PARTIE III : Critique de la décroissance
Le mouvement de la décroissance se targue d'être
une véritable alternative au modèle dominant de la
décroissance. Toutefois, afin de ne pas se laisser berner par
d'éventuelles illusions et de voir en la décroissance le
remède, unique et indispensable, aux maux de notre temps, il est apparu
nécessaire d'en opérer la critique. Dans le même temps,
opérer cette démarche critique permettra de
réfléchir aux apports indéniables de la
décroissance, la « substantifique moelle » en somme.
La critique s'est voulu constructive, en ce sens qu'elle prend
en compte les failles de la croissance et les idées des partisans de la
décroissance au lieu de les ignorer ; elle laisse donc de
côté les arguments des modèles de croissance (Rostow,
théorie de la croissance endogène...) eu égard aux
problèmes indiscutables qu'ils entraînent et que nous avons
déjà envisagés.
1) L'absence de vision macro-économique
Cette idée peut paraître surprenante : les
décroissants ne rejettent-ils pas eux-mêmes l'existence d'une
vision économique (ou plus précisément, «
économiste ») globale ? Certes, mais on peut leur rétorquer
que concevoir la discipline, l'outil de réflexion qu'est la
macroéconomie comme le simple vecteur d'une pensée productiviste
est singulièrement réducteur et quelque peu paranoïaque. Au
contraire, la macroéconomie permet de comprendre les dynamiques et
relations unissant l'ensemble des agents du système économique et
de trouver une solution aux problèmes se posant. Or, les
différentes propositions des mouvements et auteurs favorables à
la décroissance éludent rapidement cette question. Comment
réagir, si la baisse de la consommation entraîne une baisse de la
production, et donc chômage et potentiellement pauvreté
forcée pour des milliers de personnes ?
De même, certaines des solutions avancées pour
réduire l'empreinte écologique (prendre peu sa voiture, acheter
« bio ») ne sont-elles pas inenvisageables, en raison du
surcoût qu'elles entraînent, pour les ménages les moins
aisés ? Penser global permet ainsi de toucher des problématiques
très concrètes qu'oublient de résoudre les
décroissants, à force de dédaigner les
23
instruments économiques courants.
Plus fondamentalement, en remettant en cause la croissance
« démesurée » et le « productivisme à tout
crin », les décroissants ne songent pas que ce profil de croissance
est lui-même inscrit dans un modèle plus général de
capitalisme libéral, caractérisé par la primauté
donnée aux marchés, l'ouverture aux échanges
extérieurs et à la propriété privée :
remettre vraiment en cause la croissance reviendrait à remettre en cause
tout cela. Or, quel modèle global proposent-ils ? Souvent, leurs
propositions gardent le cadre et ne modifient que des portions, ce qui souligne
selon Jean-Marie Harribey « l'incapacité à penser
simultanément la critique du productivisme et celle du capitalisme :
seule la première est menée, mais sans qu'elle soit
rattachée à celle des rapports sociaux dominants
»53.
S'agissant de la préservation des ressources
naturelles, les objecteurs de croissance ont le mérite de rappeler la
loi de l'Entropie qui fait prendre conscience de la finitude inéluctable
des ressources naturelles. Mais là est également leur faiblesse :
les mouvements et auteurs ne s'accordent pas sur le moyen de pallier à
cette consommation inéluctable, pas plus qu'ils ne proposent un objectif
clair de décroissance économique. L'association
ATTAC54 se saisit d'ailleurs de ce point et critique vertement le
flou qui entoure la question de la décroissance ou non de la production
et ironise : il faudrait « sortir d'une économie de croissance qui
n'est pas une décroissance de la production dans une
société de décroissance ». Le problème, plus
large encore du « développement » des pays du Sud, qui
provoque d'intenses débats au sein de la mouvance, n'est pas non plus
résolu : les pays du Sud sont-ils victimes d'une vision occidentale
ethnocentriste ou doivent-ils se développer ? Si oui, comment : par la
croissance, le développement durable ? Sinon, par quel autre moyen ?
Latouche55 avoue lui-même, malgré les années
qu'il a passées en Afrique, ne pas avoir de réponse à
cette question. En relation étroite avec cette interrogation,
résiste le doute, non éludé, sur le point de savoir si la
décroissance des pays du Nord n'entraînerait pas, par ricochet,
celle des pays du Sud ?56
La décroissance sélective, vraie bonne
idée, est également insuffisamment creusée : quels
secteurs choisir ? A partir de quelle année de référence ?
Au lieu d'approfondir ces questions, les auteurs ont tendance à se
réfugier derrière des mots vagues et passe-partout, comme les
concepts de « viabilité écologique » et « justice
sociale » de Serge Latouche57 censés se substituer
à la
53HARRIBEY (J-M), op.cit. 54ATTAC,
op.cit.
55 « De Marx à la décroissance »,
Entretien avec Serge Latouche, Professeur émérite
d'économie de l'Université de Paris-Sud, 25 janvier 2006.
56Notamment en ce qui concerne les exportations de
produits primaires.
57LATOUCHE (S.), Petit traité de la
décroissance sereine, éd. Mille et Une Nuits, 2007, 171
p.
24
croissance. La critique du développement durable pour
une « vraie » soutenabilité possède également
des accents irréalistes : transformer une économie basée
sur des infrastructures polluantes et des énergies fossiles en une
économie utilisant des énergies renouvelables, un nouvel
urbanisme et de nouveaux transports demande du temps et des investissements.
Or, cette prise de relais est ignorée par les partisans de la
décroissance, mettant là encore en exergue leur peine à
réfléchir concrètement.
|