II- CONDITIONS D'ACCUEIL
Il sera question pour nous, dans cette partie,
d'évaluer les types d'accueil auxquels Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et
N'GangbetKosnaye se sont confrontés. En effet, diverses conditions
d'accueil sont observables dans Loin de moi-même, Un
Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien.
Ces conditions qui oscillent entre positivité et
négativité sont variables selon les espaces et les situations du
moment traversés par chaque autobiographe. Cet exercice nous permettra
d'une part de justifier certains regards évaluatifs analysés
précédemment et, d'autre part, de mesurer l'expérience
migratoire de chacun d'eux.
1. Un milieu, un accueil
Selon que chaque autobiographe de notre corpus se retrouve
dans tel ou tel autre milieu, l'accueil qui lui est réservé n'est
pas le même. Ainsi, lors de leurs séjours d'errance, Zakaria
Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye évoquent le degré
d'hospitalité reçue dans chaque pays. De ce fait, qu'il s'agisse
de leurs séjours en Afrique, en Europe ou en Asie, l'accent est mis sur
le premier contact avec l'espace d'accueil puis la possibilité
d'intégration sociale.
1-1- Les séjours en terres
africaines
Dans Loin de moi-même, Un Tchadien à
l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien, les
séjours en terres africaines sont marqués du sceau de la
turbulence. En effet, il faut noter que si, chez Mahamat Hassan l'accueil
reçu en Afrique est constitué de nombreuses vicissitudes, il est
essentiellement frappé d'un signe positif chez N'GangbetKosnaye et
négatif chez Zakaria Fadoul.
En effet, à la différence de Zakaria Fadoul,
Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye n'avaient pas éprouvé trop de
difficultés pour s'intégrer dans les pays africains. Dans Un
Tchadien à l'aventure, le narrateur ne manque pas de
témoigner des courtoisies vouées à son égard lors
de son arrivée à Soubré, province ivoirienne. Pour saluer
cette gratitude, il décline avec aisance l'identité de son
hôte : « Ibrahim Kossi, le directeur de la medrassa,
me réserve un accueil chaleureux » (UTAA, p.27). Ces
accueils chaleureux qui leur sont réservés, créent en eux
un climat de confiance vis-à-vis des autochtones. Mahamat Hassan dont le
premier voyage vers la Côte d'Ivoire sème l'inquiétude,
finit par se rassurer : « Ces bonnes paroles me rassurent et
font disparaître toutes mes inquiétudes. On me loge dans la
chambre de Oumar, un jeune enseignant qui est en même temps le bras droit
de l'imam Mory Moussa » (UTAA, p.23). Il en est de même
pour Kosnaye chez qui le doute se dissipe au vu des personnes sorties
massivement pour l'accueillir lors de son arrivée à Doba :
« Tout le monde est là pour m'accueillir. [...] Il n'y a
pas l'ombre d'un doute, je serai heureux, très heureux »
(TDJT, p.21)
Le climat de confiance ainsi instauré permet à
Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye un épanouissement total durant leurs
séjours en Afrique. Le personnage de Tribulations d'un jeune
Tchadien constate avec enthousiasme la réussite de son
intégration à Bousso : « Des mois passent. Mon
séjour se déroule sans histoires, je noue des relations
très amicales avec le sultan, jeune comme moi et doué d'une vive
intelligence. Nous nous promenons, chassons le fauve et prenons souvent nos
repas ensemble. Je suis maintenant bien intégré dans le
milieu. » (TDJT, p.127). Comme N'GangbetKosnaye, Mahamat Hassan
noue des relations intimes avec les gens de son milieu d'accueil :
Je fais la connaissance d'un pêcheur du nom de
Yacouba, originaire de Man (Côte d'Ivoire). [...] Yacouba m'invite
à passer une journée avec lui au bord du fleuve. [...] Pour
fêter ma présence parmi eux, mes hôtes me préparent
une tortue au grand déjeuner ! C'est la première fois que je
goûte cette chère et je la trouve bonne. Des expressions de
sympathie, comme celle-ci, à mon égard sont nombreuses.
