III. Les dangers de notre recherche exploratoire :
Influence communicationnelle et limite méthodologique
Dans cette partie, nous tenterons d'établir les limites
de notre recherche exploratoire. Le premier volet s'intéressera à
l'importance relative de l'Entente dans l'immigration France-Québec. Un
des points que nous souhaitont aborder est l'analyse du bruit médiatique
qui a entouré les ARM. Le second volet portera sur les
difficultés rencontrées dans notre essai au niveau
méthodologique. Nous soulignerons la difficulté d'obtenir des
données exhaustives, et questionnerons notre choix d'utiliser l'aspect
quantitatif par rapport au qualitatif.
i. Beaucoup de bruit pour rien ?
L'intérêt porter aux relations
France-Québec, tant sur le plan institutionnel qu'individuel, nous a
incité à choisir l'Entente de reconnaissance mutuelle des
qualifications professionnelles comme sujet d'essai. Ce choix a
été accentué par l'impression d'être face à
un sujet porteur, novateur, important et peu étudié. Depuis la
signature de l'Entente, les deux gouvernements ont eu une communication
politique abondante sur l'accord et encore aujourd'hui toutes les rencontres
entre des responsables politiques français et québécois
abordent la question des ARM. Pourtant, cette médiatisation est
disproportionnée par rapport à ce que représente
quantitativement l'Entente. En effet, seulement 5 % au maximum de l'immigration
régulière par année a recours à un ARM et si on
prend l'ensemble de l'immigration France-Québec, c'est moins de 0.45 %
des immigrants qui sont concernés. Malgré cela, nous allons voir
que les médias, lorsqu'il est question de l'immigration
France-Québec, abordent souvent la question des ARM comme quelque chose
de central, particulièrement au Québec.
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Afin d'analyser le poids médiatique, nous avons choisi
de compter le nombre d'articles de journaux consacré aux ARM depuis
200733. Pour ce faire, nous utiliserons l'outil Eureka, qui
est un serveur d'information en ligne permettant d'avoir accès aux
articles publiés dans les principaux journaux.
Pour notre recension nous avons utilisé au
Québec les mots clés « entente France Québec »
qui doivent apparaître dans le titre des articles. Les articles qui
apparaissent portent donc spécifiquement sur l'Entente et non pas sur
l'immigration française ou québécoise de manière
globale. Au Québec, entre 2007 et 2013, pas moins de 38 articles ont
été publiés sur le sujet dans les journaux papier des
principaux quotidiens québécois (la Presse 6 ; le Devoir 11 ; le
Journal de Québec 4 ; le Soleil 3 ; le Journal de Montréal 4 ;
autres 11).
Pour la France nous avons choisi les mots clés «
Québec » et « mobilité » ou « immigration
» qui doivent apparaître dans le texte et nous effectuerons
l'analyse pour neuf quotidiens, dont un quotidien économique (les
Échos) et un quotidien régional (Ouest France). Les articles sont
donc plus généraux, mais nous ne relevons que ceux qui font
référence à l'Entente. Depuis 2007 il y a dix articles qui
ont été écrits sur le sujet dans le Monde, neuf dans le
Figaro, cinq dans le Parisien et dans la Croix, 3 dans Ouest-France, un seul
dans les Échos et libération et aucun dans l'humanité.
Notre recherche sur Eureka montre qu'il y a une différence dans
le traitement médiatique entre le Québec et la France sur la
place qu'occupe les ARM lorsqu'on parle de l'immigration France-Québec.
Si nous avions utilisé les mêmes mots clés que ceux pour le
Québec notre recherche aurait été réduite
drastiquement, par exemple, pour le Monde aucun résultat ne sort
lorsqu'on utilise « entente France Québec ».
En outre, l'utilisation du terme « immigration des
Français » est volontaire, attendu que sur l'ensemble des articles
analysés en France l'accord est toujours présenté comme
unidirectionnel. Au Québec, sur les 38 articles il n'y a que deux qui
s'intéressent à la question de l'immigration dans l'autre sens.
Le premier publié par la Presse du 23 mai
33 Un an avant la signature officiel de l'Entente
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2009, « Une carrière en France, ça vous
dirait ? ». L'autre le 15 juin 2012, par le Journal de Québec,
« ENTENTE FRANCE-QUÉBEC Une première infirmière
québécoise reconnue ». Il semble qu'on puisse faire un lien
entre cette présentation de l'Entente par la presse et la direction
qu'on a pu observer dans les flux migratoires résultants des ARM.
On constate aussi que les articles font souvent
référence à des domaines particuliers notamment
médicaux. Au Québec, huit articles sont consacrés
exclusivement au domaine médical. Sur les huit articles, quatre parlent
des médecins dont un article peu flatteur publié dans le Devoir
du 22 janvier 2008 intitulé « Lamontagne craint l'afflux de
médecins des colonies ». Il y a eu deux articles sur les
infirmières et deux sur les avocats. Notons un article sur les avocats
dans le Monde du 17 juin 2009, « Exercer au Québec, c'est possible
», une année avant que l'ARM ne rentre en application.
