Formation de la personnalité des enfants de la rue à Port-au-Prince( Télécharger le fichier original )par Dieuveut GAITY Université d'Etat d'Haiti - Licence en Psychologie (Bachelor Degree) 2009 |
3- Notre théorie de choix: Le matérialisme historiqueVu que les objectifs de notre travail embrassent, d'une manière générale, les conditions de vie des enfants de la rue et, en particulier, la formation de leur personnalité, nous allons, dans ce chapitre, soumettre aux lecteurs la grille théorique fondamentale nous permettant de comprendre cette réalité et d'atteindre les objectifs poursuivis.
3.1.- Avec le matérialisme historique, une autre façon de voir l'individu La conception que les auteurs de cette théorie ont faite de l'être humain trouve son expression caractéristique dans la notion du travail. A partir de cette notion, les auteurs y voient la pratique sociale essentielle qui définit les différents rapports de l'être humain et qui lui permet d'agir concrètement dans le but de produire sa vie. En d'autres termes, c'est par le travail que l'être humain crée, pour subsister, ses moyens d'existence lui permettant de répondre à la satisfaction de ses besoins ; et aussi, c'est par le travail que l'être humain arrive à développer et à exprimer ses capacités intellectuelles et physiques. A cet effet, Karl Marx, l'une des ressources clés de cette approche, a mentionné : « Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s'assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu'il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature et développe les facultés qui y sommeillent. »45(*) Une telle explication permet de comprendre le rôle du travail ontologique, comme étant une pratique essentielle dans le développement sociohistorique de l'homme concret. De ce fait, ce mode de développement ne peut se réaliser que dans le travail, par le travail et pour le travail ; dans lequel l'homme se rencontre, affirment les marxistes, en contact avec les forces productives et les relations sociales les plus décisives. En un mot, c'est ce que Marx et Engels ont conjointement désigné de Rapports sociaux dans l'Idéologie allemande.46(*) 3.2.- Les rapports sociaux, un véritable déterminant... En réalité, la littérature marxiste permet de voir l'être humain comme un sujet de la production qui, en produisant, se transforme lui-même. De cette façon, il est vu comme celui qui crée ses conditions concrètes d'existence, les organise et les reproduit dans des rapports sociaux matériellement orientés et déterminés. Selon les réflexions de Marx, à propos des rapports sociaux, il est dit : « Une somme de forces productives, un rapport avec la nature et entre les individus, crées historiquement et transmis à chaque génération par celle qui la précède, une masse de forces de production, de capitaux et de circonstances qui, d'une part, sont bien modifiées par la nouvelle génération, mais qui, d'autre part, lui dictent ses propres conditions d'existence et lui impriment un développement déterminé, un caractère spécifique. » 47(*) De surcroît, ces rapports sociaux limitent les activités de l'individu à tous les niveaux, et les fixent dans la forme la plus stricte de la reproduction de la force de travail, en lieu et place de la satisfaction réelle des besoins fondamentaux auxquels l'individu est constamment accroché. A ce moment, ces rapports sont loin d'être des pratiques permettant à l'individu de se réaliser lui-même, mais plutôt de le contraindre à produire des biens, des objets, des capitaux et à fournir des services, dont il n'est pas le bénéficiaire ni le maître, qui mortifient son corps et ruinent son esprit tout en empêchant sa pleine réalisation. A ce point, ni le travail que l'individu effectue, ni les relations qu'il se noue ne peuvent être aucunement perçus comme un exercice de manifestation de soi, dans la mesure où ce que l'individu produit, dit Georges Gurvitch48(*), échappe pleinement à son contrôle, dans lequel il se perd totalement à un point tel que même sa conscience y est assujettie. Et c'est, en fait, pour cela que Marx a beaucoup insisté en précisant que ces rapports ne sont point des relations établies consciemment, que les individus rêveraient de transformer suivant leur propre désir ou une quelconque aspiration par le fait que ces rapports sont non seulement indépendants de la volonté de l'individu, mais aussi ils se réfèrent à un ensemble de pratiques sociales matériellement déterminées et déterminantes qui, selon les forces productives en vigueur, définissent un mode de production approprié autour duquel s'organise la structure économique de la société en question, et qu'un individu à lui seul ne peut transformer. Car, une telle structure économique entraîne avec elle, et crée des conditions matérielles dans lesquelles l'individu manifeste sa vie réelle et qui reflètent finalement ce qu'il est. En d'autres mots, la façon dont l'individu agit, ses représentations des choses et des événements, sa pensée, son langage, ses activités, voire sa personnalité se trouvent liés et bien dépendants de ses conditions d'existence. D'où, K. Marx en a fait un résumé intelligent en précisant que : « Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. »49(*) C'est pourquoi d'ailleurs, Marx et Engels ont conclu dans l'Idéologie Allemande en ces termes : « La contradiction entre la personnalité du prolétaire en particulier et les conditions de vie qui lui sont imposées, c'est-à-dire le travail, lui apparaît lui- même, d'autant plus qu'il a déjà été sacrifié dès sa prime jeunesse (...) Ils (les prolétaires) se trouvent, (...), en opposition directe avec la forme que les individus de la société ont jusqu'à présent choisie pour expression d'ensemble, (...) et il leur font renverser cet Etat pour réaliser leur personnalité. »50(*) 3.3.