PREMIERE PARTIE :
Contextualisation sociohistorique et
cadre théorique
La démarche première de tout sociologue, fut-il
apprenti, est de définir son objet afin que l'on sache ce dont il est
question dans son travail d'investigation. C'et dans cette maxime de Durkheim
que nous situons la première partie de notre travail de recherche. Cette
partie est ainsi consacrée à la contextualisation
socio-historique où il sera question de faire par de la
problématique d'ensemble dans laquelle s'intègre notre
thème ou objet d'étude, mais aussi et surtout de décrire
sa trajectoire socio-historique et ensuite, à la présentation de
l'arsenal théorique que nous avons mis en oeuvre pour accéder
à l'intelligibilité de notre objet.
Chapitre I : Histoire de la politique de
développement agricole du Sénégal
Cette étude se propose d'analyser l'évolution
des politiques agricoles du Sénégal, de passer en revue les
différentes interventions des structures étatiques mises en place
afin de s'interroger sur la pertinence et l'efficacité des solutions
nationales adoptées par le gouvernement selon les recommandations des
institutions internationales.
L'hypothèse qui sous-tend cette partie est que le
développement de l'agriculture suppose un consensus politique national
autour d'objectifs nationaux, un pilotage non bureaucratique pour satisfaire
les besoins du marché intérieur et maîtriser l'ouverture
sur le marché extérieur. Il est évident que l'histoire a
montré l'échec des systèmes politiques qui concentrent la
gestion des affaires publiques entre les mains d'un pouvoir central et
affaiblissent les pouvoirs locaux ruraux, mais le désengagement des
États qui s'en est suivi a très vite montré ses limites
car il a conduit á un vide institutionnel, une stagnation de la
production agricole, l'aggravation de l'insécurité alimentaire,
le développement des conflits pour le contrôle des ressources de
base. Il semble ainsi étonnant comme le constate Ibrahima Dia : «
Avec quelle légèreté les décideurs politiques
et les experts locaux acceptent que les politiques dans le domaine de
l'agriculture soient uniquement basées sur les schémas
économistes et simplistes prônés par les institutions
financières sur la base d'une certaine doctrine, « le
libéralisme du marché » (I. Dia, 2000, p111).
Certes les politiques dirigistes mises en oeuvre dans le
secteur agricole depuis 1960 ont échoué, mais est- ce une raison
pour accepter le « laisser faire » et la soumission au marché
mondial qui condamne les pays africains á se soumettre aux normes de la
compétitivité ?
Les fondements théoriques de ces institutions
internationales repose sur le principal postulat qui consiste à dire que
le vide que va provoquer le retrait de l'État sera naturellement
comblé par le secteur privé. Cependant, ce postulat n'est
basé sur aucune expérience de développement agricole dans
les pays d'Asie ou d'Europe. En effet la Révolution Verte ne s'est pas
produite en Asie par le dynamisme du marché (Gilbert Etienne, 1995),
mais bien par une forte intervention volontariste de l'État qui a
apporté un soutien à la recherche et à la vulgarisation
agricole et mis en place des réseaux de distribution de semences
améliorées et d'engrais. A ce titre, Bertrand Hervieu repris par
I. Dia tire ainsi les principaux enseignements de la révolution verte :
« Les succès de la révolution verte, liés
à partir des années 1963-1964 et jusqu'en 1970 à la
diffusion de nouvelles semences céréalières concernant
surtout celle blé, permettent une augmentation significative de la
production de céréales en Inde, En
Chine, en Indonésie, au Pakistan, au Bangladesh.
Bon nombre de ces pays ont cessé d'tre des importateurs de
céréales. Le Viêt-nam s'est hissé au
troisième rang mondial pour les exportations de riz. Le premier
enseignement de ces résultats réside dans le rôle capital
joué par la recherche (~) La seconde leçon à en tirer est
que le fruit de cette recherche particulièrement bien adapté aux
structures sociales et aux savoir-faire locaux (~) Surtout, ces innovations
n'ont nécessité ni mécanisation, ni exode paysan pour leur
mise en oeuvre» (I. Dia, 2000, p 112).
L'adoption d'une politique commune au sein de l'Union
européenne montre bien la volonté que manifestent les
États de ce continent pour orienter le développement de leur
agriculture à travers d'une part, la fixation des prix et d'autre part,
l'établissement de quotas de production et l'octroi de subventions. Dans
la même logique, les États- Unis d'Amérique avaient mis en
oeuvre des politiques agricoles souples et évolutives.
