B. Le péril de l'instrumentalisation de l'achat
public : un risque pour l'efficacité
Instrumentalisation et contre-performance.
Sans donner ici les outils juridiques et économiques au service
de la performance permettant de trouver un équilibre entre
efficacité et développement durable, il est essentiel de
préciser en amont à quoi correspond ce compromis fondamental, en
particulier depuis la directive européenne de 2014 relative aux
marchés publics.
Le risque principal de la poursuite de ces «
objectifs secondaires » 179 par la commande publique est une
instrumentalisation de cette dernière. Autrement dit, jusqu'à un
certain point des bienfaits en termes d'efficacité de la commande
publique sont effectivement permis par l'achat public responsable. L'effet
performant de la prise en compte d'exigences environnementales ou sociales
s'arrête, au moment où l'instrumentalisation commence.
L'occasion manquée de préciser les
objectifs globaux de la commande publique. Au regard de
l'intégration de plus en plus forte des objectifs environnementaux et
sociaux au sein du droit des marchés publics tant à
l'échelon européen que national, il aurait pu être
177 G. CANTILLON, « Achat public équitable,
concurrence pour le marché et concurrence dans le marché »,
art. préc.
178 Cons. Const., 6 décembre 2001, n° 2001-452 DC,
L. portant mesures urgentes de réformes à caractère
économique et financier.
179 M. KARPENSCHIF, « Le contrat au service des
politiques publiques : «Contrat public et Union européenne«
», art. préc.
51
bienvenu pour le législateur national de
préciser au sein des nouveaux textes la promotion d'objectifs non
économiques.
L'article 1er du Code des marchés publics a
été repris par la récente ordonnance en rappelant que
l'objectif de la commande publique est avant tout économique puisque les
principes fondamentaux qui la gouverne « permettent d'assurer
l'efficacité de la commande publique et la bonne utilisation des deniers
publics. »180 L'achat public est un acte avant tout
économique ayant pour objet de répondre aux besoins des pouvoirs
adjudicateurs et c'est sans doute pour ne pas perdre de vue cet objectif
principal, qu'il fut décidé de ne pas inclure d'autres objectifs
moins économiques, au sein de cette déclaration d'intention
introduisant le nouveau texte.
Pourtant symboliquement, il aurait été
approprié de les inclure pour être conforme à la vision du
développement durable décrite par l'article 6 de la charte de
l'environnement qui suppose une conciliation entre les préoccupations
environnementales, économiques Ð telle que la bonne utilisation des
deniers publics Ð et sociales181.
Il reste que, même sans que ce compromis soit
explicitement mentionné au sein des principes régissant la
commande publique, c'est bien cet équilibre entre efficacité de
l'achat public et prise en compte du développement durable qui doit
être recherché et il revient au juge administratif de parvenir
à cette « amiable composition »182.
La prise en compte accrue du développement
durable par l'ordonnance du 23 juillet 2015. La nouvelle directive
relative aux marchés publics laisse aux Etats membres le soin de rendre
ces objectifs de développement durable obligatoires ou facultatifs.
Concernant la « définition préalable des besoins
», le Code des marchés publics indiquait déjà
qu'elle devait prendre en compte « des objectifs de
développement durable »183. L'ordonnance de 2015,
tout en conservant cette formulation, précise qu'il s'agit «
d'objectifs de développement durable dans leurs dimensions
économiques, sociales et environnementales. »184
De plus l'ordonnance permet de réserver des
marchés à des opérateurs qui poursuivent des objectifs
sociaux différents : ceux qui emploient des travailleurs «
handicapés »185 et
180 O. n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux
marchés publics, Art 1er ; CMP 2006, art. 1er.
181 G. CARCASSONNE, La Constitution introduite et
commentée, coll. Essai, Points, 2e éd., 2011 p.
444.
182 Comme cela se dit du produit d'un arbitrage.
183 CMP 2006, art 5.
184 O. n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux
marchés publics, art. 30.
185 Ibid. Art. 36, I
52
ceux employant des personnes
défavorisées186. Il s'agit d'une nouveauté,
puisqu'auparavant seules les entreprises employant des travailleurs
handicapés pouvait être protégées187. De
même, des marchés ou des lots d'un marché peuvent
être réservés aux entreprises de l'économie sociale
et solidaire188. C'est une autre nouveauté de l'ordonnance
par rapport au Code des marchés publics.
Finalement, cette ordonnance élargit également
la faculté pour les acheteurs d'insérer des considérations
sociales ou environnementales dans les critères d'attribution ou les
clauses de leurs marchés. Aussi l'insertion de conditions
d'exécution relatives « à l'environnement, au domaine
social ou à l'emploi »189, supportées par
d'éventuels critères d'attribution permettant la sélection
du titulaire d'un marché public190, est confortée par
l'ordonnance, même si cette possibilité n'est pas explicitement
rappelée en ce qui concerne les critères
d'attribution191 et que la jurisprudence considère qu'un
acheteur public n'est jamais tenu de retenir des critères d'attribution
environnementaux ou sociaux192. Cette prudence vis-à-vis de
la prise en compte de ces préoccupations au stade de la sélection
est complétée par d'autres limitations.
La limitation de cette prise en compte. Les
conditions d'exécution prenant en compte de tels objectifs doivent
néanmoins être liées à l'objet du
marché193. Cependant, dans le même temps, «
sont réputées liées à l'objet du marché
public les conditions d'exécution qui se rapportent aux travaux,
fournitures ou services à fournir en application du marché
public, à quelque égard que ce soit et à n'importe quel
stade de leur cycle de vie »194. Il s'agit donc d'une
transposition conforme à la nouvelle directive élargissant les
possibilités pour les pouvoirs adjudicateurs de prendre en compte des
considérations sociales ou environnementales.
