molesta est souvent
comparée à Eichhornia crassipes, une «peste
végétale» très redoutée qui s'est
installée dans de nombreux plans d'eau en Afrique (Chadwick et Obeid,
1966 ; Batanouny, 1975). E. crassipes est très tolérante
en ce qui concerne les variations en nutriments et le pH de l'eau ; mais la
plante meurt à une salinité
208
supérieure à 0,06 % (Penfound and Earle, 1948).
Les conditions optimales de croissance sont pour le pH environ 7, avec une
concentration en phosphore de 20 ppm (Chadwick and Obeid, 1966 ; Haller and
Sutton, 1973) et un niveau adéquat d'azote. La température
optimale de croissance de la plante se situe entre 28 °C et 30 °C
(Knipling et al, 1970). Du point de vue du pH et de la
salinité, de la température et des nutriments, les eaux du fleuve
et du lac de Guiers sont actuellement favorables à l'installation et
à la prolifération de la jacinthe d'eau. C'est pourquoi la
présence d'E. crassipes chez les fleuristes à Saint
Louis, constitue une menace très sérieuse. Il faut éviter
à tout prix que cette autre plante à fort potentiel d'invasion ne
s'installe dans le système hydrographique du Delta et le lac de Guiers
car les conséquences pour l'environnement et le développement de
la région pourraient être désastreuses.
L'intensification de la production agricole amorcée
depuis quelques décennies avec une utilisation accrue d'intrants,
notamment les engrais chimiques, pourrait contribuer à enrichir les eaux
(eutrophisation) et favoriser la multiplication de certains macrophytes.
Le contrôle des plantes aquatiques doit être
abordé de manière globale. L'approche espèce par
espèce peut être très onéreuse avec des
résultats souvent aléatoires.
Les moyens de lutte testés ou proposés
jusqu'à présent ont certainement chacun des avantages et des
inconvénients. La difficulté réside dans la mise au point
et l'application de méthodes qui tiennent compte du contexte
écologique et du coût/bénéfice des interventions.
En tout état de cause, la lutte contre les plantes
proliférantes devrait être appliquée sous forme de mesures
de prévention en rendant moins favorables les conditions de
multiplication des végétaux aquatiques en alternant, par exemple,
le niveau des eaux. Mais ce type de gestion est difficile à mettre en
oeuvre compte tenu des besoins et des multiples usages des eaux. Très
souvent les actions de lutte contre les végétaux «
envahissants» ne commencent pas avant que la multiplication de la plante
ne soit évidente voire explosive.
L'accélération des aménagements et la
mise en culture d'importantes superficies irrigables disponibles au cours des
prochaines années pourront constituer des éléments de
contrôle non négligeable de Typha domingensis dans le
Delta et le lac de Guiers.
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Figure 60 - Enlèvement manuel de Salvinia
molesta, Fleuve Sénégal, novembre 2000
Figure 61 - Grille installée pour empêcher
l'entrée de S. molesta dans le Parc du Djoudj, novembre 2000
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