3) La croissance, facile bouc-émissaire
Jetant des anathèmes sur la croissance, les favorables
à la décroissance ont donc le devoir de démontrer quels
sont les chemins à prendre, non seulement pour réduire notre
empreinte écologique, mais aussi pour augmenter notre qualité de
vie au sens de l'Indicateur de développement humain (espérance de
vie à la naissance, niveau d'éducation et niveau de vie). Or, ils
éludent à vraiment répondre à la question de savoir
comment atteindre une certaine richesse, au sens de l'IDH, sans la croissance.
Plaçons-nous en juges honnêtes et impartiaux : la croissance de
l'activité économique et son corollaire, le développement,
ont apporté, comme nous l'avons rappelé
précédemment, plus de bienfaits qu'aucun autre modèle dans
l'Histoire. Une vision de court-terme et engluée dans l'idée de
crise peut donc être trompeuse, comme l'énonçait
déjà Adam
Smith en 1776 :
« Le produit annuel de la terre et du travail de
l'Angleterre est certainement bien plus grand qu'il ne l'était, il y a
un peu plus d'un siècle, à la restauration de Charles II [...].
Cependant, il s'est à cette époque rarement écoulé
cinq années sans qu'on n'ait publié quelque livre ou quelque
pamphlet [...] prétendant démontrer que la richesse de la nation
déclinait rapidement, que le pays était dépeuplé,
l'agriculture négligée, les manufactures périclitantes, et
le commerce perdu »63.
De surcroît, les maux décrits par les
décroissants ne sont pas issus de la seule croissance, mais le
résultat d'une multitude de causes. L'aggravation des
inégalités peut venir d'un rapport salarial défavorable
à certaines catégories de la population (femmes, non
diplômés, jeunes...). La paupérisation et la rupture des
liens sociaux être conséquences de l'affaiblissement voire de
l'inexistence de processus redistributifs ; Jean-Marie Harribey cite à
ce titre les paysans des pays en développement qui n'ont pas
accès à la terre non en raison du modèle de croissance
mais de
62JACKSON (T.), op.cit.
63SMITH (A.), La Richesse des Nations, Livre
II, 1776.
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structures sociales inégalitaires64. Quant
à l'épuisement des ressources naturelles, il est aussi le fait de
comportements opportunistes (absence de réglementation environnementale
dans les pays du Sud par exemple), égoïstes (au niveau individuel,
le gaspillage, les surconsommations d'énergie) et inévitables
(habiter loin du lieu de travail implique de prendre la voiture). Les maux
décrits par les objecteurs de croissance ne sont-ils pas alors en grande
partie dus à des choix politiques qu'à la croissance qui en
découle ? La vision manichéenne de nombre d'auteurs, qui voient
notamment dans le développement durable qu'un moyen de plus pour
créer de nouveaux marchés et profits, n'est-elle pas
foncièrement réductrice ? La critique d'inspiration
marxiste65 insiste elle aussi sur le manque de discernement des
accusations : pas de distinction entre croissance utile pour tous les
êtres humains et croissance comme recherche de profit pour les
entreprises. La stratégie de décroissance, avec, comme nous
l'avons rappelé, une sélection des secteurs, est donc à
perfectionner.
Par ailleurs, le rapport au travail - ciment de la croissance
- tel qu'il est envisagé dans les propositions des auteurs et mouvements
partisans de la décroissance est contestable. Il n'est vu que sous son
angle négatif, c'est-à-dire comme quelque chose de
pénible, une aliénation, une soumission au système
marchand, et dans cet optique le réduire est une
nécessité. Pourtant, le travail est-il absolument une mauvaise
chose ? Ne peut-on pas aimer son métier et vouloir y consacrer du temps
? Quid des emplois solidaires, artisanaux, créatifs ? Sont-ils
également pénibles ? Les décroissants ont une vision bien
trop uniforme et simpliste du travail, « libérateur » selon
Hegel66 en ce qu'il permet de se construire, de s'approprier le
monde et d'avoir une emprise sur lui.
Demeure en dernier ressort la question fondamentale de la
liberté. S'attaquant à la croissance qui pervertit l'homme et
compromet son accès au bonheur, les décroissants font
malgré eux le procès de la liberté personnelle à
choisir son mode de vie. Niant que chacun a toujours le choix de diriger sa vie
comme il l'entend, de regarder ou non la télévision, d'aller se
fournir dans une grande surface et de prendre son 4x4 pour y aller, certaines
mesures préconisées pour les décroissants infantilisent
l'homme au lieu de le responsabiliser. Le risque est alors de remplacer un
dogme par un autre pour finalement abolir, au sein d'un système aux
allures totalitaires67, la liberté.
64HARRIBEY (J-M), op.cit.
65On peut citer les textes parfois virulents de Lutte
Ouvrière « Décroissance, malthusianisme : le retour de
vieilles idées réactionnaires » et du PCF « Croissance,
décroissance ou nouveau type de développement ».
66Dialectique du maître et de l'esclave, HEGEL (G.-W.), La
phénoménologie de l'esprit, 1807
67Notamment chez Ellul et Illich.
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