Conclusion
Mea ultima culpa
C'est l'heure de l'ingratitude. Je voyage, j'analyse j'observe
et on pourrait bien croire que je rends un verdict. Je suis dans un
environnement, je m'y mêle et je m'en départis. Je tire des
conclusions, ou plutôt des positions, que j'attends être lues des
intéressés. Conclusions froides, plantées, ingrates en ce
sens que le papier les fige.
Je me suis rendu compte que le temps que je me suis imparti a
handicapé quelque peu ma méthodologie. J'ai intégré
de nombreux commentaires des habitants sur mon travail puisque je
développais celui-ci au fur et à mesure de mes entretiens et les
débats que j'ai pu tirer sur la science, l'autorité, la position
de pouvoir ont été soulevés par certains retours sur ce
que j'envisageais d'écrire. Mais je ne me suis donné que peu de
temps pour, une fois une rédaction achevée, la soumettre de
nouveau au commentaire : pour cela, il faut aller voir les gens, leur lire de
but en blanc ce que vous avez écrit, ce qui dédouble presque les
entretiens. Sinon, si j'envoie simplement mes notes, les laisse
imprimées pour les faire lire, les personnes peuvent donner leur avis
mais discutent moins de mes notes. Ensuite, il faut réintégrer
leurs commentaires. Et le processus peut être infini. Mais des recherches
géographiques, sociologiques, scientifiques peuvent-elles être
finies ? Elles ne peuvent dire que ce qu'elles font de faux. J'ai lu à
quelques paysans mes notes pour en discuter et les ai laissées aux
personnes qui disposent d'un bureau (associations, institutions) quand je ne
les trouvais pas sur place. Bien sûr, j'aurais mieux fait de les revoir
physiquement. Si cette démarche apporte beaucoup de précisions
à mes travaux : je n'en suis pas sûr. On peut se contenter de dire
qu'on est plutôt d'accord. J'ai rendu les paragraphes qui concernaient
les intéressés en premier chef, il est donc des chances -si je ne
me suis pas trop trompé- que ce qu'ils lisent sur eux ne porte pas trop
à débat. Montrer un autre chapitre risque de susciter davantage
de réactions. Risquera. Car ce n'est pas parce que la conclusion
s'écrit que tout doit être classé. Ce n'est
arrêté que pour la première présentation que j'en
ferai à l'université.
Cette conclusion, j'y viens. J'ai pris le cas du Plateau de
Millevaches pour regarder quelles formes de pouvoir émergeaient de la
population locale, de quelle façon les habitants pouvaient
décider de leur environnement.
J'ai supposé le contexte paysager assez peu
révélateur de ce pouvoir puisque les champs sont peu nombreux et
les résineux omniprésents bien que personnes extérieures
au Plateau puissent le considérer comme un espace protégé
et sauvage. S'il est vrai qu'on trouve des landes et
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tourbières, entretenues et maintenues par des troupeaux
(donc par des paysans), on remarque surtout l'étendue spatiale qui est
mangée par les conifères. Les données du Limousin font
même apparaître le Plateau comme un territoire dédié
aux résineux. Cette occupation des sols est bien un pouvoir qui
échappe aux habitant puisque la majorité de la surface appartient
à des non-habitants et est gérée par des
coopératives forestière. On peut même aller plus loin,
puisque le bâti, lui aussi n'est pas majoritairement détenu par
les habitants pour dire que la propriété est un frein aux pouvoir
des habitants sur leur environnement. Ce qui laisse champ libre à une
gestion industrielle, coloniale et très peu écologique des sols
et une confiscation du bâti qui limite un renouveau démographique,
condition essentielle du maintien des services primaires dans cette zone. Ceux
qui tirent des richesses, des capitaux du plateau de Millevaches n'y habitent
pas. Une redistribution de la propriété me paraît
essentielle sur le Plateau et pour ceux qui voudraient s'installer et pour ceux
qui y habitent sans presque avoir de terrain. Les tourbières et landes
font l'objet d'une gestion concertée entre le Parc Naturel (ou Natura
2000) et les paysans mais le reste des sols demeurent la proie de ceux qui les
veulent piller et ne font l'objet d'aucun partage, d'aucune concertation. La
détention du foncier doit être remise en cause ; certaines
associations -comme l'ARBAN- s'y attèlent et d'autres comme «
Nature sur un Plateau » revendiquent leur droit de décision quand
à l'environnement physique qui les entoure. Les habitants sont nombreux
à dire que les possédants extérieurs au Plateau sont un
problème, un moyen de domination sur leur espace de vie et
potentiellement sur leur vie ; reste à savoir si les possédants
(et exploitants comme les coopératives) trouvent juste cette situation.
