CHAPITRE I :
ORIGINES ET EVOLUTION HISTORIQUE DE LA NOTION DE JURIDICTION
CONSTITUTIONNELLE EN REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO
Nous aborderons ce sujet à travers trois étapes
que sont : la Loi fondamentale du 19 mai 1960 relative aux structures du
Congo ou l'héritage du droit colonial belge, la Constitution du
1er août 1964 et la Cour suprême de justice
instituée par la Constitution du 24 juin 1967. Malgré cette
classification, l'on peut également retracer l'histoire de la justice
congolaise en deux périodes : celle de la création et de
l'installation manquée d'une Cour constitutionnelle et l'époque
de l'institutionnalisation de la Cour suprême de justice, toutes sections
réunies, comme juge constitutionnel.
Mais avant d'y arriver, disons un mot sur l'héritage du
droit colonial belge en ce domaine.
De prime abord, l'on doit rappeler que c'est seulement en 1980
que la Belgique s'est dotée d'une juridiction constitutionnelle,
appelée « Cour d'arbitrage » à l'origine,
dont la composition, la compétence et le fonctionnement sont
déterminés par renvoi de l'article 142 de la Constitution
coordonnée, par la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour
d'arbitrage. 598(*)
Ainsi, la Cour d'arbitrage statuait-elle, par voie d'arrêt, sur les
recours en annulation, en tout ou en partie, d'une loi, d'un décret ou
d'une règle législative des communautés ou des
régions portée en vertu de la Constitution.599(*)
De ce qui précède, et ce, jusqu'en 1980, il y a
eu, en Belgique, absence de contrôle de constitutionnalité des
lois. Le texte constitutionnel du 7 février 1831 n'en faisait aucune
mention. Les cours et tribunaux ne pouvaient, jusqu'à la création
du Conseil d'Etat en 1946, que refuser d'appliquer les actes administratifs
illégaux par voie de l'exception d'illégalité. 600(*)
L'on peut comprendre qu'en vertu de l'article 107 de la
Constitution belge à l'époque les règlements devaient
être conformes aux lois et autres normes supralégislatives dont la
Constitution elle-même.
Aussi, indirectement les cours et tribunaux devaient-ils
refuser d'appliquer des règlements inconstitutionnels. Longtemps,
« la Belgique reste attachée au dogme de
l'infaillibilité du législateur. Elle ne prescrit pas, à
l'origine, le contrôle juridictionnel des lois. Elle le prohibe
même. Pendant plus d'un siècle, elle n'a organisé de
contrôle qu'à l'égard des
règlements ».601(*)
En effet, le contrôle de constitutionnalité des
règlements était tenu en échec lorsque la violation de la
Constitution était le fait d'une règle du niveau de la loi dont
le règlement ne fait que procurer exécution. Ce raisonnement se
dégage à partir de l'article 107, actuel article 159, de la
Constitution belge.602(*)
Dans ce contexte, l'on peut comprendre aisément
qu'aucune disposition de la Loi du 18 octobre 1908 sur le gouvernement du Congo
belge, dite la Charte coloniale, ne pouvait faire mention du contrôle des
lois.
Néanmoins, la Charte coloniale avait, en son article 7,
prévu la possibilité d'exception d'illégalité des
décrets, actes législatifs du Roi, en ces termes :
« les cours et tribunaux n'appliquent les décrets qu'autant
qu'ils ne sont pas contraires aux lois ».
Et par la suite, la jurisprudence a étendu logiquement
cette compétence des cours et tribunaux aux ordonnances
législatives. En effet, il a été jugé que
« l'article 7 de la Charte coloniale qui déclare que les cours
et tribunaux n'appliqueront les décrets que pour autant qu'ils ne soient
pas contraires aux lois, doit s'appliquer également aux ordonnances
législatives ».603(*)
Par ailleurs, c'est dans cet esprit que la résolution
n°6 relative à l'organisation du Parlement congolais, en son point
15, de la Conférence de la Table Ronde politique tenue à
Bruxelles du 20 janvier au 20 février 1960 énonçait
clairement « qu'il n'y avait pas lieu de reconnaître aux
tribunaux relevant de l'ordre judiciaire l'appréciation de la
constitutionnalité des lois nationales ou provinciales ».
