I.1.3. Analyse de la capacité d'appropriation
privée
La faiblesse de la capacité d'appropriation
privée peut tirer ses sources des déficiences des politiques
publiques (elles-mêmes imputables à des hauts risques macro et
microéconomiques) et des défaillances du marché en raison
de la présence d'externalités d'information et de coordination.
Ces différents facteurs seront analysés dans les lignes
suivantes.
a) Des incertitudes sur la stabiité des
politiques macroéconomiques constituent-elles des contraintes à
la croissance en Côte d'Ivoire ?
L'examen du cadrage macroéconomique 1995-2009 a mis en
lumière de graves déséquilibres au niveau des comptes
macroéconomiques au lendemain de la crise militaropolitique en
Côte d'Ivoire. Outre la faiblesse de la croissance économique
enregistrée sur la période, ceux-ci ont porté
généralement sur des déficits budgétaires et un
endettement public insoutenables ayant exacerbé les tensions de
trésorerie de l'Etat et provoqué l'accumulation d'importants
arriérés de paiement intérieurs et extérieurs.
En tant que membre de l'UEMOA, la Côte d'Ivoire
bénéficie d'un régime de change fixe de par l'arrimage du
FCFA à l'euro. Dans ce cadre et conformément à la norme
communautaire en vigueur, elle a pu contenir l'inflation à moins de 3%
au cours des dernières années. Le respect de cet objectif
principal de la politique monétaire de l'UEMOA a été
jugé positif par la majorité des dirigeants d'entreprises
interrogés lors de l'enquête du GTN de mars 2009. En revanche,
l'instabilité du taux de change euro/dollar marquée par un euro
fort sur la période a été perçue comme un facteur
négatif sur la rentabilité des entreprises.
Quant à la politique fiscale, elle est restée
globalement stable au cours de la dernière décennie : le taux de
pression fiscale a été stabilisé autour de 15,5% depuis
2000, en baisse d'un point par rapport à son niveau moyen d'avant la
crise. Par ailleurs, le taux marginal d'imposition maximal pour les entreprises
qui était fixé à 35% jusqu'en 2007 a été
revu à la baisse à 25% comme au Ghana, alors qu'il est de 38,5%
au Cameroun et de 35% au Sénégal. Dès lors,
comparée aux pays tels que le Ghana, le Cameroun et le
Sénégal, la pression fiscale en Côte d'Ivoire
s'avère acceptable et ne devrait pas constituer un obstacle majeur
à la croissance.
Le déficit budgétaire et l'endettement public
insoutenables sur toute la période de crise sont incontestablement les
principales variables d'instabilité du cadre macroéconomique. En
réalité, de nouvelles charges liées à la gestion de
la crise ont fait leur apparition dans le budget de l'Etat. D'importantes
ressources consacrées à ces opérations ont
créé, dans un contexte de contraction des recettes publiques
notamment extérieures, de vives tensions de trésorerie avec pour
conséquences l'irrégularité enregistrée dans le
paiement des fournisseurs de l'Etat et l'accumulation d'importants
d'arriérés de paiement.
Ces graves déséquilibres budgétaires sont
préjudiciables au secteur privé parce qu'ayant annihilé
les efforts de plusieurs opérateurs économiques et
entrainé, le cas échéant, l'arrêt définitif
de leurs activités. Ils constituent donc une sérieuse contrainte
à la croissance économique.
b) Des hauts risques microéconomiques
constituent-ils des contraintes à la croissance en Côte d'Ivoire
?
L'analyse des indicateurs du Doing Business effectuée
en fin de première partie a suggéré
l'éventualité de risques microéconomiques qui
entraveraient la pratique des affaires en Côte d'Ivoire. L'accent sera
mis ici sur la gouvernance politique et économique c'est-à-dire
les facteurs de stabilité sociopolitique, les pesanteurs
bureaucratiques, la primauté du droit et des règles en vigueur,
l'informalité et la fiscalité, la corruption, la
sécurité et la criminalité.
