B- L'évolution du principe de
spécialité
L'évolution du principe de spécialité est
marquée, à la lumière des avis consultatifs, par deux
éléments essentiels. Il s'agit tout d'abord de l'émergence
commandée de la théorie des pouvoirs ou compétences
implicites et, ensuite, au plan international de la nécessité
pour les Organisations internationales de sortir de leur carcan de textes, qui
les réduit en un état d'inaction face aux faits assez
bouleversants, au nom de leur responsabilité internationale.
S'agissant d'abord de la théorie dite des
compétences implicites, il est question d'une interprétation
extensive du principe de spécialité. D'origine
jurisprudentielle52, les compétences implicites,
opposées aux compétences d'attribution limitées aux textes
fondateurs de l'organisation, ne résultent d'aucun acte juridique
pertinent mais se déduisent des dispositions des textes constitutifs.
Le but visé en réalité par la
théorie des compétences implicites est de permettre justement
l'effectivité institutionnelle de l'organisation c'est-à-dire
permettre à l'organisation d'accomplir sa finalité53
lorsqu'il parait exister des handicaps d'ordre textuel, du fait du mutisme de
son acte constitutif, pour son action dans une situation donnée.
L'exemple de la pratique des institutions financières est assez
éloquent lorsque celles-ci subordonnent à l'octroi de leurs aides
aux Etats le respect scrupuleux des droits de l'homme et les principes de la
démocratie et de la bonne gouvernance54.
51KPODAR (A.), Op. cit., p. 60 - 61.
52 Les compétences implicites d'origine
jurisprudentielle (cf. Affaire Mc Culloc V/ Maryland de 1819 relative à
la répartition des compétences entre l'Etat fédéral
et les Etats fédérés), sous-tendent l'existence de
compétences au profit de l'organisation même si elles ne figurent
pas expressément dans les compétences à elle
attribuées dans l'acte constitutif. Leur déduction
nécessite une interprétation extensive des textes constitutifs.
Voir dans ce sens, Responsabilité pour les Etats des dommages subis au
service des NU, AC, 11 avril 1949, Recueil CIJ 1949, p. 182 ; Certaines
dépenses des NU, AC, 20 juillet 1962, Recueil CIJ 1962, p. 151.
53ROUSSEAU (Ch.), Droit international
public, Tome II, Paris, Sirey, 1974, pp. 453, 461.
54FIERENS (J.), « La
violation des droits civils et politiques comme conséquence de la
violation des droits économiques, sociaux, culturels », RBDI,
1999, p. 46-57.
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La Cour a dans plusieurs de ses avis consultatifs reconnu au
profit de certains organes des Nations Unies l'existence de compétences
implicites. Dans son avis de 194955 s'agissant de la capacité
de l'ONU à présenter une réclamation internationale, la
Cour a relevé dans un premier temps que cette compétence
appartient initialement aux Etats et que même si la Charte n'a pas
reconnu cette compétence explicitement à l'organisation,
étant donné que la question de la personnalité juridique
n'est pas tranchée par les termes de la Charte, il s'est
avéré utile de considérer les caractères que
celle-ci a entendu donner à l'organisation. Dans cette démarche,
la Cour passant en revue les missions assignées à l'Organisation
par les Etats (article 1 p4 ; article 2 p5), retient « Qu'on doit admettre
que ses membres, en lui assignant certaines fonctions, avec des devoirs et les
responsabilités qui les accompagnent, l'ont revêtu de la
compétence nécessaire pour lui permettre de s'acquitter
directement de cette fonction » et conclu que « La compétence
de l'organisation à assurer une protection de ses membres est
nécessairement impliquée par la Charte »56.
Pour répondre à la question qui lui était
posée à savoir si certaines dépenses autorisées par
l'Assemblée générale étaient des dépenses de
l'organisation au sens du Paragraphe 2 de l'article 17 de la Charte des
Nations-Unies, et sans se cantonner dans la définition des concepts (il
était question du sens des dépenses, de certaines
dépenses, du budget etc.), la Cour a examiné le problème
général de l'interprétation de l'article litigieux
à la lumière de la structure d'ensemble de la Charte et des
fonctions assignées à l'Assemblée générale
et au Conseil de sécurité57 et est parvenue à
la conclusion selon laquelle « les dépenses doivent être
appréciées d'après leurs rapports avec les buts des
Nations-Unies, en ce sens que si une dépense a été faite
dans un but qui n'était pas l'un des buts des Nations-Unies, elle ne
saurait être considérée comme une dépense de
l'organisation »58. Etant donc donné que ces buts
tels
55Réparation des dommages subis au service
des Nations Unies, AC, 11 avril 1949, Recueil CIJ 1949.