(UTAA, p.30)
Expressions de sympathie, de solidarité,
d'hospitalité, tels sont les maîtres-mots exprimant les conditions
d'accueil en Afrique de Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye. Dans UnTchadien
à l'aventure, le narrateur salue le courage et la
générosité des femmes de son hôte, qui ne manquent
jamais à leurs « devoirs » : apporter des soins
qu'il faut à tout étranger. Ce geste de civilité, sans
doute lié à l'éducation et la culture des habitants de
Khorogo (Côte-d'Ivoire) a profondément marqué Mahamat
Hassan. C'est avec émoi qu'il relate cet humanisme qu'il trouve sans
égal :
Je touchais à peine à mon salaire. J'avais
tout à ma disposition et gratuitement ! même mes habits
étaient lavés et repassés régulièrement par
les femmes de mon hôte. Et chaque matin, avant la prière de l'aube
et avant même que je fusse réveillé par l'appel du muezzin,
elles déposaient devant ma porte un seau plein d'eau chaude. Elles
n'avaient pas failli un seul jour à cette routine contraignante !
parfois la maison recevait trois ou quatre étrangers de passage et
à chacun un seau plein d'eau chaude était assuré. Elles ne
dormaient pratiquement pas. J'avais pitié d'elles. Une telle
hospitalité, je ne l'ai connue nulle part ailleurs en Afrique et je ne
l'oublierai jamais. (UTAA, p.47)
Comme pour renchérir à cet aveu de Mahamat
Hassan, N'GangbetKosnaye évoque la charité salvatrice qui leur
était offerte par une femme pendant qu'ils moisissaient à
Moundou. En effet, n'ayant ni argent, ni provision, Gago et ses amis, jeunes
élèves se trouvant dans une ville inconnue d'eux auparavant,
n'ont d'autre choix que de rabattre leur espoir sur l'attente d'une main
généreuse. Et dans ce continent où les hommes ont
« le coeur sur la main », ces enfants ne perdent rien
à attendre. Comme par hasard, c'est une voisine qui témoigne sa
gratitude : « Elle nous considère d'ailleurs comme
ses enfants et nous donne de temps en temps une calebasse de boule non sans
perdre une seule occasion de blâmer nos parents
respectifs... » (TDJT, p.70).
Dans les récits de Mahamat Hassan et de
N'GangbetKosnaye, il ressort que la bienfaisance à l'égard des
étrangers est, chez l'Africain, un impératif. Pour la plupart des
hôtes rencontrés par N'GangbetKosnaye, faire du bien à un
voyageur est un devoir qui permet de diffuser la bonne réputation de sa
communauté, de son pays. C'est ainsi que pour avoir créé
une altercation avec lui, une jeune congolaise avait été
obligée par ses compatriotes de lui présenter des excuses afin,
disent-ils, de prouver à l'immigré que le Congo est un pays
accueillant et hospitalier : « - Le problème n'est
pas là, lui dit Agathon, revenant à son idée. Tu dois lui
présenter des excuses. [...] Que pensera-t-il des filles du Congo si tu
ne le fais pas ? Cela sera une honte qui retombera sur nous tous.
Montre-lui que nous sommes un pays accueillant et hospitalier ».
(TDJT, p.117)
Dans Un Tchadien à l'aventure tout comme dans
Tribulations d'un jeune Tchadien, l'altruisme est bien
évidemment ce qui définit essentiellement les actes de la plupart
des hôtes rencontrés par Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye.
Mahamat Hassan fait remarquer que le voyageur qui a pour destination un pays
d'Afrique ne doit pas se faire de souci quant à son logement. ?
défaut d'une personne chez qui loger, la mosquée,
l'église, sont par ailleurs lieux d'hébergement des sans
domiciles :
A Abidjan je ne connais personne pour m'héberger.