Sans revenir dans les détails, d'autres types de
médias ont consacré des sujets à l'immigration
France-Québec, et à l'Entente indirectement. Cette observation
d'autres types de source d'information, notamment la télévision,
confirme que les articles sont toujours orientés vers les
Français qui partent ou habitent au Québec. En France par exemple
le Journal télévisé de France 2, le 14 novembre 2012, a
consacré un grand reportage, « Québec, la
ruée des Français » de plus de 7 minutes. Au Québec,
Radio-Canada a consacré dans son journal télévisé
trois reportages de plus 8 minutes le 18, 19 et 20 février 2013 sur
l'immigration des Français au Québec.
Le traitement médiatique de l'immigration
française vers le Québec n'est pas en soi étonnant
puisqu'il semble y avoir effectivement un phénomène
spécifique d'immigration française au Québec. « Au
cours des dix dernières années, 30 000 immigrants français
se sont établis au Québec, soit le plus fort contingent national
devant l'Algérie, le Maroc et la Chine. Sélectionnés au
terme d'un long processus, les nouveaux arrivants ont en commun la jeunesse
(25-40 ans) ainsi qu'un haut niveau de formation et de qualification »
(Consulat général de France à Québec, 2013). Il est
évident que l'intérêt médiatique pour ce
phénomène s'inscrit dans le contexte global de mauvaise
santé du marché du travail en France. Avec plus de 10 % de
chômage, 24,6 % chez les moins de
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24 ans, les Français sont tentés par le chemin
du départ. Surtout chez les jeunes avec « [un jeune sur trois] qui
déclare avoir l'intention de s'installer à l'étranger
» (Opinionway, 2013 ; INSEE, 2013). Si l'intérêt
médiatique est logique, il est étonnant de voir que l'Entente
de reconnaissance mutuelle des qualifications professionnelles est
toujours citée, où mise de l'avant, alors même qu'elle ne
représente qu'une infime partie des 30 000 Français qui arrivent
par année au Québec.
On peut se demander si la place de l'Entente dans les
médias ne s'explique pas en partie par la communication politique que
les deux États, particulièrement le gouvernement du
Québec, ont développée à son endroit. Par exemple
au Québec, les sites internet gouvernementaux comme immigration
Québec où celui du ministère des Relations internationales
de la Francophonie et du Commerce extérieur affichent des onglets sur le
sujet directement sur leurs pages d'accueil plus de 5 ans après
l'accord. Pour le Québec, cette Entente semble être une vitrine
afin d'illustrer le souhait de recruter des personnes formées. Cette
démarche s'inscrit dans le cadre des deux derniers plans d'action du
Ministère des Relations internationales, La force de l'action
concertée et plus spécialement dans le volet sur Le
développement du capital humain. Il y énonce vouloir «
attirer et retenir davantage d'immigrants qualifiés » (Gouvernement
du Québec, 2006 : 56). Sans faire de lien direct avec la
problématique entourant le chômage en France, l'Entente prend
beaucoup moins de place sur les sites officiels, à l'exception du
Consulat de Montréal et de Québec.
Si la machine de communication politique a fonctionné
à plein régime, réussissant à ce qu'on parle
abondamment l'Entente dans les médias, il n'en est pas de même
pour les résultats. Pour le moment, aucune évaluation des
résultats n'a été publiée. Alors même
qu'à chaque rencontre entre dirigeant français et
québécois l'Entente est citée en exemple, ils sont
incapables de « déterminer si la politique est un succès, ou
si, au contraire, le problème subsiste » (Kübler et de
Maillard, 2009 : 17). En effet, dans ce genre d'Entente où l'on peut
utiliser « des évaluations quantitatives [É] objectives et
justes », notamment en comptant le nombre d'autorisations légales
d'exercer émises, il est essentiel de connaître les
résultats afin d'avoir la capacité de s'ajuster en cas de
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manque de réussite (Amar et Berthier, 2007 : 2). Il
semble que le Comité bilatéral France/Québec cherche
à faire un suivi chiffré puisque nous avons obtenu, lors de notre
entretien avec Monsieur Yves Doutriaux (secrétaire
générale du Comité bilatéral France/Québec),
un document papier (Annexe 1) portant sur le nombre d'autorisations
légales d'exercer émises au 31 décembre 2012. Est-il
possible que les gouvernements fassent de la rétention d'information ou
bien sont-ils confrontés à une difficulté de faire
remonter les chiffres afin d'être exhaustif dans leurs données ?
Soulignons que pour les politiques, cette Entente dans son fonctionnement est
particulièrement novatrice et permet de souligner la relation
exceptionnelle qui uni les deux États. Par la même occasion, cela
offre au Québec une occasion de faire un pied de nez au reste du Canada
attendu qu'un tel accord n'existe pas au sein même de la
fédération. Souligner la faiblesse des résultats
quantitatifs ne semble à l'évidence pas être une de leur
priorité.
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