b) Une frilosité potentielle du milieu bancaire a
l'égard des projets de navires verts
L'activité de financement et de structuration du
crédit découle directement de l'évaluation et de la
gestion des risques117.
Une évaluation imparfaite des risques du fait de la
nouveauté de l'actif a financer constituera un risque
supplémentaire pour l'opération, risque qui sera, selon les
mécanismes traditionnels de financement refacturé au
client118, et qui pourra aller jusqu'à entrainer une certaine
frilosité a l'octroi de crédit de la part des banquiers.
La première réticence des banques commerciales
à financer des navires verts -ou à tout le moins à ne pas
augmenter sa marge sur ce type de financement ou à limiter la
quotité de financement- pourrait porter sur la valeur de l'actif.
Le risque d'actif (qualité du navire, chantier de
construction, emploi du navire) est un élément important de
l'analyse crédit d'un financement maritime119.
La grande majorité des financements maritimes
possèdent des clauses de value to loan, qui prévoient
que tout au long de la durée du financement, la valeur de l'actif
financé doit être en mesure de couvrir un certain pourcentage du
montant de l'encours120.
L'exercice d'évaluation des navires est
généralement conduit deux fois par an a l'échelle du
portefeuille de navires financés, et les banques font appel aux
courtiers maritimes -Clarksons, Fearnleys etc.- qui estiment la valeur de
marché des navires.
Cette valeur fluctue en fonction des taux de fret, du prix des
navires neufs, de la liquidité des investisseurs et des
prévisions de l'évolution de la conjoncture sur les
marchés du transport maritime121.
117 Michel Crouhy, Dan Galai, Mark Robert, Risk Management, Mc
Graw Hill, 2000.
118 Ibid.
119 Les autres éléments de l'analyse
crédit sont principalement le risque client (résultats
financiers, management), le risque au niveau de trésorerie
dégagée par l'actif (ou par la flotte dans le cadre d'un
financement concernant plusieurs navires) et le risque de marché
(analyse du niveau des taux de fret, projections sur la santé du
marché à moyen terme etc.).
Le risque de change est également examiné.
120 Ce pourcentage varie généralement entre 110
et 130%, voire 140% de l'encours, de sorte qu'en cas de défaut de
paiement persistant de la part de l'emprunteur, la banque puisse
reposséder l'actif, le vendre et ainsi rembourser le montant de
l'encours.
121 Stephenson Harwood, Shipping finance, Euromoney Books,
2006.
La question qui se pose dès lors est de savoir comment les
courtiers vont évaluer les navires verts ? Vont-ils tenir compte des
avancées technologiques dont ils ont été pourvus et des
surcoûts qu'elles ont entraînés ?
Cette interrogation se posera avec d'autant plus
d'acuité en période de taux de fret peu élevés et
de conjoncture basse, lorsque les navires sont essentiellement
évalués en fonction de leur fonctionnalité première
: le transport d'un certain tonnage de marchandise spécialisée
sur une distance définie.
Car si les courtiers considèrent au cours de leur
exercice d'évaluation que les navires verts -dont les prix d'origine
sont à actif égal plus élevés que ceux des navires
standards- ont une valeur commerciale équivalente, alors la value to
loan de ces navires va se détériorer de manière plus
importante que celle des navires standards.
En d'autres termes, a navire équivalent, la valeur du
navire vert rapportée a l'encours sera moins importante que celle du
navire standard, puisque le navire vert aura eu un surcoût à la
construction entraînant -à quotité de financement
équivalente- un encours plus important (voir figure cidessous).
Figure 15 : Exercice de value to loan navire
standard/navire vert (Fictif)
Source : Production propre
La figure 12 montre bien qu'en cas d'évaluation dans
des montants équivalents entre les navires standards et les navires
verts, le navire standard respecterait quasiment tout au long de la
durée du financement un VTL de 110% de l'encours, alors que le navire
vert serait en dessous de 100% tout au long de la durée du
prêt122.
Ce cas de figure pourrait entraîner des tensions
commerciales tout au long de la durée du prêt, avec obligation
pour l'emprunteur d'apporter des garanties supplémentaires
-dépôt de liquidités, hypothèque sur un autre navire
etc.- pour sécuriser l'encours dans la perspective d'un
hypothétique cas de défaut.
D'autre part, nous l'avons vu également, les navires
verts impliquent souvent l'emploi d'une nouvelle technologie dont l'utilisation
par l'équipage pourrait entrainer un surcoût (Voir I) A) 2) Des
surcoûts liés a l'exploitation de ces navires).
Outre ce surcoût, le risque d'actif est également
renchéri du fait des difficultés opérationnelles -y
compris le risque d'accident- que pourrait induire une technologie mal
maîtrisée.
