CHAPITRE II : LA
COMPETENCE DU JUGE CONSTITUTIONNEL
La problématique de la compétence du juge
constitutionnel a toujours suscité un intérêt
particulier : celui de déterminer la nature de ce juge tant il est
vrai que le législateur congolais, compte tenu de l'importance et de la
sensibilité de la matière, a souvent affiché une attitude
très circonspecte.
Il en résulte qu'il y a sans nul doute une
corrélation entre le type de régime politique avec la
compétence attribuée à une juridiction en matière
constitutionnelle.
Pour être complet, disons d'un mot, que la
compétence d'un juge est son aptitude à instruire et
à juger un litige tandis que le juge lui-même est
l'autorité investie de ce même pouvoir, dans les limites et
l'étendue de ses attributions. Cette définition rejoint la
doctrine qui enseigne que la compétence peut s'analyser comme une
aptitude légale, pour une autorité publique ou une juridiction,
à accomplir un acte ou à instruire et à juger un
procès.689(*)
Il s'agira donc dans cette étude de saisir la
compétence comme l'étendue et les limites des attributions
constitutionnelles et légales reconnues à la juridiction
constitutionnelle par le droit positif.
Il faut ajouter qu'à chaque niveau interviendra
l'approche diachronique qui nous permettra en même temps que nous
étudierons le droit posé de jeter un regard appuyé sur le
passé qui est souvent révélateur de l'évolution de
nos mécanismes institutionnels. Au demeurant, abordant une
matière essentiellement prétorienne690(*), l'approche
jurisprudentielle sera ici abondamment utilisée.
Par ailleurs, les attributions de la juridiction
constitutionnelle étant de nature différente selon la
classification que nous en avions dégagée en droit
comparé, il importe d'aborder le sujet par l'analyse des attributions en
matière gracieuse avant d'aborder celles que cette juridiction
possède en matière contentieuse.
Section 1 : LES
ATTRIBUTIONS EN MATIERE GRACIEUSE
Le juge constitutionnel, on l'a vu à travers l'histoire
constitutionnelle de notre pays et même au travers de l'étude de
droit comparé effectuée dans la première partie de ce
travail, est souvent chargé des questions qui ne sont pas contentieuses.
Nous les étudions néanmoins parce que, du point de vue technique,
elles font bel et bien partie de la compétence matérielle de
cette juridiction constitutionnelle. Une approche par rapport au fond de la
question soumise au juge aurait à coup sûr empêché
l'étude de telles questions qui, disons-le, d'emblée, ne
soulèvent aucune question.
Parmi ces questions qui, apparemment, ne soulèvent
aucune question contentieuse jusque là figurent la réception du
serment présidentiel, le constat de la vacance au poste de
Président de la République, la proclamation des résultats
électoraux et référendaires, le dépôt de la
déclaration du patrimoine familial du Président de la
République et des membres du gouvernement ainsi que la
déclaration de conformité des ordonnances de l'article 145 de la
Constitution du 18 février 2006.
Voyons à présent chacun de ces chefs de
compétence dans les détails.
§1. La réception du
serment constitutionnel du Président de la République
La constitution énonce qu'avant son entrée en
fonction, le Président de la République prête, devant la
Cour constitutionnelle, le serment ci-après :...(...).691(*) L'analyse sémantique
et téléologique des termes du serment relève du droit
constitutionnel substantiel qui n'est pas notre enjeu ici. En revanche, sur la
forme, la question que pose cette disposition constitutionnelle est celle de
savoir si le juge constitutionnel a quelque compétence à
l'égard de la personne qui prête ce serment. L'expression
utilisée par le constituant est celle que ses
prédécesseurs ont souvent employée, malgré quelques
variantes qu'il sied d'épingler. 692(*)
La question acquiert une importance en théorie lorsque
le juge constitutionnel qui, ici, est assujetti à une obligation
juridique de recevoir le serment du chef de l'Etat élu, là,
s'astreint à une obligation que ne lui impose aucun constituant. En
effet, par arrêt R.S.002/2001 du vendredi 26 janvier 2001, non seulement
le juge constitutionnel s'est senti obliger de rendre ledit arrêt mais
bien plus il a affirmé tirer compétence de recevoir le serment du
Général Major Joseph Kabila de la décision du 17 janvier
2001 prise par le gouvernement conjointement avec le haut commandement de
l'Armée et la résolution n°003 du 24 janvier 2001 par
laquelle l'Assemblée constituante et législative- Parlement de
transition a investi le même Général Major Joseph Kabila,
Président de la République, toutes décisions
communiquées par leurs auteurs respectifs à la Cour suprême
de justice.
Cet arrêt est symptomatique de l'attachement du pouvoir
obtenu par le sang de se blanchir au contact des hommes en peau de
lièvre. Il s'agit donc de la décoration politique. Mais du point
de vue du droit constitutionnel, non seulement la personne qui a
prêté serment n'y était tenue de même que la haute
Cour qui l'a reçu a joué de la complaisance que l'on lit du reste
dans les attendus de cet arrêt.
