2. Rôle du personnage dans le processus de son
intégration sociale
Dans le processus d'intégration, ce n'est pas
seulement la communauté réceptrice qui doit s'ouvrir, celui qui
veut être accueilli doit aussi être enclin à fournir des
efforts. Ces efforts peuvent être d'ordre moral ou physique. Ainsi, dans
Loin de moi-même, Un Tchadien à l'aventure et
Tribulations d'un jeune Tchadien, les personnages ont oeuvré
pour la nature (facile ou difficile) de leur intégration sociale en
terres étrangères. L'acception des valeurs de l'Autre et la mise
en oeuvre du savoir-faire sont des stratégies communes
développées par Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et
N'GangbetKosnaye.
1-3- Acceptation des valeurs de l'Autre
L'Autre, ce concept cher à la littérature
comparée, désigne l'altérité. Dès lors, est
autre, tout ce qui relève du différentiel. De là,
l'étranger est cet être perçu comme venant d'un autre
pays : il est cet individu qui a sa langue, sa culture, son système
de valeurs. Mais l'Autre est simplement ce qui paraît étrange, non
familier, c'est pourquoi humainement parlant, l'on a tendance à rejeter
ce qui est étranger. Ce rejet, très souvent, est motivé
par l'angoisse et la culpabilité qu'un sujet éprouve devant
autrui qui est susceptible de l'amener à réviser son
identité. Et pourtant, l'Homme a tendance de ne pas vouloir abandonner
ce qui constitue son être, sa personne, ses valeurs. D'où, le
rejet perpétuel de l'Autre. Cependant, pour qu'il y ait cohésion,
l'acceptation de l'Autre (malgré ses « limites »,
son « unité », sa prétendue
« pureté ») peut relever d'une
nécessité. Dans un débat télévisé
portant sur le thème `'Dieu et la République'',
où il était question de l'intégration des musulmans en
France, Nicolas Sarkozy s'adressant à l'islamologue-philosophe Tariq
Ramadan souligne cette évidence : « Quand on veut
s'intégrer, il y a la communauté nationale qui doit s'ouvrir mais
celui qui veut être accueilli doit faire un effort... »
(Sarkozy, Dieu et la République, 100 minutes pour
convaincre, France 2, Paris, France, 2003).
Durant leurs séjours en Afrique, en Europe et
aussi bien en Asie, Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye se sont,
dans certaines circonstances, pliés aux exigences de leurs milieux
d'accueil pour réussir leur intégration et, dans d'autres, ils
s'y sont opposés. Ainsi, pendant son séjour en Côte
d'Ivoire, malgré les contraintes, Mahamat Hassan s'était
efforcé à ne manquer aucune prière en groupe, question
d'éviter d'attirer les regards négatifs des membres de sa famille
d'accueil : « Je m'adapte petit à petit à mon
nouveau milieu. Toutes les prières s'accomplissent en groupe dans la
mosquée. La moindre absence est remarquée. La prière la
plus pénible est celle du matin qui se déroule à quatre
heures : il faut être vraiment courageux et pieux pour accomplir
cette obligation. » (UTAA, p.24). De même, étant au
Sénégal, Zakaria Fadoul ferme les yeux sur les attitudes
libertines de ses compagnons afin de préserver l'esprit de groupe :
« La scène me fut fort désagréable, je
voulus les quitter mais c'était contraire à mon savoir-vivre et
j'avais beau être émotionnellement faible, mon éducation
tenait bon.» (LDMM, p.77)
Le savoir-vivre et/ou l'éthique, c'est justement
ce qui détermine le caractère social de l'individu. A propos,
Philippe Hamon écrit :
Mode d'évaluation de la relation sociale
entre les personnages ; celle-ci est en effet toujours plus ou moins
ritualisée, et la relation interpersonnelle, relation entre sujets
individuels ou collectifs, est toujours médiatisée par des
normes, des morales, des arts de recevoir, de se présenter,
manières de table, théories et systèmes politiques,
conduites de séduction, rites de passage, étiquettes diverses,
contrats d'échange, tabous sexuels, etc...(HAMON, 1984, p.107)
Les autobiographes de notre corpus misent donc sur le
savoir-vivre pour s'intégrer. En Côte-d'Ivoire, Mahamat Hassan
conseille, de fait, un autre immigré qui peine à s'insérer
parce que refusant de se soumettre aux exigences de sa société
d'accueil :
Ecoute mon vieux, moi aussi je me suis trouvé
au début dans la même situation que toi. Je n'épouse pas
toutes leurs idées, encore moins leur attitude extravagante à
l'égard des autres musulmans. Mais moi, j'ai un but à
réaliser et je me soumets à leur mode de vie, aux règles
qui me plaisent comme à celles qui me déplaisent ! Il est
difficile de faire changer quoi que ça soit. Donc pour éviter une
rupture prématurée avec eux, je te conseille de te soumettre...