Critique de la poursuite de tels objectifs
secondaires. La nécessité d'une conciliation de ces
nouveaux objectifs et l'efficacité de la commande publique ne
transparait pas réellement du texte. Aussi le principe de
neutralité de la commande publique est en train
186 Ibid. Art. 36, II
187 CMP 2006, art. 15.
188 O. n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux
marchés publics, art. 37.
189 Ibid., art. 38.
190 P. BOURDON, « L'ordonnance du 23 juillet 2015
relative aux marchés publics : premier acte de la rationalisation du
droit de la commande publique », RDI 2016 p. 8.
191 O. n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux
marchés publics, art. 52.
192 CE, 23 nov. 2011, Communauté
d'agglomération de Nice-Côte d'Azur, n° 351570.
193 O. n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux
marchés publics, art. 38-I al. 1er.
194 Ibid., art. 38, al. 2
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d'être de plus en plus atteint. D'aucuns le justifient
et s'en félicitent, considérant ce principe comme excessif,
globalement contre-performant et risquant de rentrer en conflit avec les
principes de développement durable195.
Une incompatibilité continue d'être
dénoncée par d'autres, comme les économistes J. Tirole et
S. Saussier qui considèrent que « charger la commande publique
d'atteindre des objectifs sociaux, environnementaux ou d'innovation est
inefficace. »196, ceci pour trois raisons selon eux.
D'abord, car cela va uniquement contribuer à une
répartition différente du marché. Les entreprise peu
polluantes ou solidaires vont faire des marchés publics leur
spécialité, tandis que les entreprises restantes ne tenteront pas
d'améliorer leurs pratiques mais iront à la conquête des
autres marchés.
Ensuite, une politique publiques, selon les deux professeurs,
doit être « uniforme et globale »197 pour
pouvoir venir à bout de la « défaillance de
marché »198 visée. Utiliser de multiples
outils, très éloignés les uns des autres comme la taxe,
les subventions ou l'achat public nuit fortement à la conduite de la
politique public de développement durable. En outre, mesurer si de tels
objectifs ont été atteints est difficile. De la même
façon, le calcul du gain environnemental ou social hypothétique,
lors de la sélection des offres ne se vérifiera pas
nécessairement au cours de l'exécution. Par ailleurs, l'ajout de
ces exigences va augmenter la différenciation entre les
opérateurs, nuisant à une concurrence intense entre elles.
L'ajout de ces critères, difficilement
vérifiable augmente le risque de favoritisme qui outre le risque
pénal, nuit nécessairement à l'efficacité de
l'achat, en étant la pire transgression aux principes fondamentaux, par
exemple en mettant « une pondération importante sur le contenu
en emploi local. »199 En résumé, «
Faire reposer l'atteinte de ces objectifs sur la commande publique, sous
prétexte que la puissance publique doit être exemplaire, constitue
»200 selon certains « au mieux une solution de
deuxième ordre, au pire une solution coûteuse qui ne permet pas de
s'approcher des objectifs visés. »201
195 N. PORTE, « Vers l'abandon du principe de
neutralité de la commande publique ? », RDP 2014,
n°5, p.
1249.
196 S. SAUSSIER, J. TIROLE, « Renforcer
l'efficacité de la commande publique », Notes du conseil
d'analyse économique, 2015/3 (n° 22).
197 Ibid.
198 Ibid.
199 Ibid.
200 Ibid.
201 Ibid.
54
Le compromis de l'achat équitable.
Certes, une clause d'insertion sociale ou environnementale peut en
effet exclure certaines entreprises candidates de l'appel d'offres et
réduire ainsi la concurrence, ce qui serait bien sûr contre
productif. Néanmoins, cela risque davantage de se produire si les
clauses environnementales ou sociales sont des critères d'attribution,
que s'il s'agit de conditions d'exécution202. D'ailleurs cela
avait été au départ, le choix privilégié par
le législateur et c'est aujourd'hui ce que préconise aussi bien
la mission d'information sénatoriale qui a rendu son rapport en 2015,
que le rapport de M. Buat au nom de la CCI d'île de France en
2014203. Il suffira ensuite de vérifier que de telles
conditions ne soient pas inaccessibles pour le titulaire. Même si un
équilibre doit être trouvé, les préjugés
à l'égard de la commande publique durable sont encore nombreux,
alors qu'il suffirait d'éviter de généraliser les effets
de ces exigences de développement durable au sein du droit de la
commande publique204. Dans l'attente de trouver ce compromis, il
faut recommander de la modération dans le choix de la pondération
de ces critères d'attribution, afin de ne pas noter la politique sociale
et environnementale, mais bien se contenter d'évaluer une
offre205. Enfin, les critères sociaux et environnementaux ne
doivent pas être mis sur le même plan.
La performance de l'achat public est une notion juridique
à en devenir et qui devra rendre compte de deux enjeux majeurs. La
globalité de ses objets, ainsi que son inscription au sein du secteur
public réticent originellement à toute idée de
performance, devront être pris en compte au moment de déterminer
le contenu d'une éventuelle obligation de performance, qu'il s'agit
maintenant de rechercher (Chapitre 2).
202 Sénat, « Mission commune d'information sur la
commande publique », Rapport d'information n°82, M. BOURQUIN (dir.),
14 octobre 2015, p. 71.
203 A. BUAT, Pour un management performant des marchés
publics, CCI Paris, 2014.
204 F. LINDITCH, « Dix ans de commande publique »,
art. préc.
205 N. BOULOUIS, « Le contrat public au service des
politiques de développement durable : limites et perspectives »,
art. préc.
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