Il existe à Adjané une petite mosquée wahhabites où
logent des voyageurs démunis ou sans proches pour les accueillir. Ici,
personne ne songe à aller à l'hôtel, même les grands
commerçants. En Afrique, d'une manière générale,
les hôtels, les auberges ne font pas partie de notre mode de vie. Il est
vrai aussi que les grands hôtels bâtis çà et
là dans les grandes villes sont destinés en priorité aux
étrangers et ne sont pas à la portée de toutes les
bourses. (UTAA, p.32).
Bien qu'il se trouve en Côte-d'Ivoire, Mahamat Hassan
ne se voit nullement comme étranger. Ce sentiment d'appartenance
à la communauté africaine se lit dans la citation
précédente lorsqu'il parle des étrangers en excluant son
statut d'étranger que l'on peut définir par rapport à son
pays d'origine. Le narrateur de Un Tchadien à l'aventure dont
le rêve est celui d'une Afrique unifiée, homogène, montre
que même au-delà des frontières africaines, la
solidarité africaine est manifeste. Ainsi, il évoque le cas de
l'organisation des étudiants africains en Syrie, à travers
laquelle, il voit les signes de l'unité africaine :
« L'association des étudiants africains en Syrie joue un
rôle extrêmement important. Elle a aussi la particularité de
réunir toutes les nationalités africaines, saufs les Soudanais et
les Erythréens qui se prétendent arabes et qui ont leurs propres
associations. Je la compare en quelque sorte à une petite O.U.A
(Organisation de l'Unité Africaine). » (UTAA, p.73).
En dépit de quelques difficultés
d'intégration liées au manque d'emploi et aux divisions
religieuses observables dans les récits de Mahamat Hassan et de
N'GangbetKosnaye, les deux autobiographes se sentent mieux en
sécurité étant en Afrique qu'ailleurs. En quittant
l'Égypte pour la Syrie, Mahamat Hassan exprime un sentiment
d'inquiétude parce que, dit-il, « L'Egypte, c'est
l'Afrique, tandis que la Syrie c'est l'Asie, un continent peu familier pour
moi. » (UTAA, p.58)
Rappelons que si les conditions d'accueil en Afrique
sont favorables pour Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye, cela n'est pas vrai de
Zakaria Fadoul chez qui l'accueil dans les pays africains était
complétement mitigé. En effet, si dans Loin de
moi-même, le continent africain se révèle un espace
traumatisant, ce jugement trouve sa justification dans les accueils
négatifs auxquels s'est confronté le narrateur. Qu'il s'agisse de
son séjour au Congo, au Sénégal ou au Cameroun, Zakaria
Fadoul s'est heurté à des rejets de tous genres. Ainsi,
dès leur arrivée à l'université de Kinshasa, les
jeunes Tchadiens nouvellement venus se trouvent encerclés par les
anciens étudiants dont l'entreprise consiste à
« tondre » les nouveaux avant de les intégrer :
« Nous arrivons à l'Université. [...] Mais à
peine avons-nous mis pied à terre que nous voici encerclés.
Sommes-nous en Algérie, en Palestine, au Vietnam ou en Afrique du
Sud ? [...] L'accueil n'est pas fait pour calmer les nouveaux
arrivés qui viennent juste d'avoir la notion de
grandeur ». (LDMM, p.64). En sus de ce premier accueil
tumultueux, Zakaria Fadoul et ses camarades se heurtent à la haine
ethnique. Les jeunes congolais emploient volontiers le sociogramme
« Arabou... Arabou » pour les qualifier des
« sauvages et sanguinaires » : « Ils
prononcèrent quelques phrases en lingala, phrases dans lesquelles nous
ne pouvions saisir que le terme « arabou », sauvages et
sanguinaires.» (LDMM, p.65).