Toujours est-il, selon Sophie Le Floch, qu'ils se conçoivent comme un
milieu fermé, sont favorables à la fermeture du paysage par
l'enrésinement et condamnent l'installation de « marginaux »
sur le Plateau contrairement aux habitants qui souhaitent l'ouverture du
paysage, le partage du terrain et s'ouvrent plus facilement aux touristes et
aux nouveaux venus [Le Floch, 2008].
Ces richesses qui échappent à la population du
Plateau et imposent une occupation rentable (pour les possédants
extérieurs) des sols ne sont toutefois qu'une position de pouvoir qui ne
sera réelle autant qu'elle sera adoubée. Car les habitants
disposent bien de leviers de pouvoir. Le premier d'entre eux est de s'associer
pour dynamiser le territoire : les associations et collectifs, en particulier
sociaux, sont en effet très nombreux sur le Plateau. Non seulement
sont-ils nombreux mais entretiennent-ils de forts liens entre eux ce qui leur
vaut une certaine reconnaissance, notamment auprès des institutions
locales : le Parc et les Communautés de Communes mais aussi
extra-locales : les départements, la Région, voire la Nation. Il
y a une réelle activité culturelle sur le Plateau de Millevaches.
Si j'avais pu apercevoir son existence,
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je n'imaginais pas les manifestations culturelles, les
débats être aussi nombreux sur le Plateau. Dans le domaine de
l'écologie, on trouve aussi diverses expériences.
Expériences qui marquent physiquement le paysage et obtiennent une
certaine reconnaissance, y compris scientifique. La culture libertaire
s'exprime, quant à elle, à travers le fonctionnement horizontal
des différents collectifs et à travers les médias. Elle
porte une organisation différente de celle des institutions où
les décisions sont perçues comme descendant d'une pyramide et
où l'expertise, la science, est proposée, voire imposée
à la population plus qu'elle ne lui est donnée ou n'en est
tirée. Des initiatives d'éducation populaire permettent cette
distribution des savoirs.
Cette force du tissu associatif et des revendications
environnementales marque le paysage culturel, l'environnement humain ; c'est
également le cas dans d'autres régions comme l'Intag en Equateur.
La culture, l'influence idéologique peuvent être
identifiées comme primordiales par certains auteurs comme Claude
Levy-Strauss ou Paul Claval.
Et c'est peut-être ceux qui utilisent le plus la culture
qui perçoivent le mieux leur pouvoir sur leur environnement. C'est un
moyen de se sentir acteur de sa propre vie, susceptible de participer à
des changements dans l'environnement local. Les habitants les plus
isolés, même lorsqu'ils disposent d'une propriété
importante semblent subir la faiblesse démographique régionale
sans se sentir la possibilité d'y remédier, se sentir spectateurs
de leur région davantage qu'acteurs intégrés à
l'environnement.
Cette intégration, plusieurs habitants l'ont
provoquée en adoptant un rythme de vie qui leur permet de s'extraire du
rythme industriel astreignant et accaparant. Dans le domaine agricole, la
gestion collective ou le couplage de l'agriculture à d'autres
activités peuvent permettre de dégager des loisirs dans une
profession qui est vécue comme en laissant peu. Ceux qui ne
perçoivent pas leur leviers de pouvoirs, ni ne font le pas vers les
leviers culturels peuvent se trouver exclus du dynamisme et des orientations
locales. Un des enjeux pour les collectifs ou les institutions locales est
d'apporter des services (ce qui est mis en place), des manifestations
culturelles à proximité de chez ces habitants en les y invitant
de visu... et sûrement organiser des possibilités de loisirs.
Malgré la réelle confiscation du paysage
physique, exception faite du petit patrimoine qui est soigné par les
habitants, des leviers de pouvoir sur l'environnement existent sur le plateau
de Millevaches. Ils sont liés à l'activité des collectifs
sociaux et donc saisissables davantage par les personnes qui ont des liens avec
ces collectifs. Leur nature est liée à la transmission du savoir,
de la culture, aux moyens de s'exprimer (comme les médias locaux) et
à la conception
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que le pouvoir puisse se passer de tête. Ce qui fait que
le Plateau n'est pas qu'un espace géophysique mais aussi un espace
social.
Je pense donc que le développement de ces leviers
culturels, des moyens d'expression pour chacun, des conditions souples de
travail -comme de propriété- qui permettent à chacun
d'investir le territoire et d'être l'environnement sont primordiaux quant
à la réalité de la démocratie, le pouvoir de
décision de chacun sur son lieu de vie. La répartition de la
propriété ne pourra se faire que s'il s'agit d'une demande
exprimée des habitants tout comme le changement de gestion
forestière. Demande qui débouchera sur des organisations mettant
en place des actions dans ce sens.