En réalité, les expériences asiatiques,
européennes et américaines montrent que les progrès de
l'agriculture ont été obtenus grace à un véritable
engagement de l'État et non comme on le laisse entendre par un
désengagement de l'État au profit du marché. Il s'agissait
dans ces pays d'obtenir l'autosuffisance alimentaire inspirée par une
idéologie nationaliste selon célèbre la formule du
général De Gaulle : « un pays qui ne peut pas se nourrir
n'est pas un grand pays », (I. Dia, 2000, p 113). Il apparaît
donc que l'agriculture des pays industriels dont les gouvernements se
déclarent partisans de l'économie de marché est encore
soumise à de nombreuses interventions de l'État et on imagine mal
pourquoi il devrait en etre autrement dans les pays du Tiers monde. Et depuis
plus d'un siècle aujourd'hui, les conceptions du développement en
Afrique de l'Ouest oscille entre deux modules : le modèle du
volontarisme de l'administration, c'est-à-dire que l'État se
présente comme l'organisateur omnipotent qui se trouve parfois
lui-même engagé dans la production, et celui de l'accompagner les
dynamiques économiques existantes dans une options libérale.
Le Sénégal présente ainsi une explication
et une analyse plus spécifique de sa politique agricole tout au long de
son histoire. En effet Mohamed Mbodj analyse les politiques de
développement agricole mises en oeuvre par l'État
sénégalais autour de trois périodes majeures :
1À D'abord de 1960 à 1971 marquée par la
nationalisation de l'agriculture dans un contexte socialiste et de domination
des rapports État /marabouts,
2- Ensuite la période de 1971 à 1979 qui se
présente comme une période des calamités naturelles
produisant un « malaise paysan » sur un fond de domination des
marabouts et de changement de régime politique,
3- Enfin la période de 1979 à 1990
marquée par l'ajustement structurel avec le désengagement de
l'Etat dans l'activité économique et la promotion du libre
échange, (Mbodj, 1992, p 96).
Mais pour les besoins de cette étude, nous avons
jugé nécessaire de proposer une nouvelle périodisation en
situant cette politique agricole autour de trois étapes. D'abord des
années 60 jusqu'en 1979 avec l'État interventionniste. Ensuite
des années 80 à 1990 marquées par le désengagement
de l'État et la responsabilisation des producteurs et, enfin de 1990
à la période actuelle dominée par la politique de lutte
contre la pauvreté et la politique de la stratégie de croissance
accélérée.
1.1 - La période d 1960 à 1962 : Mamadou DIA
et la politique d'animation rurale et le mouvement coopératif
L'animation rurale se conçoit comme une modalité
de la participation des communautés dans les processus de prise de
décision. Elle est considérée comme une réponse
à des besoins décisionnels plus judicieux et socialement plus
acceptable que les choix qui émergent de politiques non
décisionnels ou de type bureaucratiques. Elle participe d'une
volonté de dialogue fortement affichée par les pouvoirs publics
à travers les politiques de développement mises en place au
lendemain des indépendances.
Cette période concerne en principe la politique de
Mamadou DIA, partisan de la doctrine du socialisme africain. En effet, quand le
Sénégal accède à l'indépendance en 1960, le
gouvernement de Mamadou Dia adopte un plan de socialisation et de
nationalisation de son économie. Ainsi, l'orientation du nouvel
État indépendant prenait source dans cette doctrine socialiste
basée sur ce qui est connu sous le nom de « communautarisme
négro-africain » qui est une voie médiate alliant
l'efficacité de la gestion capitaliste aux valeurs du socialisme. A
cette époque, les bases idéologiques du mouvement
coopératif étaient, dès 1950 avancées par M. Dia
à savoir que la coopérative est l'institution clef du socialisme
africain, et qu'elle doit combiner les traditions africaines et les valeurs
démocratiques. L'hypothèse qui sous-tendait cette politique
était qu'au sein des sociétés traditionnelles, il existe
des valeurs qui peuvent et
doivent etre utilisées au service du
développement. C'est ainsi que dans son discours du 04 Avril 1959, le
Président du Conseil d'alors pose d'emblée la
problématique du développement en ces termes : « J'ai
déjà dit que, politiquement, nous devions choisir un socialisme
original, authentique, prolongeant ses racines profondément dans le
terroir, issu de l'Afrique et non de l'Europe, de l'Asie ou de
l'Amérique. Pour construire ce socialisme nouveau, nous emprunterons la
grande voie de l'économie humaine, qui peut se résumer dans la
belle formule de François Perroux « l'économie de tout
l'homme et de tout les hommes. » (Rapport national sur le
développement humain au Sénégal, 2005 : p 33).
Alors dans ce cas précis, le développement est
censé être un phénomène total, c'est-àdire
qu'il doit s'appliquer à toutes les régions du pays, urbaines et
rurales, à toutes les classes de la société, à tous
les secteurs de l'économie, à tous les niveaux de vie
individuelle et collective etc.
