1.4. Limite de l'accès au corpus
L'accès au corpus nous a été quelque peu
limité. En effet, la communication avec la rédaction fixe ne
s'est faite que par mail. En tant que pigiste, et donc en tant
qu'observateur-participant, notre accès s'est trouvé restreint
par la coupure spatiale qui existe entre la rédaction fixe et les
pigistes, la première située à Paris, et nous à
Rennes.
Une rencontre avec le rédacteur en chef a eu lieu au
tout début de notre travail en tant que pigiste, en juin 2013. C'est la
seule rencontre que nous avons eu en direct. Le reste de la communication se
fait par mail. Une majeure partie des informations sur l'entreprise sont issues
de cette rencontre avec le rédacteur en chef. Le reste provient des
informations disponibles sur internet, acquises via le backoffice du site, ou
provenant des échanges par mail avec le rédacteur en chef, seule
personne avec qui nous avons interagit. Qui plus est, ce premier
rédacteur en chef que nous avons rencontré n'est plus aujourd'hui
en poste chez PP. Nous n'avons jamais rencontré la personne qui viendra
la remplacer. Nous avons seulement échangé avec cette personne
par mail.
La communication par mail a souffert de certaines limites.
Principalement car la non réponse est difficilement interprétable
: les piges se faisant sous la forme de proposition, il est complexe de savoir
si une non-réponse équivaut à un sujet qui ne convient pas
à la ligne éditoriale, ou si le budget n'est pas suffisant pour
accepter l'article, ou même si le rédacteur en chef n'a pas vu le
mail, ou s'il l'a vu et proposé à la marque qui l'a
refusé. Également, le travail a été ponctué
par un changement de rédaction en chef au cour de notre recherche, sans
annonce de la part des actants du média vers les pigistes.
Cette complexité d'accès à l'information
illustre les difficultés de synchronisation dans cette forme
organisationnelle : au-delà de notre étude de corpus, nous avons
à faire face à des pigistes qui connaissent peu l'entreprise pour
laquelle ils travaillent, à la fois par un manque de retour sur leur
proposition que par un manque de contact direct avec l'ensemble de
l'équipe. Notre position d'observateur-participant en tant que pigiste
est révélatrice d'une complexité organisationnelle de
cette forme de travail.
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2. Internet, médias, territoires. 2.1.
Média et territoire
Internet 10 , en tant que tel, représente un
milieu dans lequel peuvent naître des médias, il est un «
méta-média », un média de médias. Nous
suivrons la définition d'un média dans le sens par lequel
l'entend McLuhan, c'est-à-dire comme une construction technique qui est
un « prolongement de nos sens » (1968:74) : avec Internet,
aujourd'hui, deux de nos sens peuvent être prolongés et
amplifiés de manière potentiellement infinie Ñ nous
pouvons potentiellement tout voir, et tout entendre. Nos autres sens pourront
bientôt se voir également prolongés par de nouvelles
technologies de présence à distance qui promettent un avenir
où nous pourrons tout toucher, des prototypes de
périphériques de smartphones diffusant de l'odeur sont
déjà sur le marché, et il y a fort à parier qu'il
en sera de même pour le goût.
Internet Ñ en tant que dispositif permettant le
prolongement des sens Ñ présente des possibilités de
création de médias, mais Internet n'est pas un média
per se, c'est un milieu dans lequel peut se produire l'apparition par
la création de nombreuses formes de médias, en tant que
construits par l'homme, afin de faire la médiation par le symbole entre
lui et une ou des expérience(s) événementielle(s) dont il
ne peut avoir l'expérience sensorielle directe11, par le
biais de représentation et de constructions symboliques, via des
dispositifs d'extension et de prolongement de ses sens. L'analyse du placement
des médias dans leur milieu, des constructions territoriales au sein du
milieu qu'est Internet est cruciale, puisque l'un comme l'autre sont des
vecteurs d'influence sur les rapports au monde. Comme le souligne Debray
(1991:30), « tel ou tel stock d'idées ne peut pas survivre dans
n'importe quel milieu, par n'importe quel médium. » Ainsi un
nouveau milieu, de nouveaux supports et de nouveaux médias sont-ils des
points cardinaux pour faire naitre et pérenniser de nouveaux paradigmes
spatio-temporels chez les actants du et des média(s), par leur impact
sur les dynamiques d'interactions symboliques12.