L'hypothèse que l'influence culturelle devient un
pouvoir local important quand il est utilisé reste à mon sens,
pour le moment, confortable. Qu'il puisse y avoir une présence du
plateau de Millevaches (comme de l'Intag ou du Larzac) à diverses
échelles dénote aussi d'une reconnaissance du pouvoir local. Mais
évidement, dans cette étude, je me suis concentré sur les
points de vue locaux puisque je voulais savoir comment, localement, on pouvait
décider de son environnement et le franchissement des échelles
reste soumis à la perception que peuvent en avoir des collectifs,
institutions ou habitants extra-locaux et aux discours qu'ils peuvent tenir sur
la localité en question.
Le pouvoir local peut-il se concevoir à
l'échelle locale ? L'environnement local est considéré
comme un espace d'autonomie, que l'on peut connaître et susceptible de
pourvoir à nos besoins. C'est un espace où l'on peut cultiver son
champ, s'exprimer, monter un projet. L'autonomie vis-à-vis des
échelles plus larges est vue comme un facteur de liberté, de
pouvoir sur soi-même, de refus de la domination mais l'environnement est
avant tout une question de dépendance. Dépendances qui peuvent
être comprises ou subies. Elles nous amènent à regarder non
seulement le pouvoir qui s'exerce mais celui qui se dilue. C'est ainsi qu'on
peut entendre les discours qui déclarent ne désirer ni d'impact,
ni d'influence, ni de pouvoir.
Si je veux considérer l'environnement comme un espace
vécu, est-ce que je peux vraiment le considérer comme local ? La
production de viande limousine n'est pas destiné au marché
limousin. Il existe, non seulement une dépendance entre toutes les
parties d'un environnement (au titre d'écosystème) mais entre les
différentes dimensions de l'environnement. Tout m'entoure et l'une de
mes premières dépendances est cette étoile autour de
laquelle je tourne et par laquelle je vois le monde, qui rend mon ciel ou clair
ou obscur.
Les relations se tissent à travers diverses
échelles ; dans le pouvoir des habitants sur leur environnement, il y a
le pouvoir d'environnements divers sur les habitants. Il est difficile de
revendiquer l'origine de l'influence.
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Les liens associatifs sont aussi nationaux et les diverses
rencontres et débats sur le Plateau font intervenir des personnes
extérieures. La culture mise en avant n'est pas qu'une culture locale,
fabriquée par les habitants. Le pouvoir culturel ne consiste pas
qu'à fabriquer sa propre culture mais à s'imprégner de
celles des autres. Un levier de pouvoir culturel saisi par des habitants
dépend aussi d'un pouvoir culturel à plus large échelle.
La dépendance engendre davantage de dynamisme que l'autonomie. La
communication avec l'environnement extra-locale est donc primordiale pour que
chacun ait du pouvoir sur son territoire.
L'énoncé de telles trivialités remet
toujours en cause la vanité dont on s'arroge de la fabrication d'une
conclusion.
Si un espace se reconnait comme dépendant d'autres
espaces, ce qui pourrait lui être accolée comme identité ne
lui est en rien due. La direction de ce que j'ai nommé pouvoir est, par
là même, abolie. L'erreur était déjà dans la
question : quel est le pouvoir de X sur Y. Je peux, une fois
considéré les dépendances, tout au mieux chercher comment
circule le pouvoir. Ou plutôt comment s'exerce l'impuissance si la
puissance réelle doit se trouver dans son non-exercice.
Les échelles des sociétés humaines, leurs
organisations, l'aménagement du territoire, devenu culturel et
humanisé une fois décrypté par des langues humaines,
peuvent tous se lire à travers le pouvoir, ou à travers
l'impuissance, des individus qui les composent.
Dimanche 13 mai,
Le pouvoir peut très bien faire de nous des
victimes. Nous pouvons nous concevoir comme telles : des victimes du pouvoir et
des victimes de l'environnement qui ne font que s'y mouvoir pour le servir
à d'autres. A moins que nous soyons le pouvoir. Que nous
considérions être une énergie plutôt qu'un corps, que
nous nous définissions dans le doute entre notre nature corpusculaire ou
ondulatoire. Comme la lumière. Dit comme ça, on
réserverait plutôt ce regard aux rapports amoureux, au
déplacement d'un cil qui doit vous mettre à genou. Comme un tyran
qui courbe l'échine pour recevoir sa couronne.
Je devrais réfléchir à mon pouvoir.
Parce que de la goutte de ce suc que j'aurais pu réclamer lors de mon
étude sur le plateau de Millevaches dépend l'orientation de mes
analyses et les limites qui vont nécessairement endiguer leur
justesse.