La crise sociopolitique qui prévaut depuis fin 1999
constitue le plus gros choc de l'histoire de la Côte d'Ivoire
indépendante. Contrairement à beaucoup de pays africains qui ont
consolidé leur processus démocratique à l'orée du
21ème siècle, cette crise a instaurée
durablement une instabilité sociopolitique en Côte d'Ivoire. Selon
l'enquête du GTN et celle de la Banque Mondiale réalisée
sur le secteur privé14 en 2009, l'instabilité
sociopolitique au cours des dernières années a été
perçue par les dirigeants d'entreprises comme l'une des principales
contraintes à l'initiative privée en Côte d'Ivoire, en
raison du risque pays et politique très élevé. Cette grave
crise a consacré la faiblesse et la fragilité des institutions du
pays comme l'attestent les données de la Banque Mondiale sur la
qualité de la gouvernance et des institutions. L'examen du tableau 6
montre en effet que la qualité de la gouvernance et des institutions
s'est globalement dégradée depuis le déclenchement de la
crise en Côte d'Ivoire, les scores enregistrés par le pays
étant des plus bas en Afrique voire au monde.
Tableau 6 : Qualité de la gouvernance et
des institutions en Afrique Subsaharienne
Pays (0 =faible et 6 = élevé)
|
2005
|
2006
|
2007
|
2008
|
2009
|
Côte d'Ivoire
|
2,5
|
2,5
|
2,4
|
2,5
|
2,6
|
Ghana
|
3,7
|
3,9
|
3,9
|
3,9
|
3,8
|
Cameroun
|
3,1
|
3,0
|
3,0
|
2,9
|
2,9
|
Nigéria
|
2,8
|
2,9
|
2,9
|
2,9
|
2,9
|
Sénégal
|
3,6
|
3,6
|
3,5
|
3,4
|
3,4
|
Source : Banque Mondiale
L'étude diagnostique sur la méthodologie
d'élaboration d'un Plan National de Bonne Gouvernance et de Lutte contre
la Corruption pour la période 2010-201415 a mis en
évidence les larges pouvoirs de l'Exécutif en Côte
d'Ivoire, ce qui limite la séparation réelle des pouvoirs
vis-à-vis du Législatif et du Judiciaire. Aussi, les
modalités d'accès aux fonctions de Magistrat et de leur promotion
ne permettent-elles pas de garantir leur indépendance. Ce corps de hauts
fonctionnaires est en outre affecté par une forte corruption, tout comme
celui des forces de défense et de sécurité ainsi que bien
d'autres corps de métier de l'Administration publique.
14 Les résultats détaillés de
cette enquête dénommée « Enterprise surveys »
sont disponibles sur le site http://www.enterprisesurveys.org/ mis à
disposition des utilisateurs par la Banque Mondiale.
15 Gouvernement de la République de Côte
d'Ivoire, Plan National de Bonne Gouvernance et de Lutte contre la Corruption
2010-2014, Rapport provisoire, décembre 2009.
La corruption s'est amplifiée de façon
endémique sous plusieurs formes au cours de la dernière
décennie. En effet, la privatisation informelle est devenue une
gangrène qui mine la plupart des services publics au sein desquels le
recours à des intermédiaires ou tierces personnes semble devenu
la règle. Les pesanteurs bureaucratiques qui caractérisent ainsi
ces services occasionnent des surcoûts importants pour les
entreprises16 et rendent inefficace l'Administration publique
ivoirienne. Cela est confirmé par l'indice de perception de la
corruption de la Banque Mondiale qui situe la Côte d'Ivoire ces
dernières années dans le denier quart des pays africains avec un
score voisin de 2 (Annexe 15).
Par ailleurs, la prolifération et la circulation
illicite d'armes légères et de petits calibres, dans le contexte
de crises socio-politiques répétées, ont augmenté
de façon drastique l'insécurité des personnes et des biens
ainsi que l'insécurité transfrontalière (porosité
des frontières). Selon la Banque Mondiale, les pertes des entreprises
attribuables aux vols, vandalismes et incendies criminels se chiffrent à
3,4% des pertes de totales de chiffre d'affaire en 2009.
L'affaiblissement et la déliquescence de
l'autorité de l'Etat se sont également aggravés au cours
de ces années par divers actes d'insubordination et de défiance
portant notamment sur l'inapplication et le non respect des lois et des textes
en vigueur, et l'impunité des responsables auteurs de manquements
avérés. Dans cet environnement malsain, les dirigeants
d'entreprises déplorent l'incertitude du droit et
l'insécurité des biens et des personnes. La pratique des affaires
se heurte également à la persistance du phénomène
de la fraude et de la contrebande aggravé par la porosité des
frontières et la montée en puissance du secteur informel. Par
ailleurs, les entreprises ont dénoncé l'obsolescence du cadre
réglementaire d'appui à l'initiative privé. Pour
celles-ci, le Code de 1995 et les textes régissant les activités
du secteur privé sont obsolètes et gagneraient à
être actualisés pour tenir compte des différentes
évolutions de l'environnement des affaires.
