B- La fiction utile de la compétence
discrétionnaire de la Cour
La notion de discrétion exprime d'une manière
générale l'idée que l'agent ou l'organe
intéressé apprécie, à sa guise,
l'opportunité et les modalités de l'exercice d'une faculté
ou d'une action. Cette approche générale de la notion de
discrétion a connu une véritable mutation en raison des
déviations qui découlent de sa mise en oeuvre. En effet, certains
doctrinaires ont estimé qu'il était scandaleux d'envisager une
certaine discrétion sans aucune limitation. Or, encadrer l'exercice de
cette liberté reviendrait à nier son existence
même119. L'encadrement de la
compétence discrétionnaire soit par des normes commande de
distinguer entre la compétence discrétionnaire
libérée de toutes contraintes du pouvoir d'appréciation
qui reste contrôlable au plan juridique.
La doctrine n'est non plus unanime s'agissant de la
compétence discrétionnaire de la Cour à donner ou non un
avis malgré le fait que celle-ci n'a jamais cessé de la
réclamer et de l'affirmer (même si dans la pratique il en va
autrement).
L'article 65 du statut de la Cour précise qu'elle
« peut » donner un avis consultatif sur toute question juridique. La
Cour a, à plusieurs reprises cité cette disposition du statut de
la Cour qui lui reconnait le pouvoir discrétionnaire à donner ou
pas un avis. Dans l'affaire relative à la licéité de la
menace ou de l'emploi de l'arme nucléaire introduite par
l'Assemblée générale en 1996, la Cour relève «
Qu'elle peut donner un avis consultatif (...) comme..., son statut lui laisse
aussi le pouvoir discrétionnaire de décider si elle a
établi sa compétence pour ce faire ». Il s'agit là
d'une affirmation constante de la Cour120. Il faut
relever que dans l'Avis relatif à l'interprétation des
traités de paix conclus entre la Bulgarie, la Hongrie et le Roumanie
(première phase 1950), la Cour, en évoquant l'Article 65 de son
Statut, a précisé qu'elle « A
119 Avec l'avènement de l'Etat de
droit, la doctrine, surtout germanophone, a contesté le caractère
absolu du pouvoir discrétionnaire. On a estimé que la
compétence discrétionnaire doit être encadrée soit
par des normes ou guidée par l'objet ou le but (la finalité) de
l'ordre juridique. Le pouvoir discrétionnaire devient dès lors un
pouvoir-devoir.
120 Voir les affaires : Certaines
dépenses des Nations Unies (1962) ; Conséquences juridiques pour
les Etats de la présence continue de l'Afrique du Sud en Namibie
(Sud-ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de
Sécurité (1971) ; Sahara Occidental (1975) ; Demande de
reformulation du jugement n° 333 du TANU (Yakimetz) (1987)
60
le pouvoir d'apprécier si les circonstances de
l'espèce sont telles qu'elles doivent déterminer à ne pas
répondre à une demande d'avis ». C'est en 1962 que la Cour
va affirmer le caractère large de sa compétence
discrétionnaire, « Le pouvoir qu'a la Cour de donner un avis
consultatif procède de l'article 65 du Statut. Ce pouvoir ainsi
attribué a un caractère discrétionnaire ».
Cette discrétion affirmée par la Cour est
diversement appréciée par la doctrine. Tandis que, le premier
courant estime que la compétence discrétionnaire de la Cour est
large et presque illimité121, le second
courant trouve certaines limites à cette compétence
discrétionnaire tout comme la Cour elle-même l'a fait. Il
évoque en occurrence les raisons décisives pour limiter la
compétence de la Cour122. Le
troisième courant quant à lui, nie catégoriquement
l'existence d'un quelconque pouvoir discrétionnaire au profit de la Cour
estimant, qu'une fois que sont réunies les conditions définies
par la Charte et le Statut de la Cour, il ne revient pas à celle-ci,
organe judiciaire, de juger de la recevabilité de la requête.
Selon Scelle (G.), « La Cour étant un organe judiciaire, elle ne
peut se refuser de donner un avis quand une requête tombe dans un domaine
de sa compétence »123.
La Cour elle-même relance les débats lorsqu'elle,
en même temps qu'elle affirme sa compétence
discrétionnaire, relève que la réponse à une
requête d'avis constituant sa participation à l'action de
l'Organisation, elle ne devrait pas en principe être
refusée124.
La Cour indique que seules les raisons décisives
(copellingreasons) pouvaient justifier son refus à donner un avis. La
notion de copellingreasons évoquée par la Cour qui renvoie
à la protection de son intégrité judiciaire couvre
plusieurs aspects. D'abord l'incompétence de la Cour pour des raisons
dites décisives peut être relative à son
incompétence personnelle,
121 Pour Kelsen, «Under Article 65 of
the statue the Court is only authorized, not obliged, to give an advisory
opinions. The Court may, for reasons completely within its discretion, refuse
to give advisory opinion requested in conformity with the Charter and the
Statute», Kelsen (H.), the Law of United Nations, Londres, 1950,
p. 549.