C'est au sein de ce prolongement en puissance de nos sens que
doivent se placer les organisations médiatiques de presse
numérique, qu'elles doivent créer leur territoire. Créer,
faire apparaître et faire durer un média sur le web, c'est lui
créer un territoire au sein de cet immense milieu qu'est
Internet, apposer des
10 Il existe effectivement une différente
fondamentale entre Internet et le web. Cependant, cette différence
n'était pas pertinente pour notre propos, nous avons choisi de ne pas
faire la différence entre ces deux termes, et d'utiliser invariablement
l'un ou l'autre de ces termes.
11 Nous suivons ici Adelmo Genro Filho « who claims that
journalism is a human activity that makes it
feasible to society every day knowing what happens inside her
own. » (cité dans de Carvalho,2012:169) Également :
« un événement va être rapporté,
raconté, avec une part inévitable de subjectivité dans la
vision comme dans la narration, à un récepteur qui n'a pas
été témoin de cet événement originel. »
(Lits, 2008:11)
12 Ce que souligne également Debray
(1991:156) « Un milieu historique se produit et se reproduit à
travers sa production symbolique. »
Colin FAY
« marques qualitatives », des « matières
d'expression » (Deleuze & Guattari, 1980:387-388) qui vont être
créatrices du territoire du média. L'écriture est
fondamentale pour le pure-player, en tant que cette dernière est le
mouvement créateur du territoire, par ce qu'il est à la fois flux
et sédimentation de traces13. C'est ce territoire qui permet
« la distance critique entre deux êtres de même espèce
: (de) marquer ses distances » : il permet d' « assure(r) et
rêgle(r) la coexistence des membres d'une même espèce, en
les séparant, mais il rend possible la coexistence d'un maximum
d'espèces différentes dans un même milieu, en les
spécialisant. » (ibid, 393-394) En d'autres termes, pour un
média de presse, créer son territoire est apposer des marques
qualitatives qui permettent à l'organisation de se distinguer du reste
des organisations de son « espèce » au sein du ou des
milieu(x) dans lesquels elle existe, mais aussi des autres «
espèces » avec qui elle entre en interaction (les
lecteurs-internautes et toutes autres parties prenantes).
Le territoire est cette apposition de marques qualitatives qui
ne deviennent constitutives du territoire que lorsqu'elles acquièrent un
caractère temporel et différentiel : un territoire, en tant que
système de marques qualitatives, n'existe que parce qu'il est pertinent
temporellement, et que parce qu'il permet de faire une différence entre
celui qui le porte et les autres au sein du ou des milieu(x) dans lequel il
existe, c'est-à-dire qu'un média « n'a d'existence ni de
signification seul, mais seulement en interaction avec les autres
médias. » (McLuhan,1968:45) C'est son caractère temporel qui
en fait une construction mouvante, insaisissable, en perpétuelle
transformation. Le définir est déjà le transformer, le
borner est déjà changer ses frontières.
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13Nous reviendrons sur ces points par la suite.
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2.2. L'information overload et
l'économie de l'attention
Ainsi, tout média n'a d'existence qu'en interaction
avec les autres médias. Cependant, les médias journalistiques,
qui se sont développés depuis leur origine selon un modèle
économique basé sur la publicité (l'étude Pew 2014
révèle que « le secteur des médias dépend
encore beaucoup de la publicité, qui génère près de
70 % de s(onÉ) chiffre d'affaire annuel », AFP, mercredi 26 mars
2014) doivent avec internet faire face à deux nouveaux concurrents
venant remettre en cause ce modèle économique antérieur :
à la fois les fournisseurs d'accès qui deviennent des supports
publicitaires mais n'ont pas à fournir de contenu14, mais
aussi aux sites proposant de l'information gratuitement, gérés
bénévolement. Face à ces nouveaux concurrents, les
stratégies territoriales deviennent de plus en plus importantes : par
une facilité d'accès tout autant que par la facilité de
partage, qui donne toute la pertinence à ce que l'on appelle depuis
Simon (1969) l'économie de l'attention, Internet crée une
immensité d'information, un « information overload »
(Simon, 1969:9)15, et l'attention devient une ressource rare,
c'est-à-dire que « la richesse d'information crée une
pauvreté de l'attention, et le besoin d'allouer cette attention de
manière efficiente. » (ibid:7, notre traduction) Les internautes
ont à portée de clic une immensité de sources
d'informations, un potentiel d'accès à des territoires plus
important que ce que leur temps allouable d'attention leur permet, et sont
eux-même à même de partager l'information avec une
simplicité à portée de tous. C'est pourquoi l'attention se