En effet, le premier attendu de cet arrêt est ainsi
libellé : « attendu d'une part, que l'ordonnance du 14
mai 1886 impose aux cours et tribunaux de recourir aux principes
généraux du droit et aux coutumes, pour résoudre une
contestation en l'absence d'un texte ».693(*) Cette motivation du juge
révèle sans aucun doute son embarras à trouver un
fondement légal à sa compétence. Il en trouve deux :
les principes généraux de droit et la coutume. En
l'espèce, l'on conviendra qu'il n'y a aucun principe
général du droit qui oblige quelqu'un à prêter
serment avant d'exercer une fonction publique. Il s'agit le plus souvent d'une
obligation légale ou statutaire.694(*)
Par ailleurs, la haute Cour qui est souvent vétilleuse
avec les juridictions inférieures a manqué de dire expressis
verbis quel principe général du droit était
visé au moyen accueilli par elle. En revanche, le second argument
contenu dans le deuxième attendu est qu'il est dans notre droit
constitutionnel un principe général et une coutume selon lesquels
un Président de la République n'entre en fonction qu'après
avoir prêté serment devant la Cour constitutionnelle en tant que
témoin de la Nation.
Cet attendu est le plus problématique du point de vue
juridique. Il affirme en effet qu'un même principe peut être
à la fois une coutume et un principe général qui est
naturellement différent d'un principe général du droit.
Cette confusion théorique n'est pas de nature à rendre lisible
l'arrêt sous examen. Au surplus, l'attendu sous analyse affirme que le
Président de la République devrait, selon cette coutume -
principe général, prêter serment devant la Cour
constitutionnelle, juridiction inexistante au 26 janvier 2001, la juridiction
constitutionnelle définitive à cette date se dénommant
Cour suprême de justice, toutes sections réunies.
Comme pour enfoncer le clou de cette confusion inacceptable de
la part d'une haute Cour, elle souligne que la même coutume sans indiquer
laquelle aurait décidé que la Cour suprême de justice,
toutes sections réunies, exercerait les attributions de la Cour
constitutionnelle. Nous sommes en plein dans le délire juridique car le
raisonnement de la haute Cour consiste à proclamer un dogme
hérétique selon lequel une coutume peut attribuer des
compétences de droit public à une juridiction. La question
théorique que tout constitutionnaliste peut se poser est celle de savoir
à partir de quelle date l'opinio juris sive necessitatis se
serait formée au cas où l'usage en serait établi de
manière répétée.695(*)
La répétition dans le temps est insuffisante
dans le cas d'espèce, car l'arrêt précédent rendu en
cette matière est celui donnant acte à Laurent
Désiré Kabila dit Mzee de sa prestation de serment en
qualité de Président de la République le 27 mai 1997. Cet
arrêt comme celui que nous analysons souffre de mêmes carences
théoriques.696(*)
Au nom de cette coutume certainement, la haute Cour va
jusqu'à donner acte avec félicitations les plus
ferventes.697(*)
Outre qu'une telle sentimentalité n'est pas habituelle dans le
langage d'une juridiction suprême qui s'arroge le qualificatif d'une Cour
constitutionnelle, en l'absence manifeste des dispositions transitoires de la
Constitution, il sied de voir clairement qu'elle a, ce faisant, statué
comme pouvoir constituant originaire en modifiant les termes de la Constitution
de la transition alors en vigueur en cette matière et en créant
un organe constitutionnel : la Cour constitutionnelle.
Après ces critiques purement techniques, affirmons tout
de même que la perspicacité des juges était certainement
brouillée par des impératifs extrajuridiques et surtout par la
fraîcheur de la poudre des armes sorties des camps militaires suite, dans
le premier cas, à la victoire de l'AFDL et dans le second cas, à
l'assassinat du Chef de l'Etat. Tout ceci révèle au fond que
l'indépendance de la justice sera un vain mot si ceux qui doivent
l'incarner sont généralement des individus sans caractère.
Cet aspect psychologique du tempérament humain ne doit pas être
oublié lors de nominations de cadres dans la magistrature de notre pays.
La lecture du texte constitutionnel n'indique pas de
façon expresse que la Cour constitutionnelle doive donner acte du
serment constitutionnel du Président de la République. Les textes
constitutionnels de la période antérieure étaient mieux
rédigés à cet égard.698(*) Il est cependant logique
qu'un procès-verbal soit établi à la suite de la
cérémonie ou plus exactement de l'audience solennelle.