peut-être qu'ainsi, de l'intérieur, tu pourras atténuer
leur extrémisme. Enfin, un dernier conseil, évite surtout les
rites hebdomadaires des tidjani. (UTAA, p.41)
Fort de cette expérience, l'auteur de Un
Tchadien à l'aventure réitère ce conseil à un
autre immigré en Syrie. En effet, Raymond admettait mal le fait que son
ami le Syrien prenne le soin de mettre hors vue toutes ses soeurs avant de
l'inviter chez lui. Un acte sans doute culturel mais mal accepté par
l'Africain qui l'interprète comme relevant du manque de confiance et de
considération à son égard. Et Mahamat Hassan
d'intervenir : « Ecoute Raymond, ce n'est pas aujourd'hui
que tu as commencé à vivre avec les musulmans pour
t'étonner de leurs moeurs et de leurs coutumes. L'islam a toujours
interdit le mélange entre hommes et femmes, tu le sais bien, non ?
Ils ne vont pas modifier cela maintenant pour tes beaux yeux. »
(UTAA, p.96)
Tout porte à croire que le fait de vouloir
modifier, ici et maintenant, une mentalité préexistante,
ancienne, est une entreprise fastidieuse. Ainsi, pendant ses tiraillements au
Cameroun, Zakaria Fadoul se rend compte que la résistance face à
l'influence de la société d'accueil ne pourra qu'engendrer
conflits. Aussi opte-t-il pour un jeu de résignation face à la
police camerounaise : « Je comprends maintenant la fourberie
de ces interventions. Pour m'en sortir je dois jouer la résignation, la
soumission, j'essaye de l'apitoyer.» (LDMM, p.135). Plus Zakaria se
fait petit devant ses hôtes, plus sa situations s'améliore :
« Si je veux essayer de m'en sortir il faut maintenant essayer de
sourire avec ce Camerounais. » (LDMM, p.137).
Décider de suivre, opter pour la résignation, le
conformisme, permet de remédier à la rivalité qui pourra
naître entre l'immigré et ses hôtes. Cependant choisir cette
posture, c'est aussi accepter de tronquer une part de son identité
contre celle de l'Autre. Dans cette situation, certaines mentalités
préfèrent la sauvegarde de leurs valeurs au détriment de
la servitude. C'est le cas de N'GangbetKosnaye qui, en France, a choisi de
rompre le contrat de bail suite aux exigences de sa bailleresse qui lui
interdit de jouer la musique africaine :
Je commence ainsi à organiser mon style de vie.
J'ai pu louer une petite pièce dans l'appartement d'une vieille veuve de
80 ans. Elle (sic) est dure à vivre et ne veut absolument pas entendre
un petit bruit. Elle a surtout horreur de la musique congolaise. Dès que
je mets un disque de Franco ou de jazz, elle se précipite chez moi pour
me dire qu'elle ne supporte pas le bruit du tam-tam, cette musique, dit-elle,
« de sauvages». La cohabitation n'est pas facile. (TDJT,
p.143)
C'est aussi le cas de Zakaria Fadoul avec ses
compatriotes au Congo. En effet, les jeunes étudiants tchadiens
nouvellement atterris à l'université de Kinshasa, refusent de
taire leur orgueil pour se soumettre aux caprices des anciens. Ils choisissent
ainsi de livrer bagarre que de se faire humilier pour gagner une faveur. C'est
ainsi qu'il écrit :
« Ils criaient que nous étions dans
l'erreur ennous montrant récalcitrants, mais nous, nous trouvions qu'ils
étaient dans l'erreur de vouloir nous tondre et nous injurier sans
raison. » (LDMM, p.66)
En somme, l'acception des valeurs de l'Autre est un exercice
essentiel dans le processus de l'intégration de l'immigré.
Suivant cette voie qui chemine par le savoir-vivre, Zakaria Fadoul, Mahamat
Hassan et N'GangbetKosnaye ont pu se faire accepter dans leurs milieux
d'accueil. Il faut aussi retenir que cette option n'exclut pas la
contamination, voire la perte de l'identité de ceux-ci. C'est pourquoi,
lorsque les exigences emportent avec eux l'honneur et la dignité, les
trois autobiographes optent pour la résistance.