Alors, je réfléchis sur le pouvoir que
l'habitant peut avoir dans un endroit et je craindrais de parler de mon pouvoir
? Que dirais-je à leur place ? Evidemment, je n'ai pas envie
d'être une victime, je ne vais pas dire que je n'ai pas de pouvoir. Je
n'ai pas envie de croire que les lois
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ou les détenteurs de l'argent dirigent ma vie. Je
n'organise pas ma vie dans la croyance qu'ils ont le pouvoir. Mais que dire :
je veux vivre, moi aussi. Alors quoi : ne regarder à rien et travailler
n'importe où pour gagner de l'argent pour m'acheter le droit de dormir
et de manger. Ce confort n'est que le résultat de l'esclavage. Alors
j'ai vraiment du pouvoir puisque je peux choisir la direction de mon pas ou
l'expression de mon visage. Mais de quoi dépend encore ce pas ? Je n'ai
pas complètement choisi d'aller sur le plateau de Millevaches, et mon
sujet nait de ma dépendance aux discours sur la démocratie,
à la culture qui m'entoure. Et une fois sur place, est-ce que j'ai
encore l'autorité de mon étude ? Si je venais pour vendre des
carottes, aurais-je eu le même accès au territoire, la même
appréhension ? Si j'avais mis une casquette de vendeur de carottes en
gardant mes questions, aurais-je seulement tiré des réponses ? Je
ne vais quand même pas dire que j'ai eu du pouvoir sur le plateau de
Millevaches lorsque j'ai fait mon étude, ce ne serait que trop
prétentieux. Peut-être que mon étude peut avoir de
l'influence. Si je suis déjà déçu de dire que je
n'ai pas de pouvoir ? C'est donc, in fine, que j'en cherche ? Ou je cherche des
dépendances.
Grandeur et dépendance. Même si ce ne me sert
à rien, je peux faire le pari que je veux bien exister. L'origine du
pouvoir, ce ne peut pas être le prestige... Et je vais planter cette
graine, de mes mains la planter, pour être sûr que cette bonne
action, cet arbre planté, cet arbre qui va me survivre, que cette ombre
vienne de moi. Et on cueillera des fruits, on se nourrira de mon pouvoir.
Grandeur. Le prestige, qu'à cela ne tienne, j'ai voulu croquer les
fruits, moi aussi. J'ai voulu, par cet acte voulu, que d'autres croquent mes
fruits. Et pour croquer mes fruits, il fallait bien qu'ils ne les trouvent pas
ailleurs. Dépendance. C'était moi qui dépendais de leur
consentement à cueillir mes fruits, à ce que je propage mon
environnement. Et voilà que je veux contrôler l'environnement, ce
qui est bon, ce qui est comestible. Seul puisque je m'attire tant de monde par
mes actes, seul puisque je crois en ma science et en la perfection de mon
environnement. Alors il y a l'exercice de mon pouvoir depuis ma position
reconnue de planteur acharné, de bienfaiteur. Il y a mon pouvoir qui n'a
pour origine que mon ignorance. Puisque je ne sais plus rien de ce qui n'est
plus moi, puisque mon être commande. Décadence. Je n'ai plus que
ce pouvoir fictif qu'il me reste de mon action. Et on brise mon action plus
loin, simplement en vivant. L'arbre me survit et je me rends à la terre.
« Comptez mes trésors et mes actions, reconnaissez mon rayonnement
» ai-je l'air de dire depuis ma tombe. Saluez votre bienfaiteur. Et
battez-vous pour mon Empire.
Mais ce n'est pas moi qui aie existé, ce n'est pas
mon Empire. Pourquoi aurais-je voulu faire ça ? La domination a
balayé mon pouvoir, a balayé ma reconnaissance. Bienfaiteur
et
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dictateur, allons, plait-il, trouvez à cet homme
une identité. D'ailleurs ce ne peut pas être moi ; je ne plaide
pas en sa faveur. Regardez-le, il est couché sur son lit, imbibé
de sa drogue, la seule qu'il a fini par connaître. Ayez pitié car,
en réalité, c'est vous qui aviez du pouvoir sur lui et il ne
s'agissait pour vous que de lui tendre vos fruits, de ne pas croire que la main
qui enfouissait la graine faisait l'arbre. Mais l'eau qui l'arrosait, le sol
qui la nourrissait et les vers qui permettaient à la nourriture de venir
au sol.
Qu'on ne me doive rien, ce sera mon grand pouvoir.
Mais ce trésor, cet Empire, il reste encore
à vous le partager. Vous pourriez bien en faire quelque chose. Le
posséder, le dédoubler. Vous ne doutez pas que vous saurez en
user intelligemment, en répartir les bienfaits sur la
société. Que vous ferez la société plus grande, un
environnement à votre taille.
Le prix du confort n'est que celui de
l'éternité.
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