place au centre de ces nouvelles dynamiques du web :
« economies are governed by what is scarce, and
information, especially on the Net, is not only abundant, but overflowing. We
are drowning in the stuff, and yet more and more comes at us daily. That is why
terms like "information glut" have become commonplace, after all. Furthermore,
if you have any particular piece of information on the Net, you can share it
easily with anyone else who might want it. »
(Goldhaber,1997)16
L'expansion de l'économie de l'attention ne peut pas se
lire qu'au travers du spectre de la quantité d'informations produites
et/ou transmises. En effet, les caractéristiques des supports sont
également des facteurs de ce diptyque information overload /
économie de l'attention. Les supports se présentent de plus en
plus petits et mobiles tout autant qu'ils sont de plus en plus rapides, ce que
présageait déjà Debray (1991,218) : « toujours plus
de monde a accès à toujours plus d'information car toujours plus
légère et mobile », bien avant l'avénement des
smartphones, du haut débit et de l'internet mobile. Ainsi, les
barrières matérielles (temporelles et physiques) d'accès
à l'information s'effondrent, cet accès se faisant dans une
immédiateté et d'un même point : le temps de connexion
à un site hébergé près de soi est sensiblement le
même que celui de connexion à un site à l'autre bout
14 Étudier les médias de
Presse, cours de M2 EPIC, Le Moenne C. et Étudier les
communications organisationnelles, cours de M2 EPIC, Le Moenne C.
15 Aussi : « What counts most is what is most scarce
now, namely attention. » (Goldhaber,1997) et « There is
something else that moves through the Net, flowing in the opposite direction
from information, namely attention. » (ibid)
16 Également : « This is the world
of scarcity. Now, with online distribution and retail, we are entering a world
of abundance. And the differences are profound. » (Anderson,2001)
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du globe, le temps et la spatialité du mouvement
d'accès se dissous dans un mouvement qui est devenu celui de
l'information qui vient à l'utilisateur, plutôt qu'un utilisateur
qui va à l'information17 Ñ sommairement, le
modèle du média physique dans lequel le lecteur va chercher son
journal / magazine a laissé la place sur internet à un journal
qui vient au lecteur via ses dispositifs connectés. Même si avec
la télévision ou la radio le contenu vient à celui qui le
consomme, cette venue du contenu reste limitée par des contraintes
spatiales.
Cette dynamique d'information venant à l'utilisateur
s'exemplifie encore plus avec les RSN : sur ces derniers, les modèles de
Fil d'actualités (caractéristique de la majeure partie des RSN et
centre moteur de Twitter et Facebook) sont créateurs de dynamiques
d'informations envoyées aux lecteurs. Un profil écrivant envoie
un texte sur le réseau pour que ce dernier apparaisse dans les Flux
d'actualités auto-rafraîchis des lecteurs. En rafraîchissant
le Fil d'actualités, c'est l'information qui vient au lecteur et non
plus le lecteur qui va à l'information Ñ flux d'actualités
dépendants du support, puisque certains (notamment Facebook) sont
gérés par des algorithmes d'aide à l'attention, et si ces
algorithmes ne sont pas présents, ils répondent quoi qu'il en
soit à des règles spécifiques au RSN. Ainsi, quel que soit
le point de départ de l'écrit, il vient s'unifier dans l'espace
du Fil d'actualités. Il en va de même lorsque le lecteur va vers
le média : quel que soit le média, l'accès à son
territoire sur le RSN prend un temps de connexion semblable, peu importe le
média, la temporalité et la spatialité se trouvent
neutralisées.
Ainsi les lecteurs ont-ils un potentiel d'accès plus
grand que leur temps d'attention. L'attention, avec ces processus, est devenue
la ressource rare, et la concurrence plus affutée. L'enjeu majeur des
médias devient de capter et de garder cette attention des internautes,
puisque l'on passe « d'une économie matérielle de la
rareté et de biens propriétaires à une économie de
l'abondance dite `immatérielle' de biens ouverts, souvent gratuits.
»18 Dans ce modèle, il devient fondamental d'être
visible et d'être vu, car « dans le monde numérique, comme
dans celui qui l'a précédé, c'est toujours la
visibilité qui fait l'audience » (Sarino, 2007:20), et c'est
l'audience qui fait la richesse en attention. Comme le souligne David Eun,
responsable des partenariats de contenus chez Google à New York : «
Les internautes vous paient avec le temps qu'ils passent sur vos contenus, ils
vous paient avec leur attention. C'est cette attention, que les annonceurs
veulent ». (Janvier 0819 ) Le temps est devenu une ressource
rare, un enjeu stratégique pour les organisations médiatiques.