Dès lors, l'arrêt de donner acte revêt ici
la valeur juridique d'un procès-verbal constatant l'accomplissement d'un
acte juridique. L'intérêt est qu'à dater de cet arrêt
qui doit être publié comme tous les arrêts de la Cour
constitutionnelle au Journal Officiel, le Président de la
République entre effectivement en fonction et son mandat commence donc
à courir à l'égard de tous. 699(*)
L'avantage du nouveau texte constitutionnel, c'est qu'il
désapprouve les deux arrêts ci-haut analysés en renouant
avec la tradition républicaine congolaise.700(*)
Nous venons de voir que le constituant a prévu
l'intervention du juge constitutionnel en cette matière comme
autorité publique chargée de recevoir l'accomplissement d'une
formalité essentielle du pouvoir politique sans toutefois lui confier le
pouvoir juridictionnel ; le juge ne tranche aucune question. Il n'est pas
juge.
Dans l'abstrait, qu'adviendrait-il si la personne qui se
soumet à la prestation de serment n'est pas celle élue par le
peuple et proclamé précédemment par la Cour? Il est
évident que l'alinéa 1er de l'article 74 de la
Constitution déjà invoqué devrait interdire à la
Cour constitutionnelle de recevoir tel serment.
Voilà que ce qui n'était qu'une simple
matière gracieuse peut donner lieu à contentieux. En est-il de
même de la vacance du Président de la République ?
* 689 GUILLIEN (R.) et
VINCENT (J.) (sous la direction de), Lexique des termes juridiques,
6ème édition, Paris, Dalloz, 1985, p.98
* 690 L'adjectif emprunte
ici son sens étymologique latin : praetor : le juge.
D'où l'adage : De minimis praetor non curat.
* 691 Constitution de la
République démocratique du Congo, article 74, JORDC,
47ème année, numéro spécial, 20
juin 2006, p.19.
* 692 Constitution, article
74, alinéa 2.
* 693 Voy Recueil de textes
pour le dialogue intercongolais, JORDC, 42ème
année, numéro spécial, Mai 2001, pp.5-7.
* 694 Ibidem, p.6.
* 695 Sans doute la haute
Cour fait-elle déjà allusion au serment du 29 mai 1997 recourant
lui aussi aux principes généraux de droit constitutionnel non
élucidés et qui, de ce fait, relèvent d'une
herméneutique ésotérique à laquelle la science du
droit n'est pas malheureusement admise. Et même alors, deux hirondelles
font-elles le printemps ? Surtout qu'ici, il n'y a qu'un
précédent et même pas deux au moment où siège
notre juge.
* 696 Lire l'arrêt
dans, JORDC, numéro spécial, 38ème
année, Kinshasa, 1997, pp.6-13 ; lire aussi les pertinentes
critiques de TEKASALA MAWA, La démocratie étranglée ou
la problématique de la légitimité du pouvoir du chef de
l'Etat et du droit de résistance du peuple en République
démocratique du Congo, Matadi, éditions CEC, 2002,
pp.65-67.
* 697 L'on peut convenir
aisément qu'un arrêt n'a pas pour fonction de présenter des
félicitations du reste ferventes au Chef de l'Etat. Tel arrêt ne
peut s'analyser que comme une sorte d'excès de pouvoir
justifié par une allégeance faite par la haute Cour au nouvel
homme fort. Comment une Cour de justice peut-elle autrement féliciter un
individu qui accède au pouvoir en dehors des schémas juridiques
sans se renier ?
* 698 Lire attentivement
les textes et les références reproduites sous la note 612
ci-dessous.
* 699 MABANGA MONGA
MABANGA, op.cit, p.23.
* 700 Lire article 56
alinéa 6 de la Constitution du 1er août 1964, M.C.,
numéro spécial, 1965 ; article 22 de la Constitution du
24 juin 1967 ; article 32 de la Constitution telle que
révisée par la loi n°74-020 du 15 août 1974 ;
article 39 de la Constitution de la République du Zaïre dans sa
mise à jour du 1er janvier 1983, JO, n°1 du
1er janvier 1983, p. 15 ; article 39 modifié par
l'article 1er de la loi n°90-002 du 5 juillet 1990 portant
révision de certaines dispositions de la Constitution. Tous les textes
de la IIème république prévoient ce serment devant une
haute juridiction avec des compositions qui varient dans le temps. Les deux
textes de transition, en l'occurrence celui contenu dans la loi n°93-001
du 2 avril 1993 portant acte constitutionnel harmonisé relatif à
la période de la transition, JO, 34ème
année, numéro spécial, avril 1993 et celui issu de l'Acte
constitutionnel de la transition, JO, 35ème
année, numéro spécial, avril 1994, ont omis d'indiquer ce
serment pour la simple et bonne raison que ces textes s'appliquent au
Président Mobutu comme partie prenante aux accords politiques ayant
donné lieu à l'écriture constitutionnelle et non à
tout Président de la République. Le serment en cette occurrence
eut été une formalité inadmissible pour une partie aux
accords qui, au demeurant, détenait les rênes du pouvoir.
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