En plus, la Côte d'Ivoire s'est engagée
récemment dans le développement durable en encourageant
l'adoption des politiques de la Responsabilité Sociétale
d'Entreprise (RSE). Mais à ce jour, très peu d'entreprises
ivoiriennes ont intégré ce concept dans leur politique
managériale. De même, selon la Banque Mondiale, seulement 4,3% des
entreprises ivoiriennes ont pu obtenir la certification de l'Organisation
Internationale de la Normalisation (ISO) à fin 2009.
Bien que d'importantes avancées soient perceptibles en
matière de lutte contre le blanchiment des capitaux, le système
de lutte contre la criminalité financière locale et
transfrontalière semble être confronté à l'absence
d'une loi sur la cybercriminalité, d'une base de données
nationales sur les informations financières et de mécanismes de
gel, saisie et confiscation des avoirs dans les affaires de corruption. Il
importe aussi de relever que l'absence de lois et de dispositifs
institutionnels spécifiques sur la corruption et l'enrichissement
illicite, le caractère dérisoire et peu dissuasif de la sanction
pécuniaire et pénale y afférente et l'absence de
référentiel éthique dans la gestion des affaires
publiques, ne permettent pas de lutter efficacement contre ces pratiques
déviantes qui ont eu tendance à se développer en
constituant ainsi de sérieuses entraves à la croissance
économique en Côte d'Ivoire.
16 Dans son intervention lors du forum Doing
Business 2010 de novembre 2009, Monsieur Jean Louis BILLON, Président de
la CCI-CI a indiqué que la corruption occasionne des pertes au secteur
privé évaluées entre 150 et 300 milliards de FCFA par an
et exprimé ainsi la nécessité d'une action corrective
urgente.
c) Des défailances du marché
s'affichent-elles comme des contraintes à la croissance en Côte
d'Ivoire ?
Les défaillances du marché portent sur
l'existence d'externalités d'information et de coordination. Les
externalités d'information proviennent du fait qu'il est difficile de
créer mais facile de copier ou d'imiter. Les moyens de protection des
droits de propriété sont limités en Côte d'Ivoire,
notamment en termes d'instruments juridiques et organisationnels. La
contrefaçon touche tous les produits et presque tous les domaines
d'activité. La structure institutionnelle régissant
l'exécution des droits de propriété et des contrats
commerciaux, et le cadre juridique de l'activité économique en
général sont déficients. L'intensité de la
corruption et de l'insécurité nuit à la
sécurité des contrats. Il en résulte un réel
problème d'innovations et de diversification productive en Côte
d'Ivoire. C'est ce que l'approche HRV baptise le problème de «
l'auto-découverte » qui peut aussi faire
référence en Côte d'Ivoire à l'absence de
diversification des partenaires commerciaux.
En ce qui concerne la coordination, le Comité de
concertation Secteur public/Secteur privé, rattaché au Cabinet du
Premier Ministre et dont le secrétariat technique est assuré par
le Ministère de l'Industrie et de la Promotion du Secteur Privé,
n'est plus actif. Ce cadre de dialogue entre le secteur privé et l'Etat
semble rompu et non opérationnel depuis sa création. Les
problèmes de chaque entreprise sont réglés au cas par cas
et impliquent des délais longs et très coûteux pour le
secteur privé. Par ailleurs, outre quelques organisations
professionnelles représentatives du secteur privé national
décrites dans la première partie de l'étude, il n'existe
pas de coopérations inter-entreprises dynamiques à l'image des
clusters ou systèmes productifs locaux en Occident ou dans certains pays
africains tels que le Sénégal, le Nigéria et le Maroc,
à même d'impulser une véritable révolution
copernicienne dans le monde des affaires en Côte d'Ivoire et créer
ainsi des pôles de compétitivité au bénéfice
de l'économie nationale. Plus grave, la partition du pays depuis 2002
induit une perte de marchés pour les entreprises nationales.
L'étroitesse du marché local est rendue perceptible et
contraignante par la non-effectivité de l'accès des entreprises
ivoiriennes à certains marchés régionaux et
sousrégionaux dans le cadre de l'UEMOA et de la CEDEAO.
En somme, les dernières années ont
été marquées par la faiblesse des rendements de
l'activité économique liée à des
défaillances des politiques publiques et des distorsions de
marché qui se sont amplifiées pour réduire la
capacité d'appropriation privée en Côte d'Ivoire. Qu'en
est-il du coût du financement de l'activité économique ?
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