2) Une approche pessimiste du progrès
Une nouvelle fois, cette idée peut faire l'objet de
polémiques : les décroissants soutiennent que le
développement induit par la croissance économique n'est pas le
progrès, qui provient au contraire d'une plus grande harmonie avec la
nature et les autres, d'une redéfinition de la richesse
matérielle et spirituelle en somme. Toutefois, on ne peut pas nier que,
jusqu'à présent au moins, ce modèle économique a
permis un véritable progrès : temps de travail divisé et
espérance de vie multipliée par deux depuis 1850, accès
beaucoup plus important à l'éducation, à la culture... La
question soulevée par les décroissants - et qui mérite
d'être posée - est alors finalement : le progrès, est-ce
toujours cela ? Ce modèle économique est-il encore susceptible
d'apporter des améliorations qualitatives dont nous profiterions
vraiment ? Dans le cas contraire, est-il dans la nature de l'homme d'aller
à contre-sens de cette marche en avant ? L'inventivité de l'homme
a toujours été le moteur de son épanouissement,
matériel et intellectuel, et de son affranchissement aux besoins
primitifs. La vision très pessimiste du progrès
développée par l'un des penseurs les plus importants de la
décroissance, Ivan Illich, apparaît en le sens contestable : la
voiture est inutile car, en prenant en compte l'ensemble du temps qui y est
consacré (travail pour la payer et l'entretenir, réparations,
embouteillages...) la bicyclette est plus rapide ; la médecine moderne a
tué la médecine traditionnelle et ses bienfaits, et favorise les
secteurs de pointe au détriment du plus grand nombre (un greffé
du coeur pour des milliers de mots de maladies bénignes) ;
l'école, enfin, produit des exclus et ne réduit pas les
inégalités (« trois ans d'école ont plus d'effet que
l'absence de scolarité : ils font de l'enfant qui abandonne un
raté »)58. On voit bien les limites de ce raisonnement
et les fausses impressions qu'il peut induire : à force de se focaliser
sur les défauts apportés par le progrès - et il y en a -
on en oublier ses innombrables avantages. Plusieurs auteurs refusent ainsi de
considérer simplement que tout progrès n'est pas absolument bon
en toutes circonstances, mais comporte des failles, et reportent leur soif de
perfection sur un « anti-progrès » pourtant loin
d'être
58ILLICH (I.), Le Chômage
créateur, Seuil, 1977 ; Energie et équité,
Seuil, 1975, 2e éd.
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parfait. L'apologie d'une société primitive (les
« chasseurs cueilleurs » de Latouche) aux accents rousseauistes
présente des dangers : culte d'une « tribu locale » et de ses
normes étriquées, absence d'ouverture géographique et
culturelle au monde, sentiment de frustration... Besson - Girard résume
bien : « un lien subi et non choisi est vécu comme une contrainte
»59.
Tout progrès est-il donc nécessairement pervers
? Ne peut-on pas utiliser la télévision, la voiture et le
téléphone portable pour leurs avantages, sans pour autant nier
les inconvénients qui y sont inhérents ? Plutôt qu'au
progrès, ces questions renvoient en fin de compte directement à
la question du choix et du discernement. D'une manière plus
générale, il faut aussi s'interroger sur le bien fondé de
la défiance des décroissants à l'égard d'une
croissance plus propre, équitable et réorientée sur
l'utilité sociale. Robert Malthus, en son temps, avait
négligé de considérer les progrès technologiques
dans ses prévisions, et bien qu'aucun auteur ni mouvement ne
préconise de politique anti-natalité, ceux-ci font
peut-être la même erreur. Il est nécessaire de continuer
à encourager l'investissement dans de nouvelles techniques, mais
gourmandes en énergie, donc plus respectueuses de la planète.
Depuis trente ans en effet, l'intensité énergétique des
principales économies du monde a notablement en effet diminué
grâce au progrès technique, malgré l'effet rebond
déjà souligné. Sans pour autant tomber dans l'optimisme
béat de certains économistes et croire que toutes les
difficultés seront résolues par la technique, on peut conserver
sa foi en l'homme pour continuer de trouver et développer des
solutions.
L'une d'entre elles est d'entrer dans une économie de
recyclage, notamment en ce qui concerne les métaux, et résoudre -
au moins partiellement - la problématique de l'épuisement de ces
ressources. Aborder nos déchets comme des ressources et puiser dans nos
« mines d'or urbaines » (décharges d'objets technologiques
avec beaucoup de terres rares) pourrait constituer une économie de 72
milliards d'euros à l'échelle de l'Union Européenne si
tous les objectifs en matière de recyclage étaient atteints, avec
à la clé une création de 400.000 emplois60. On
passerait alors véritablement, selon l'expression de Claude
Allègre, « d'une économie unidirectionnelle à
ressources infinies à une économie cyclique à ressources
finies »61.
D'autre part, certains économistes soulignent les
effets immenses sur la biodiversité et le changement climatique qu'une
redirection d'une faible partie des richesses du PIB pourraient avoir : pour
Nicolas Stern, qui a rédigé un rapport en ce sens au
Trésor Britannique, utiliser 1% du PIB actuel suffira pour
empêcher les impacts du réchauffement climatique sur
l'économie
59BESSON - GIRARD (J.-C.), Decrescendo Cantabile :
Petit manuel pour une décroissance harmonique, éd. Parangon,
2005, 170 p.
60Mathieu HESTIN, conférence du 13
décembre 2012, Faculté Jean Monnet - Université Paris
Sud-XI. 61ALLEGRE (C.), Ma vérité sur la
planète, éd. Plon, 2007, p. 144.
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britannique. Un découplage relatif (selon les termes de
Tim Jackson 62 ) entre croissance économique d'une part et
consommation et pollution de l'autre pourra être dans cette optique
possible, en s'appuyant sur le développement de nouvelles technologies
telles les agrocarburants de troisième génération ou les
énergies marines renouvelables. Les processus de production se
reconfigureront alors, les biens et services seront repensés, et la
production dans son ensemble s'affranchira progressivement de sa
dépendance aux flux de matières. Une croissance
réorientée respectueuse des limites écologiques verrait
alors le jour.
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