122 Voir, Nguyen Quoc Dinh, Daillier (P.),
Pellet (A.), Droit international Public, 5éd., Paris, 1994, p.
857 ; Daillier(P.), dans : Cot (J.P.), Pellet (A.), La Charte des Nations
Unies, 5éd., Paris, 2002, p. 1292-1296.
123 Pour Abi-Saab (G.) « Si elle est
compétente, la Cour ne peut refuser de donner un avis que pour des
raisons qui touchent à la recevabilité général,
c'est-à-dire à la protection de son intégrité
judiciaire. Il n'y a donc pas de discrétion parce que
l'appréciation de la Cour ne peut porter que sur les limites de la
fonction judiciaire » in Observations de Abi-Saab (G.), Avis relatif
à la Licéité de l'utilisation des armes nucléaires
par un Etat dans un conflit armé (OMS), Audience publique du 1 novembre
1995, Compte rendu, CR 95/23, p. 18-29.
124 Cette position a été
affirmée dans les affaires : Certaines dépenses des NU (1962) ;
Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de
l'Afrique du Sud en Namibie (Sud-ouest africain) nonobstant la
résolution 276 (1970) du Conseil de Sécurité (1971) ;
Sahara Occidental (1975) ; Applicabilité de la section 22 de l'article
VI de la Convention sur les privilèges et immunités des NU
(1989).
61
matérielle ou temporelle. L'incompétence de la
Cour peut être due à l'incompétence de l'organe qui la
saisit125. Le refus de donner un avis sur la base d'une
incompétence matérielle a été relevé par la
Cour dans l'affaire relative à la Licéité de l'utilisation
des armes nucléaires par un Etat lors d'un conflit
armé126. En l'espèce la Cour est arrivée
à la conclusion qu'il n'existe pas de rapport entre l'objet de la
question et l'activité de l'organisation requérante aux termes
des dispositions de l'article 96 de la Charte.
D'autres raisons qui peuvent justifier le refus de la Cour
à donner un avis sont liées non à la compétence
mais à la recevabilité de la demande. Il est question ici des
« limites qui s'imposent lorsque la Cour est appelée à agir
d'une manière qui dépasse ou qui est incompatible avec ses
pouvoirs tels qu'ils sont tracés par le Statut et le Règlement et
par la notion même de la fonction judiciaire »127. On
range dans ces raisons liées à la recevabilité de la
demande les affaires relevant essentiellement de la compétence nationale
des Etats, les affaires qui conduiraient la Cour à trancher au fond un
litige pendant.
Il apparait, de tout ce qui précède, qu'il ne
s'agit que d'une fiction-utile la prétendue discrétion de la Cour
à donner un avis. En effet, et comme le souligne Kolb (Robert), «
la discrétion suppose un résidu de libre choix qui ne se laisse
pas à des considérations de droit. Il y a dans toute
discrétion un irréductible élément
d'opportunité impossible à enserrer dans des conditions
objectives »128. Or, il est évident que, d'abord, en
matière consultative, une fois que la Cour est saisie, elle doit
appliquer la norme selon laquelle elle peut refuser de donner suite favorable
à la demande. Ensuite, des considérations objectives relatives
à la sauvegarde de l'intégrité judiciaire de la Cour
dictent l'attitude à adopter face à une demande d'avis.
Somme toute, l'intégrité judiciaire de la Cour
que vise la prétendue « compétence discrétionnaire
» pouvait être garantie par des raisons spécifiques
conjuguées avec la finalité objective de la Cour.
125 C'est le cas dans l'Affaire du Statut de la Carélie
orientale où il était question de la position de la Russie qui
n'était pas encore membre de la SDN et n'avait pas donné son
accord pour que le différend sois traité par le Conseil. On peut
relever qu'il s'agissait en l'espèce d'une incompétence mixte
(personae et materiae).
126 Voir, Avis, Armes nucléaires (1996 OMS).
127 Voir, Abi-Saab (G.), ibid. p. 147.
128Kolb (R.), « Prétendue
discrétion de la CIJ de refuser de donner un avis consultatif »,
RADIC, décembre 2000, Tome 12, N°4, p. 810.
62
La moindre utilisation de la fonction consultative de la Cour
se trouve être encore accentuée par d'une part la grande
importance accordée à la concurrente fonction contentieuse et
d'autre part par la prolifération des autres moyens et institutions de
règlement pacifique des litiges.
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