1-4- Mise en oeuvre du savoir-faire
Une fois en terres d'accueil et face à la
difficile condition de vie, l'immigré se trouve dans l'obligation
d'assumer ses responsabilités. Ainsi, pour subsister, la mise en oeuvre
du savoir-faire devient moyen adéquat. Dans les oeuvres de notre corpus,
Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye ont maintes fois eu recours
au travail pour remédier à leurs difficultés.
Lorsque privés de leur bourse par le gouvernement
tchadien pour des raisons idéologiques, N'GangbetKosnaye et ses
compatriotes n'ont pas hésité à se tourner vers la bourse
du travail. La quête de ces emplois est motivée par la
nécessité de subsister afin de pouvoir poursuivre la quête
de l'idéal. Et, en de pareilles circonstances, place n'est pas au choix
de la qualité du travail : « Pour subsister en France
et continuer à militer et à étudier, chacune des victimes
de la décision gouvernementale doit chercher un travail, un petit job en
langage estudiantin : garde barrière dans la banlieue parisienne ou
en province, veilleur de nuit surtout à Paris, gardiennage des enfants
dans les patronages, cours particuliers, plonge dans les
restaurants... » (TDJT, p.148)
C'est par ces « petits jobs »
dénichés çà et là lors de ses errances que
Mahamat Hassan arrive au bout de son objectif. En effet, depuis le Mali,
n'ayant plus d'argent pour effectuer la suite de son voyage, le personnage de
Un Tchadien à l'aventure voyait déjà la
nécessité de trouver du travail : « Oui, il
faut que je travaille, mais quel genre de travail puis-je faire ? Le Mali
est un pays où l'islam est solidement ancré. [...] Alors je crois
que je suis bien tombé : j'ai moi-même une formation
d'instituteur bilingue (arabe-français) et je pense trouver facilement
un poste d'enseignant dans l'une de ces medrassa... » (UTAA,
p.20). Dans presque tous les pays traversés, Mahamat Hassan a fait
valoir ses compétences pour gagner dignement son pain. Comme
N'GangbetKosnaye, face à l'insignifiance de la bourse, il consacre ses
vacances aux travaux afin de garantir sa rentrée de classe à
venir. C'est ainsi qu'il écrit : « La bourse
syrienne, comme je l'ai déjà dit, couvre à peine nos
besoins essentiels. Pour s'en sortir, il faut travailler pendant les grandes
vacances. [...] C'est ainsi que je me suis fait embaucher dans une
société franco-grecque qui entreprend un projet d'adduction d'eau
[...] Faute de qualification professionnelle, je suis recruté comme
simple manoeuvre. » (UTAA, p.92). Après l'enseignement au
Mali et en Côte-d'Ivoire, le creusage des canaux d'eau en Syrie, Mahamat
Hassan s'engage dans une usine à Paris. Ce « nouvel
emploi », comme l'indique le titre du récit, s'inscrit dans la
même logique de positionnement social : se payer une maison pour
éviter de traîner dans la rue. De là, l'angoisse de Mahamat
Hassan par rapport au manque du travail trouve toute sa justification :
Après un mois de boulot dans la
société de nettoyage, mon contrat expire avec le retour des
vacanciers portugais. Il me faut trouver un autre `'job'' au plus vite. [...]
Par l'intermédiaire d'une agence de travail temporaire, je suis
embauché dans une usine de fabrication de grandes boites de peinture.
Mon rôle consiste à ranger les couvercles de ces boites dans
d'énormes caisses. (UTAA, p.105)
? l'instar de Mahamat Hassan et de N'GangbetKosnaye,
Zakaria Fadoul, de même, se lance à la quête du travail
lorsque rien ne va. En effet, étant au Cameroun, n'ayant aucun refuge
parce que rejeté de partout, le personnage de Loin de
moi-même décide de voler de ses propres ailes. Comme Mahamat
Hassan au Mali, mais désespérément dans son cas, il se met
à la recherche d'un poste d'enseignant : « Je
décide alors d'aller d'école en école pour me renseigner
sur la manière de recruter les enseignants et sur les conditions
à remplir. Mais il faudrait qu'il y ait de la
place ! » (LDMM, p.110). ? la différence de Mahamat
Hassan et de N'GangbetKosnaye, la quête de « petits
jobs » qu'entreprend Zakaria Fadoul ne facilitent pas son
intégration (au Cameroun par exemple) parce que vouées à
l'échec. Las de se promener, le personnage juge utile de laisser
tomber :
Je me promène tout le temps avec des tissages que
le jeune fils du gardien m'a appris à faire. C'est un travail à
la fois artistique et commercial. Toute la journée je traverse la ville
de part en part, montrant mes confections à tous. Mais cela se vend mal
et il vaut mieux que je laisse tomber si je n'arrive pas à avoir un peu