56DISTEFANO (G.) et BUZZINE (P. G.),
Bréviaire de jurisprudence internationale, les fondamentaux du droit
international public, Bruylant, Bruxelles, 2005, p. 236-237. « Comme
la commission européenne n'est pas un Etat, mais une institution
internationale pourvue d'un objet spécial, elle n'a que les attributions
que lui confère le Statut définitif, pour lui permettre de
remplir cet objet ; mais elle a compétence pour exercer ces fonctions
dans leur plénitude, pour autant que le Statut ne lui impose pas de
restriction » compétence de la Commission européenne de
Danube, AC, 1927, CPJI, Série B N° 14, p. 64.
57 Il a été soutenu devant la Cour
que dans les circonstances où il s'agit du maintien de la paix et de la
sécurité internationales, seul le Conseil est autorisé
à prendre une décision prescrivant une action et le pouvoir de
l'Assemblée Générale se bornant à discuter,
examiner, étudier et recommander, celle-ci ne peut pas imposer
l'obligation de couvrir des dépenses qui résultent de la mise en
oeuvre de ses propres recommandations.
58Certaines dépenses des Nations Unies, AC,
20 juillet 1962, Recueil CIJ 1962 ; DISTEFANO (G.) et BUZZINE (P. G), Op. cit.,
p. 374-390.
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que énoncés dans la Charte sont très
larges et illimités, il va s'en dire que les pouvoirs
conférés pour les atteindre revêtent également ce
caractère.
La Cour n'a pas manqué de relever l'existence de
compétences implicites dans l'affaire « Conséquences
juridiques pour les Etats de la présence continue de l'Afrique du Sud en
Namibie nonobstant la résolution 270 du Conseil de
sécurité »59 lorsqu'il a été
soutenu en l'espèce que le pacte de la SDN (article 22) ne
conférait pas au Conseil le pouvoir de mettre fin à un mandat en
raison d'une faute du mandataire et que les Nations Unies ne sauraient donc
exercer un tel pouvoir puisqu'elles n'ont pu hériter de la SDN de
pouvoirs étendus que celle-ci n'en avait. Elle retient qu'il «faut
voir avant tout dans l'ONU, successeur de la SDN, agissant par
l'intermédiaire de ses organes compétents, l'institution de
surveillance qui a compétence pour se prononcer, en sa qualité,
sur le comportement du mandataire à l'égard de ses obligations
internationales et pour agir en conséquence ».
La Cour a aussi et très souvent, face à
l'objection faite à sa compétence pour se prononcer sur des
questions et affaires qui lui sont soumises, évoqué cette
théorie de compétences implicites pour fonder sa
compétence.60
Mais, la théorie des compétences implicites n'a
pas été toujours retenue. L'espèce relative à la
menace ou à l'utilisation des armes nucléaires en est une
illustration. La Cour affirme que «Reconnaitre la compétence de
l'OMS de traiter de la question de la licéité de l'utilisation
d'armes nucléaires, équivaudrait à une négation du
principe de spécialité et une telle compétence ne saurait
en effet être considérée comme nécessairement
impliquée à la constitution de l'organisation au vu des buts qui
ont été assignés à cette dernière par les
Etats»61.
59 AC, Conséquences juridiques pour les
Etats de la présence continue de l'Afrique du Sud en Namibie, 21 juin
1971, Recueil CIJ 1971.
60 En effet le caractère permissif de
l'article 65 permet à la Cour d'apprécier
discrétionnairement sa compétence à se prononcer par avis
sur certaines questions. Dans la plupart des cas, la Cour a toujours soutenu
qu'entend qu'organe judiciaire des NU, elle ne peut se refuser de se prononcer
sur des questions qui lui sont posées même si celles-ci n'ont
directement pas un aspect juridique, son avis peut concourir à
résoudre des aspects typiquement juridiques de certaines situations
complexes. Cf. Affaire du Statut de la Carélie Orientale, 23
juillet 1923, CPJI, Série B, n°5, p. 29 ; AC, interprétation
des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie,
1950, p. 72.
61Licéité de l'utilisation des armes
nucléaires par un Etat lors d'un conflit armé, AC, 08 juillet
1996, Recueil CIJ, 1996.
28
Le principe de spécialité a été
largement influencé par la nécessité faite aux
organisations internationales de mener certaines actions sur le plan
international sous peine de voir leur responsabilité engagée (du
fait de leur action ou même de leur inaction) à la lumière
des obligations du droit international. Si dans la première
hypothèse, il s'est agi d'une interprétation extensive du
principe de la spécialité, dans ce second aspect, la rupture se
révèle être beaucoup plus brutale62.
Les missions des organisations internationales issues de leur
acte créateur ou soit expressément ou simplement
impliquées induisent à leur profit la capacité à
être sujet de droit laquelle reste distincte de celle des Etats
fondateurs.
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