Contrairement à Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye,
Zakaria Fadoul ne parvient pas à s'épanouir dans ses milieux
d'accueil. Sa présence instaure un climat de méfiance. Il devient
de ce fait l'homme à craindre et dont il faut se méfier :
« Vous venez pour draguer nos filles ! nous lançaient
certains d'entre eux. Les étudiants nous soupçonnaient aussi
d'être venus au Zaïre pour voler les diamants zaïrois et, quand
ils voulaient insulter un étranger, « trafiquant »
était l'un des termes qu'ils utilisaient. » (LDMM, p.66).
Si l'Afrique de Mahamat Hassan et deN'Gangbet Kosnaye est un espace où
le logement d'un étranger relève du devoir, cela est encore
contraire à l'expérience de Zakaria Fadoul qui, même avec
son propre argent, n'a pu se payer une chambre au Cameroun. Une fois de plus,
le chemin d'intégration pour lui est truffé de malentendu, de
haine et de conflit :
Il est donc convenu que je reste dans la chambre pour dix
jours. Mais voilà qu'aussitôt la femme change d'attitude. Elle
essaye de faire du tapage et me dit qu'elle n'a pas besoin de mon argent et
qu'elle a reçu du propriétaire l'ordre de me faire
déguerpir. « Je ne peux pas rester dans la rue. Comment
veux-tu que je quitte la maison sans avoir trouvé autre chose et avant
l'expiration de notre convention ! » Mais elle ne semble pas
être femme à comprendre mes plaintes. « Rends-moi la
clé, et mets tout de suite tes bagages dehors ». (LDMM,
pp.94-95).
Par cet accueil réservé à Zakaria
Fadoul, l'image de la femme africaine telle qu'elle se dégage dans
Tribulations d'un jeune Tchadien et Un Tchadien à
l'aventure (femme hospitalière, serviable, etc) perd de sa
crédibilité. Ces conditions d'accueil particulières qui se
dégagent dans Loin de moi-même corroborent notre
affirmation selon laquelle l'accueil, dans n'importe quel espace, relève
de l'individualité et de l'état d'esprit du moment. Au vu de
l'endurance subie par Zakaria Fadoul dans le processus de son
intégration, nous sommes tenté de faire remarquer
l'écroulement du masque miroitant le mythe de l'Afrique
hospitalière ; quand bien même, le rejet que subit celui-ci
relève de quelques individus particuliers et qu'en termes de
proportions, son expérience est unique, minime. Dans sa situation,
l'étranger n'est plus cet être sacré envers qui
l'autochtone voue une magnanimité ; il devient adversaire dans la
lutte de positionnement social. Et, dans le cas d'espèce, le recours
à la violence comme moyen d'intimidation, de défense de
« l'identité », devient une alternative :
« Ambam, le 9 octobre. Je viens d'être battu par deux
sinistres personnes » (LDMM, p.120).
Le mauvais accueil de Zakaria Fadoul atteint son comble
lorsqu'il se retrouve en prison : « Me voici enfermé
dans une cellule avec des jeunes garçons. La cellule est pleine d'urine
et pue. » (LDMM, p.126). Dans cette Afrique supposée
sienne, le personnage de Loin de moi-même croupit en prison
parce que ne possédant pas des pièces d'identité.
Traitement inhumain, conflit de tout genre, tels étaient les conditions
d'accueil de Zakaria Fadoul en Afrique. Toutes les personnes qu'il a
rencontrées, si elles ne se montraient pas indifférentes à
son égard, parvenaient au moins à le frustrer. Même la
police qui, normalement devrait contribuer à améliorer sa
situation n'a fait que l'empirer. Il l'avoue tristement :
« Le soir, les policiers me conduisent au Commissariat
Emi-Immigration. Le Commissaire crie gaillardement, enferme toutes mes affaires
et me laisse dehors sous la pluie, dans le froid et avec ma
faim. » (LDMM, p.125)
Bref, durant leurs séjours en terres africaines,
Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye ont bénéficié des
conditions d'accueil favorables. Cela a facilité leur intégration
et a contribué à leur épanouissement. Contrairement
à eux, l'accueil de Zakaria Fadoul en Afrique est marqué du sceau
de la négativité. Ce qui, somme toute, donne à voir un
séjour cauchemardesque, car le narrateur n'a pas manqué de faire
preuve d'une victimisation durant tout son séjour au Cameroun.