d'argent pour mes sobres besoins. (LDMM, p.110)
Il convient de remarquer aussi que l'enjeu de la mise en
oeuvre du savoir-faire par l'immigré ne se limite pas seulement à
la nécessité de subvenir à ses « sobres
besoins » mais bien plus, cela peut aussi faciliter ses relations par
le travail bien abattu. Cette remarque est vraie dans le cas de Mahamat Hassan
qui, nous remarquons dans le récit, parvient souvent à gagner la
confiance de ses hôtes par la manifestation et la viabilité de son
savoir-faire. ?Soubré par exemple, il gagne la totale confiance de son
hôte par le travail mérité : « Ibrahim
apprécie beaucoup ma formation. Il me confie tout ce qui est relatif
à l'enseignement. » (UTAA, p.28). Aussi, faut-il le
souligner, si le séjour de Mahamat Hassan à Khorogo était
marqué du sceau de la plénitude, il faut avouer que cette
intégration réussie doit en partie à la mise en oeuvre du
savoir-faire du personnage. En effet, pour avoir réorganisé et
donné un cachet particulier à l'école de cette
localité dont la renommée ne dépassait pas le seuil de
l'établissement, Mahamat Hassan parvient à prendre place dans le
coeur de tous les habitants de son milieu d'accueil. C'est avec enthousiasme
que le narrateur de Un Tchadien à l'aventure parle de ce
chef-d'oeuvre, fruit de son imagination, qui lui a valu le prix d'une
intégration exceptionnelle :
L'écho de notre modeste école dépasse
déjà les frontières du pays sénoufo. Son importance
grandit de jour en jour. Les parents d'élèves, satisfaits, me
comblent de louange. La célébrité de notre école
est telle que des parents qui me rencontrent en cours de route ou quelque part
en ville, me promettent d'y envoyer leurs enfants à la rentrée
prochaine. D'autres prennent la ferme décision de retirer leurs enfants
des écoles françaises où ils poursuivent normalement leurs
études pour les inscrire chez nous. (UTAA, p.42)
Ainsi, par le travail abattu, la société
d'accueil juge de l'importance sociale de l'immigré. L'évaluation
témoignée à l'égard du personnage de Un
Tchadien à l'aventure par les habitants de Soubré et de
Khorogo, atteste de cette évidence. Hamon écrit fort à
propos du savoir-faire qui émane du travail :
Tout travail, en tant que rencontre d'un sujet et
d'un objet médiatisée par une compétence, une
expérience, un outil et un tour de main, pourra donner lieu à un
commentaire sur le savoir-faire du personnage (maniement correct ou incorrect
de l'outil, travail soigné ou bâclé, résultat
heureux ou ratage, etc.), commentaire porté soit par le narrateur, soit
par un autre personnage délégué à
l'évaluation, soit par le personnage du travailleur lui-même.
(Hamon, 1984, pp.106-107)
Il est donc à retenir que, par le savoir-faire, Zakaria
Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye ont pu se faire une place chacun
dans leurs sociétés d'accueil. Nous avons aussi vu dans cette
partie du chapitre que, dans les oeuvres de notre corpus, les conditions
d'accueil sont des données muables. Ainsi, le processus de l'insertion
sociale peut subir l'influence de par le rôle que joue le personnage,
candidat à l'intégration.
Au terme de ce chapitre où il était question
d'analyser les espaces migratoires évalués par les narrateurs de
Loin de même, Un Tchadien à l'aventure et
Tribulations d'un jeune Tchadien, et de dégager les conditions
d'accueil qui en ressortent, il convient de retenir que les évaluations
proposées par Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye sont
marquées du sceau de la subjectivité. Cela se justifie par
l'éclectisme dont ils font montre face aux spectacles du monde. Dans
leurs évaluations, les thèmes sociaux sont brocardés
(satiriques). La comparaison, l'oxymoron, le paradoxe, l'hyperbole et l'ironie
sont entre autres des procédés ayant accompagné leurs
jugements. En recourant à la synecdoque, ils sont parvenus, par
l'évocation des réalités morcelées, à coller
une image à chaque pays évalué. Images qui, avons-nous
précisé, s'inscrivent dans une période bien précise
de l'histoire. L'analyse des conditions d'accueil nous a aussi permis de voir
que certaines perceptions des espaces sont liées aux types d'accueil
auxquels se sont confrontés les autobiographes. Ces accueils, avons-nous
remarqué, sont variables ; c'est pourquoi dans les mêmes
espaces, en dépit des efforts personnels d'intégration accomplis,
les accueils réservés à Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et
N'GangbetKosnaye se recoupent et s'opposent à la fois.
|
|