C'est donc finalement le Parlement belge de l'époque,
influencé sans doute par le mouvement constitutionnaliste
européen, qui est le géniteur historique de la Cour
constitutionnelle congolaise car il introduisit des dispositions relatives
à cette institution dans la Loi fondamentale relative aux structures du
Congo.
En cela, le Parlement belge avait rejoint le camp de ceux qui
pensent donner à la suprématie constitutionnelle une garantie
juridictionnelle. Car l'Etat de droit, c'est d'abord et enfin, l'Etat de la
Constitution. Au commencement, dirait Francis Delpérée,
était la Constitution. Retraçons à présent les
étapes successives de l'installation de cette justice constitutionnelle
en République démocratique du Congo.
Section 1 : CREATION
DE LA JURIDICTION CONSTITUTIONNELLE
Nous examinerons, comme annoncé lors de l'introduction,
cette création institutionnelle à travers trois étapes
successives.
§1. Création et
installation manquée de la Cour constitutionnelle par la Loi
fondamentale du 19 mai 1960
La Cour constitutionnelle fut créée par
l'article 226 de la Loi Fondamentale du 19 mai 1960 relative aux structures du
Congo. Ses décisions et arrêts ne devraient pas être
susceptibles de recours. La Cour était composée de trois
chambres : une chambre de constitutionnalité, une chambre des
conflits et une chambre d'administration.
De trois, ce sont la chambre de constitutionnalité et
la chambre des conflits qui nous intéressent ici. La chambre de
constitutionnalité était compétente pour se prononcer par
arrêt sur la conformité des mesures législatives centrales
ou provinciales aux dispositions de la Loi fondamentale relative aux structures
du Congo et de celle relative aux libertés publiques qui
formèrent les deux, rappelons-le, en vertu des articles 3,5 et 230 de la
Loi fondamentale du 19 mai 1960 la Constitution provisoire de l'Etat du Congo.
Ici, le contrôle par voie d'arrêt se fait a
posteriori, c'est-à-dire après la promulgation des actes
législatifs centraux (loi provenant du Parlement et ordonnance-loi
émanant du Chef de l'Etat) et provinciaux (édit émanant de
l'assemblée provinciale).
Il faut cependant affirmer que le contrôle des actes
législatifs centraux et provinciaux pouvait se faire aussi a
priori par voie d'arrêts motivés. En effet, la chambre de
constitutionnalité devait être obligatoirement saisie avant la
promulgation des lois et, sauf urgence spéciale dûment
constatée, avant la signature des ordonnances-lois par le Chef de
l'Etat.
Soulignons que ce mécanisme de contrôle
était principalement organisé au niveau du pouvoir central.
Toutefois, la chambre de constitutionnalité pouvait être saisie
avant la promulgation des édits.604(*) Cependant, les lois et édits
budgétaires étaient exclus de tout contrôle de
constitutionnalité.605(*)
Il est utile de noter qu'en ce qui concerne les effets ou
sanctions du contrôle de constitutionnalité de la Cour
constitutionnelle à travers sa chambre de constitutionnalité,
toute loi ou ordonnance-loi déclarée non conforme à la
Constitution provisoire est abrogée de plein droit ; il en est de
même du sort de l'édit provincial au regard de la Constitution
provinciale. Il s'agit naturellement d'un contrôle a posteriori.
Cependant, s'agissant du contrôle a priori par
voie d'arrêts motivés, les lois et édits
déclarés non-conformes ne peuvent être
promulgués ; il en est de même des ordonnances-lois qui ne
peuvent, dans ces conditions, être signées.
Par ailleurs, en tant que juridiction constitutionnelle, la
chambre de constitutionnalité était aussi reconnue
compétente pour connaître du contentieux de la division verticale
des pouvoirs.
En effet, la chambre de constitutionnalité devait se
prononcer sur chaque Constitution provinciale dès son adoption par
l'Assemblée provinciale. Une Constitution provinciale ou certaines de
ses dispositions déclarées non-conformes ne pouvaient être
promulguées.606(*) Et de manière subsidiaire, du fait que la
chambre des conflits était chargée de trancher les conflits de
compétence entre le pouvoir central et le pouvoir provincial,607(*) la chambre de
constitutionnalité pouvait également vérifier si les
édits ne sont pas contraires aux lois, aux ordonnances-lois,
règlements et ordonnances dans les matières relevant à la
fois des pouvoir central et provincial.608(*) La chambre des conflits, en revanche, était
compétente pour régler les conflits pouvant survenir entre le
pouvoir central et les provinces.