Dans le cas oi le navire serait affrété, et en
fonction du contrat d'affrètement en vigueur, le banquier devrait
pouvoir exercer un droit de regard sur les qualifications de l'équipage
en matière d'utilisation des technologies vertes.
Rappelons a ce titre que la banque possède un droit de
regard sur l'affréteur du navire financé pour les contrats
d'affrètement a temps de plus de 6 mois, et peut imposer a ce titre des
obligations à l'affréteur. Ces obligations seront alors
consignées dans la documentation du prêt123.
Rappelons également qu'en matière
d'affrètement coque nue, c'est l'affréteur qui est en charge de
la gestion nautique du navire, ce qui n'est pas le cas en matière
d'affrètement a temps ou au voyage, pour lesquels c'est le
fréteur qui est responsable de cette gestion124.
En fonction des cas de figure, le banquier devrait pouvoir
exiger de la part du fréteur ou de l'affréteur une garantie que
le personnel assigné à la gestion nautique du navire
maîtrise la technologie verte installée à bord de ce
navire.
122 A noter nous avons utilisé dans la figure 12 un
encours majoré de 15% pour le navire vert. Ces 15% correspondent au
surcoût acquitté par Maersk pour l'achat de sa dernière
génération de conteneurs (voir I) A) 1) Des surcoûts
liés aux caractéristiques physiques des navires verts).
A noter également que les montants indiqués dans la
figure 12 (en Millions de Dollars) ne correspondent en revanche en rien aux
navires achetés par Maersk.
123 On les retrouve généralement dans des documents
tels que le General Undertakings, le Deed of Covenant, le
General Assignment ou le Supplemental Agreement.
124 Cours d'économie du transport maritime, Elisabeth
Gouvernal, 2010.
Enfin, la configuration actuelle du secteur bancaire et la
manière dont sont octroyés les financements maritimes pourrait
également consacrer une potentielle frilosité des banquiers a
l'égard du financement des navires verts.
Dans une étude intitulée Outpacing the
tempest : The consequences of Basle II on Institutional Lending in Shipping
finance transactions125 explique comment les règles de
Bâle II ont eu un impact restrictif sur les financements maritimes.
Les années 1990 ont vu l'émergence d'un
phénomène de concentration dans l'industrie bancaire. Cette vague
de fusons-acquisitions a, toujours selon Peter Measures et Angelo Rosa,
restreint l'offre de crédit à disposition de l'industrie
maritime, ce qui en parallèle engendré une consolidation des
portefeuilles shipping.
Dès lors, les crédits consentis aux petits
armateurs auraient été perçus comme des risques non
nécessaires, et les banques auraient privilégié les
relations commerciales avec de grands armateurs financièrement stables
et de ce point de vue capables d'absorber des retournements de conjoncture
conséquents.
Les banquiers auraient renforcé leur prudence face aux
petits armateurs, rendant les financements plus difficiles à obtenir
pour ces derniers.
Le renforcement des garanties bancaires imposé par les
règles de Bâle II -notamment la provision de sommes d'argent en
cas de défaut d'un emprunteur- impliquent une vigilance accrue
vis-à-vis du risque de défaut de l'emprunteur.
Les auteurs poursuivent en soulignant que seule une
profitabilité forte -assise sur une estimation de rentabilité
importante du projet propre aux grandes opérations d'acquisition de
navires réalisées par les grandes compagnies maritimes- peut
compenser ce risque. Les petits et moyens armateurs, dont le risque de
défaut est plus élevé et dont les crédits sont
moins rentables pour les banques, seraient de ce fait
désavantagés.
Cette analyse peut être transposée en
matière de navires verts. En effet, le manque de connaissance de
l'économie des navires verts pourrait conduire les banquiers à
conserver leurs distances quant à ces types de financement dont la
rentabilité n'est pas clairement connue sur le long terme.
Ce conservatisme et cette frilosité pourrait nuire au
développement et a la généralisation d'un transport
maritime respectueux de l'environnement.
125 Peter Measures, Angelo Rosa, Outpacing the tempest : The
consequences of Basle II on Institutiona Lending in Shipping finance
transactions, The Tennessee Journal of Business Law, 2004.
Dans une moindre mesure, en octroyant des crédits aux
grandes compagnies maritimes -qui développent a l'instar de Maersk, CMA
CGM ou Wilh Wilhelmsen des programmes d'acquisition de navires verts-, les
banques commerciales pourraient renforcer ce phénomène de
shipping à deux vitesses que nous décrivions plus en amont dans
cette réflexion (Voir II) A) 1) a)Des arbitrages aux effets pervers : le
risque d'un shipping a deux vitesses).
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