La méthode préconisée pour atteindre cet
objectif est celle d'un dialogue ouvert qui bannit toute forme de contrainte.
Donc l'instrument à travers lequel les éléments de
conception de cette politique agricole vont se matérialiser est la
coopérative. Il fut ainsi décidé la mise en place d'un
important mouvement coopératif. Ce qui traduisait dans les faits, les
orientations contenues dans la circulaire n° 32 du 21 Mai 1962 du Conseil
intitulé Doctrine et problème de l'évolution du
mouvement coopératif au Sénégal qui va promouvoir les
coopératives comme instruments de mobilisation des populations et de
réalisation du développement rural. Cette circulaire était
l'expression la plus clairement élaborée des objectifs du
gouvernement. Dans un tel contexte, le mouvement coopératif devrait
servir de pierre angulaire pour la promotion socioéconomique des
paysans. A ce propos, Il était écrit dans la circulaire que :
« Le mouvement coopératif, au niveau des communautés
humaines réelles constitue le mode d'organisation permettant de
préserver les valeurs communautaires anciennes et de promouvoir un
développement moderne susceptible de prendre place dans les courants
d'évolution du monde actuel » (Rapport national sur le
développement humain au Sénégal, 2005 : p 34).
Fondées sur l'éthique du socialisme africain,
les coopératives vont avoir pour objectifs de démanteler
l'économie de traite, assainir les circuits de commercialisation
hérités de la colonisation, nationaliser le commerce de
l'arachide et diversifier l'économie rurale etc. Le mouvement
coopératif devient donc le cadre de promotion d'une approche
communautaire du développement locale. Il s'agit en fait de promouvoir
un système d'encadrement rapproché des paysans tant sur le plan
de l'organisation, du financement mais aussi du contrôle des
coopératives agricoles. Mais un tel système est
censé s'atténuer au fur et à mesure que les
coopérateurs acquièrent les compétences nécessaires
à la gestion de leur organisation.
Finalement la prédominance de la version communautaire
promue par Dia ne suivra pas à son érection dans la scène
politique consécutive aux fameux évènements de 1962.
Depuis lors, l'approche institutionnelle du développement local semble
prendre le pas sur celle communautaire dans les politiques de
développement au Sénégal. Avec l'élimination de M.
Dia, la situation devient encore beaucoup plus grave en 1963 avec une
stagnation des stocks d'arachide dans les coopératives et, la tutelle,
au lieu de dépérir connaît une accentuation : c'est
l'État qui fixe les prix, distribue les semences, fournit le
crédit, supervise la comptabilité des coopératives et
détermine les priorités locales de développement. Ainsi
pour gouverner des populations intégrées, l'État du
Sénégal a procédé à la mise en place d'un
relais de son pouvoir dans le milieu rural à la suite de la
réforme administrative territoriale de 1972. A côté de
l'organisation administrative, l'État va également mettre sur
pied des structures de mobilisation populaire et de participation pour faire du
monde rural « le pôle du développement de la
société ». Cette phase réformiste se fondait sur
la référence à l'idéologie du socialisme
démocratique sous-tendue par l'option d'une planification rigoureuse,
exhaustive et volontariste.
Toutefois, les coopératives vont très vite
être transformées en instruments de prédation. Dès
le début de leur mise en oeuvre, les elles seront d'abord
confrontées à des problèmes structurels et à
d'autres liés à l'environnement sociopolitique du pays, notamment
le clientélisme politico-économique reliant les structures et
fonctionnaires de l'État, les leaders du monde rural et la masse des
paysans. Autrement dit, la politisation des coopératives, notamment avec
l'avènement des Centres Régionaux pour l'Assistance au
Développement (GRAD), va détourner les coopératives de
leurs missions. Ensuite l'hétérogénéité des
villages membres d'une méme coopérative posait des
problèmes de cohésion sociale et de solidarité. Enfin la
mauvaise gestion et la récupération du mouvement par les
élites locales vont miner les coopératives. En outre, les elles
vont se réduire à la gestion arachidière et se transformer
en une structure politique de différenciation sociale en milieu rural.
Ainsi elles apparaissent plus comme des instruments de contrôle social et
politique de l'État et des politiciens sur les masses rurales qu'un
outil au service des populations. L'État tentera de remédier
à cette situation, mais l'aggravation des dérapages engendrent ce
qu'on a appelé « un malaise paysan ». Geci entraîne un
premier train de réformes qui aboutit à la création de
l'Office National de Coopération et d'Assistance au Développement
(ONGAD).
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