En attendant l'installation de la Cour constitutionnelle ainsi
instituée mais qui n'a pas vu le jour, le Conseil d'Etat de Belgique
était reconnu, par l'article 253 de la Loi fondamentale,
compétent pour exercer les attributions de la Cour constitutionnelle.
Cette reconnaissance de compétence fut supprimée par l'article 3
de la Loi constitutionnelle du 18 juillet 1963 portant modification de la Loi
fondamentale du 19 mai 1960 relative aux structures du Congo.
C'est le lieu de citer le professeur Vunduawe te Pemako qui
indique qu'à cette période, des compétences
juridictionnelles avaient été conférées à
des institutions étrangères à savoir : la Cour de
cassation, le Conseil d'Etat et la Cour des comptes de Belgique. L'arrêt
Mahamba rendu le 24 mars 1961 par le Conseil d'Etat belge, agissant à
titre transitoire comme juridiction administrative, est un cas d'illustration.
Cet arrêt décrète l'incompétence du Conseil d'Etat
belge pour cause d'impossibilité de rendre un arrêt pour un Etat
étranger et pour cause du mauvais état de relations diplomatiques
entre les deux pays.609(*)
Il faut préciser tout de suite que cet arrêt est
intervenu en matière administrative et non en matière
constitutionnelle. En effet, la matière constitutionnelle devait
être traitée par la chambre de conflits et la chambre de
constitutionnalité qui, toutes les deux, formaient le juge
constitutionnel congolais de transition.
Dès lors, faute d'installation de la Cour
constitutionnelle par ailleurs, le pays ne disposa pas, jusqu'à
l'adoption de la Constitution du 1er août 1964, d'une
juridiction constitutionnelle.
* 598 L'on peut se reporter
utilement aux développements que nous consacrons à la Cour
constitutionnelle belge, au paragraphe deuxième de la section seconde du
premier chapitre de la première partie de cette étude. Il s'agit
en effet d'une loi de révision de la constitution belge du 7
février 1831 qui introduisit dans la Constitution un article 107 ter
(actuel article 142). Cet article fut révisé à son tour le
15 juillet 1988 en vue d'étendre les compétences de la Cour
d'arbitrage et d'exiger l'adoption d'une loi spéciale pour régler
sa composition, son fonctionnement et ses compétences.
* 599 Voir M.B., 7
janvier 1989 ; Les codes Larcier belges, tome VI, A. Droit public, 2003,
p.340 ; Complément tome VI, 2004, mis à jour au
1er janvier 2004, p.79.
* 600 Voy en ce sens
DELPEREE (F.), Le droit constitutionnel de la Belgique, op. cit,
n°76, pp.96-97.
* 601 Idem, n°75,
p.95.
* 602 Dans la pratique,
note Charles HUBERLANT, les cours et tribunaux ont surtout l'occasion d'user du
pouvoir que leur confère l'article 159 lorsqu'ils sont saisis de
poursuites répressives, d'actions civiles en responsabilité
dirigées contre les personnes de droit public ou de recours
organisés par des lois particulières contre des actes
administratifs déterminés(« Le contrôle des actes
administratifs par les cours et tribunaux en Belgique », Rapports
belges au IXième congrès international de droit comparé,
Bruxelles, 1974, p.466.
* 603 Voir Elisabethville,
21 mars 1916, Jur. Col., 1925, p.304 ; Léopoldville, 8
septembre 1936, RJCB, 1937, p.105 ; Codes Piron et Devos, tome 1,
1960, p.17.
* 604 En ce qui concerne
les édits, la saisine de la chambre de constitutionnalité
n'était pas obligatoire. Le Président du gouvernement provincial
et le Commissaire d'Etat représentant le pouvoir central en province
disposaient, tous les deux, d'une faculté de saisine, au cas par cas.
* 605 Voir article
230, §1 in fine, de la Loi fondamentale du 19 mai 1960.
* 606 Voir article 231,
§2, de la Loi fondamentale du 19 mai 1960.
* 607 Voir article 232 de
la loi fondamentale du 19 mai 1960.
* 608 Voir article 231,
§3, de la Loi fondamentale du 19 mai 1960.
* 609 Lire VUNDUAWE te
PEMAKO (F.), Traité de droit administratif, op.cit, p.851.
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