1-2- Insertion sociale du personnage en Europe et en
Asie
Signalons d'entrée de jeu que dans Loin de
moi-même, le narrateur n'a pas fait cas des conditions d'accueil
durant son séjour en France. ? travers cette ellipse, il serait
possible de lire le signe de l'éblouissement de Zakaria Fadoul, voire
penser qu'il est victime de ses préjugés favorables sur la France
quand, en Afrique, il ne parle que de l'accueil négatif. Toutefois,
signalons que le récit de Zakaria Fadoul a une fonction cathartique.
C'est donc à juste titre que le narrateur met l'accent sur les
mésaventures qui l'ont emporté loin de lui-même.Aussi,
faut-il le préciser, son séjour en France a été de
courte durée parce que s'inscrivant dans le cadre d'une visite à
ses amis durant les vacances alors qu'il était élève au
lycée « franco-arabe d'Abéché ». S'il
a abondamment peint l'Afrique négativement, cela peut aussi s'expliquer
par le fait que c'est dans cet espace africain qu'il a connu des
déboires. Ainsi, pour réussir à reconstituer le moi, il
entreprend de nommer le « mal » afin de pouvoir le
conjurer. Telles peuvent être, à notre avis, les raisons du
silence sur les conditions d'accueil en France et son contraire en Afrique.
Pour ce qui est de Tribulations d'un jeune Tchadien
et Un Tchadien à l'aventure, le processus de l'insertion
sociale des personnages en Europe est parsemé d'embûches. En
effet, si en Afrique, trouver un toit pour se réfugier ne fait aucun
souci pour Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye, tel n'est pas le cas en France.
? Paris, Mahamat Hassan se retrouve en pleine rue et ne sait où
aller : « Je me trouve brusquement en pleine rue. Je ne sais
où me réfugier. Je ne connais personne chez qui je pourrais
passer mes nuits errantes. Dormir dans les stations métro ? Non,
j'ai trop peur de me frotter à des clochards crasseux et
débiles. » (UTAA, p.103). N'GangbetKosnaye quant à
lui, mue par l'illusion de la solidarité africaine, débarque chez
Jacko, un ancien étudiant Tchadien, dans l'espoir de trouver abri.
Malheureusement, l'accueil auquel il est confronté constitue pour lui
une désillusion. C'est dans un accent de regret qu'il relate cette
scène de rejet :
Ma valise sur la tête, je monte au premier niveau.
Je sonne en appuyant fortement. Un monsieur sort furieux :
« Vous êtes fou ? Qu'est-ce que vous me voulez à
cette heure-là ? ». Je m'apprête à lui
demander des excuses, mais le monsieur ferme violemment sa porte. Je monte
maintenant au deuxième niveau. Là je prends le soin de sonner
doucement sans trop insister. Une vieille femme, certainement une veuve, ouvre,
mais effrayée par la présence d'un nègre portant une
valise sur sa tête, elle s'enfuit sans fermer sa porte. Ayant aussi eu
peur, je monte plus vite pour arriver au troisième niveau. Je me dis
qu'il ne faut plus sonner. Alors je frappe doucement, mais assez longuement
quand même. La porte s'ouvre. Un jeune Noir de grande taille, cheveux
ébouriffés, sort de la chambre et dit :
- Ici Jacko ! Qu'est-ce qui ne va pas ?
- Je suis boursier du Tchad, réponds-je
intimidé. Je viens d'arriver et je viens vous voir comme L'Etudiant
tchadien nous le conseille.