Capter le lecteur, construire une audience et la conserver, c'est capter de son
temps d'attention au maximum. Or, comme le soulignent Fogel & Patino
(2005,27) : « Internet offre une diffusion vers la terre entière,
mais ce gain d'influence se paye d'un moindre contrôle du temps.
»
17 « Là où je devais aller à la
trace, c'est elle, désormais, qui vient à moi. (É) Le
monde vient à moi en temps réel, sur mon écran (É).
Il y a alors coïncidence, toutes coordonnées spatiales
neutralisées, entre l'événement ou le document, sa saisie,
son traitement et sa réception. » (Debray,1991:217)
18Histoire et anthropologie de
l'Internet, cours de M2 EPIC, Serres A.
19 cité dans Histoire et
anthropologie de l'Internet, cours de M2 EPIC, Serres A.
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2.3. Territoire et enjeux territoriaux
Il devient donc central, du point de vue des organisations
médiatiques de presse, de faire converger les internautes vers leur
territoire, de capter l'attention des lecteurs Ñ c'est-à-dire
leur temps d'interaction Ñ au sein de leur territoire. L'attention est
un phénomène peu quantifiable, difficilement bornable, calculable
uniquement par le nombre de pages visitées sur le territoire, ainsi que
sur les quantités d'interactions sur les RSN. En quoi cette attention
est-elle valeur pour l'organisation ? Cette valeur se manifeste au travers de
deux enjeux territoriaux.
L'attention est créatrice de valeur monétaire.
Pour un média journalistique, support publicitaire, l'attention
crée une audience, et une audience des statistiques pour vendre de la
pub, directement (par encart publicitaire), ou indirectement, par partenariat
avec des marques ou autres organisations (publishing ou campagne
médiatique). Par exemple, un CMS comme WordPress offre la
possibilité d'un compteur d'affichage du nombre de vues d'une page, mais
aussi du nombre d'affichage des encarts publicitaires, ainsi qu'un compteur du
nombre de clics sur ces encarts. L'attention devient un enjeu de poids dans les
négociations monétaires20. C'est également
cette attention qui va présenter pour le média un poids
concurrentiel : c'est parce qu'il récolte une valeur attentionnelle
élevée qu'il va pouvoir continuer à (co)exister au sein du
milieu numérique, voir distancier ses concurrents. Aussi, l'attention
possède, dans une certaine mesure, une influence sur les comportements.
Goldhaber prend l'exemple de la conférence qu'il est en train de
prononcer, en posant une question et en demandant aux répondants de
lever la main. Avoir l'attention de son public lui permet d'influer sur des
gestes qu'ils accomplissent21. Sans attention, il n'aurait pu faire
réaliser ce geste : l'attention est légitimité. Avoir une
large attention permet de justifier auprès du public d'une
légitimité de la parole de l'organisation, en s'imposant dans
l'univers symbolique des lecteurs.
Les enjeux territoriaux sont de ce fait centraux dans
l'organisation médiatique, tout particulièrement les
organisations professionnelles engageant des fonds monétaires dans la
construction de leur territoire Ñ i.e. en engageant des acteurs
professionnels pour construire un territoire et des marques territoriales
à haute valeur attentionnelle, c'est-à-dire un territoire avec
lequel les lecteurs engageront un temps d'interaction relativement
élevé. Le territoire doit de fait avoir une dynamique double :
avoir une visée de public large tout en paraissant centrée sur le
lecteur individuel, construisant artificiellement l'illusion d'un territoire
pensé pour un lecteur unique, alors qu'il vise un spectre d'audience
large, autrement dit : « anyone who speaks or writes or seeks
attention in any way has to become something of a success in the special
rhetoric of persuading listeners, readers, and so on, that he or she is meeting
their individual needs, when in fact some of these needs have been artfully set
up in advance. » (Goldhaber,1997)
20 « If you have a lot of attention, you are a star
of one sort or another, and we all know that these days stars generally have
little trouble obtaining money in large amounts, (...) they can often influence
their publics or bankers to cough up many millions more. »
(Goldhaber,1997)
21 « What just happened? I had your attention and I
was able to convert it into a physical action on some of your parts, raising
your hands. It comes with the territory. That is part of the power that goes
with having attention. » (Goldhaber,1997)
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