- Mais on a retenu un hôtel pour vous loger pendant
les premiers jours ! Je ne peux pas vous garder. Je n'ai pas de
place !... (TDJT, p.138)
? toutes les portes frappées, N'GangbetKosnaye
n'a trouvé que rejet et déception. La gratitude et la compassion
qu'on témoignait à son égard durant ses séjours en
pays africains, il ne les rencontre guère dans cette France capitaliste
décrite précédemment par Mahamat Hassan :
« Profondément déçu et transpirant à
grosse gouttes [...] Jacko n'a pas daigné m'aider à transporter
la lourde valise ». (TDJT, p.138). Lui qui s'attendait à
une excuse de Jacko le lendemain, le revoit plutôt en train de
légitimer son acte de la veille. L'ancien étudiant Tchadien fait
comprendre à ses compatriotes que les réalités
françaises ne sont pas à confondre avec celles d'Afrique :
« Je dois vous dire que la vie en France n'est pas celle à
laquelle nous étions habitués chez nous, dans notre beau et
charmant pays. Chez nous, il y a de la place pour tout le monde. Ici, je n'ai
qu'une seule chambre... » (TDJT, p.139).
En sus de ces accueils mitigés qui leur
étaient réservés par leurs compatriotes, N'GangbetKosnaye
et Mahamat Hassan butent sur bien d'autres obstacles rendant difficiles leur
intégration. Mahamat Hassan évoque le racisme français
ambiant qui ne permet pas aux immigrés noirs d'accéder aux
emplois. Ainsi, étant sans abri d'alors, le personnage de Un
Tchadien à l'aventure décide de chercher du travail pour
pouvoir se payer un logement, mais jamais la providence n'a été
de son côté. Et ce, non pas à cause du manque de
compétence, mais à cause de la couleur de sa peau :
Je visite quatre à cinq agences de
recrutement par jour. [...] Le soir, je rentre toujours déçu et
exténué par la lecture prolongée des annonces et les
marches harassantes dans le métro. [...] Une fois, à
l'A.N.P.E. du deuxième arrondissement, je fais rire malgré moi la
jeune hôtesse qui me reçoit. Après avoir relevé
l'annonce qui m'intéresse, je prends soin de lui demander de
préciser à l'employeur que c'est un candidat noir, pour
éviter un déplacement inutile (UTAA, pp.101-102).
Les difficultés d'intégration
évoquées par N'GangbetKosnaye sont celles liées au
savoir-vivre. En effet, il se dégage de Tribulations d'un jeune
Tchadien que tout ce qui est valeur pour le personnage est vu comme
abomination par les Français qu'il a rencontrés. Ainsi, durant
leur premier jour à Paris, Kosnaye et ses camarades avaient eu du mal
à s'adapter. Leurs actes souvent interprétés comme
relevant de l'inconduite ne favorisent pas leur accueil. C'est ainsi que pour
avoir mangé trois plats de résistance d'affilé, sans
daigner même laisser les os de poulets, les jeunes étudiants
tchadiens seront renvoyés du restaurant. C'est dans un accent
humoristique que Kosnaye relate cette scène plutôt comique :
- Messieurs, commence la dame un peu gênée.
Tout à l'heure, j'ai oublié de vous demander où est-ce que
vous aviez mis les os de poulets que je vous ai servis.
- Nous les avons mangés. D'ailleurs, nous avons
trouvé qu'ils étaient tendres.
- Ça alors ! s'exclame-t-elle.
Un silence lourd s'établit. La dame s'en va en
secouant la tête
La voilà qui revient après une quinzaine de
minutes et redemande si elle peut enfin servir le dessert.
- Encore des steaks, madame.
- Oh non ! ça suffit, messieurs, ça
suffit comme ça ! Le cuisinier n'est pas votre esclave. [...] Vous
pouvez aller voir ailleurs.
- Mais madame c'est notre argent !
- Je m'en fous de votre argent ! (TDJT,
p.142)
La réaction de la française qui, apparemment,
naît de ce qu'un Français peut appeler manque de civilité
de la part de ses clients, est interprétée par Gago et ses amis
comme étant du racisme. Car, pour eux, « si c'était
un restaurant tchadien ou libanais, on pourrait manger tout ce qu'on
voudrait » (TDJT, p.14).
Malgré les multiples accueils désolants, tant du
côté de ses compatriotes que du côté des
Français, le narrateur de Tribulations d'un jeune Tchadien
estime, toutefois, que tous les Français ne sont pas forcément
mauvais. Ce jugement nuancé naît d'un accueil chaleureux que lui a
réservé la famille de son condisciple Charles, à Grenoble.
C'est lorsque cette famille attribue gratuitement un appartement à
N'GangbetKosnaye que celui-ci réalise qu'il pouvait exister des
Français aussi hospitaliers : « Emu, je ne
trouve pas assez de mots gentils pour remercier toute la famille. Je me mets
à balbutier. La famille comprend mon trouble qui les émeut
également. » (TDJT, p.144). Cet accueil singulier vient
une fois de plus ratifier notre hypothèse selon laquelle la question
d'accueil est individuelle et variable. Elle est donc liée à
l'humanisme de celui qui reçoit ; c'est pourquoi dans un seul et
même espace, il est possible que l'on puisse se heurter à des bons
et mauvais accueils à la fois.
Pour ce qui est de l'insertion du personnage en Asie,
il faut aussi signaler que Mahamat Hassan est le seul autobiographe parmi ceux
du corpus à parcourir l'espace asiatique (Syrie Liban). Les conditions
d'accueil qui relèvent de son séjour en Syrie sont
également peu fastes. En effet, le narrateur ne manque pas de souligner
les démêlés que lui et ses condisciples ont eus avec leurs
bailleurs. Ce mauvais accueil émane d'un traitement d'humeur que les
propriétaires infligent aux étudiants :
Nous avons parfois des démêlés
avec nos propriétaires. Un jour d'été, vers onze heures,
Baba Keïta, le Camerounais, descend précipitamment dans la chambre
pour me dire que les élèves voltaïques qui habitent le
quartier voisin font l'objet d'une expulsion abusive. Il insiste pour qu'on y
aille. [...] Arrivés sur les lieux, nous trouvons tout le monde en plein
déménagement. Les Voltaïques, le propriétaire de la
cave et son frère, en tenu kaki, transportent les affaires dans la rue.
Le spectacle est désolant. (UTAA, p.76)
Du reste, en dehors des regards
stéréotypés que les autochtones jettent sur lui,
l'insertion de Mahamat Hassan en Syrie a été difficile, eu
égard au conflit religieux en vogue dans ce pays. Ainsi, pour avoir
laissé pousser amplement sa barbe, Mahamat Hassan fera l'objet de
confusion et confrontation idéologiques. Cette barbe qui lui permet de
s'intégrer aisément d'un côté, devient motif de
rejet de l'autre. Pris dans ce tourbillon, le narrateur de Un Tchadien
à l'aventure exprime son étonnement :
Drôle de pays que la Syrie ! Le port de la
barbe, ici, crée une curieuse confusion. Les frères musulmans
vous croiront des leurs et les communistes aussi. Les premiers vous appelleront
akhi (frère) et les seconds rafig (camarade). Quant aux bâasistes,
du parti au pouvoir, ils éprouvent une haine profonde pour les autres.
Ce sont leurs ennemis jurés, même s'ils reconnaissent apparemment
certaine légalité au mouvement communiste. (UTAA, p.62)
Il est donc à retenir qu'en dehors de Zakaria
Fadoul qui n'a connu que déboires, les séjours de Mahamat Hassan
et N'GangbetKosnaye en Afrique sont couronnés de gaieté et
d'abondance. Pour ce qui est de leur insertion en Europe, les deux
autobiographes ont connu des séjours mitigés en dépit des
accueils chaleureux exceptionnels voués à N'GangbetKosnaye. En
Syrie, Mahamat Hassan beigne dans des conflits idéologiques qui rendent
difficile son intégration. Au regard de ces accueils complexes, il
serait juste d'admettre que la magnanimité n'est pas une affaire de
continent, de pays, ni de groupe mais une disposition personnelle.
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