- L'individu, entre ses conditions d'existence et sa personnalité L'individu, tout au long de sa vie, se trouve aux prises à des conditions matériellement et économiquement déterminées et qui façonnent son être biologique, social et politique, et qui lui assurent un développement historique, élément de sa singularité. Parlant de singularité, nous faisons référence à l'individu concret, être singulier, singularisé et singularisant, étudié dans ses conditions concrètes de vie et qui, au cours de son développement social et historique, se forme une personnalité. Cette personnalité est définie, selon Lucien Sève, comme un « système complexe d'Actes. »51(*). Tous maintenus dans des relations sociales porteuses d'activités concrètement déterminées pour l'individu, dans lesquelles il produit, développe ou spécifie ses capacités de production pour obtenir les résultats objectifs et significatifs pour la société. Et, de ce fait, nous rejoignons Antonio Gramsci qui, lui aussi, a défini « l'homme comme étant un processus et plus précisément le processus de ses actes. ».52(*) Donc, la notion d'Actes est devenue tellement importante dans l'étude de la personnalité de l'individu, que Lucien Sève l'a ainsi décrite : « Tout comportement de l'individu, de quelque niveau qu'il soit, considère non pas seulement en tant que comportement, c'est-à-dire rapporté au psychisme, mais en tant qu' activité concrète, c'est-à-dire rapporté à une biographie ; autrement dit en tant qu'il produit un certain nombre de résultats, non pas de résultats pour l'individu lui-même et de façon directe, mais des résultats pour la société, compte tenu de ses conditions concrètes, résultats qui font retour à l'individu à travers des médiations objectives plus ou moins complexes. »53(*) A cet égard, la notion d'Actes ne se réfère pas seulement aux activités concrètes que l'individu entreprend, elle se rapporte également à sa biographie. Ce qui, de notre côté, nous permet de dire que la personnalité de l'individu est l'ensemble des actes qui composent sa biographie et qui a permis ainsi à Lucien Sève d'enchaîner : « Tout acte est un acte d'un individu, un aspect de sa biographie, une expression de soi. Et, aussi, c'est l'acte d'un monde social déterminé ; un aspect des rapports sociaux, une expression des conditions historiques objectives. »54(*) En somme, l'individu, par ses actes qui constituent sa biographie, est d'abord activité sensible et matérielle dans des milieux déterminés, avec des matériels déterminés, dans une structure sociale déterminée où ses différents rapports sociaux de production et ses capacités physiques et intellectuelles sont développés et définis au cours de l'histoire. Donc, nous semble-t-il, l'individu est d'emblée dans l'histoire ; ce qui fait, plus loin, que Jean Claude Filloux55(*) va définir la personnalité de l'individu comme étant une histoire dans une histoire 3.4.- L'individu, est-il déterminé à se reproduire ? Le schéma historique, dans lequel agit généralement l'individu qui se rapporte à la production des moyens lui permettant de satisfaire ses besoins, est la pièce majeure qui définit la vie de celui-ci. Etant vivant, l'individu est appelé à renouveler cette forme de production garantissant la vie et à développer une manière de vivre stable, un mode de pensée qui se transmet de groupe en groupe, de génération en génération. Tout ceci se réfère à la reproduction des modes de vie impliquant l'individu dans un renouvellement quotidien de sa force de travail où les relations sociales et les pratiques de la vie quotidienne sont restées pratiquement inchangées, sans écarter les activités dans lesquelles les individus se reproduisent eux-mêmes, en créant d'autres hommes et d'autres femmes de la même espèce. Ce qui traduit parfaitement la conception matérialiste en ce sens : « Le facteur déterminant, en dernier ressort, dans l'histoire, c'est la production et la reproduction de la vie immédiate. Mais, à son tour, cette production de moyens d'existence, d'objets servant à la nourriture, à l'habillement, au logement, et des outils qu'ils (les individus) nécessitent ; d'autre part, la production des hommes, la propagation de l'espèce [...] »56(*) Ainsi, les situations dans lesquelles les individus sont astreints à reproduire constamment leurs conditions d'existence sont matériellement déterminées. D'un côté, même si les individus sont remplacés dans le temps, le système se reproduit cependant à l'identique ; ils peuvent bien modifier leur comportement dans le temps, mais ces modifications isolées et partielles ne produisent pas de changement au niveau global. De l'autre côté, ce que les individus produisent augmente, mais les relations qui se nouent entre les différentes classes demeurent constantes. En résumé, l'étude de la personnalité de l'individu peut être abordée suivant plusieurs courants théoriques. La psychanalyse, le culturalisme, le behaviorisme, les études psychosociales ont tous contribué dans le travail qui consiste à explorer, à comprendre et à expliquer la personnalité de l'individu vivant en société ; ses pensées, ses sentiments, ses actions etc. Parmi ces courants, il y en a qui, en étudiant la personnalité, mettent l'accent sur la structure psychique de l'individu, la vie pulsionnelle et les conflits intrapsychiques qui dynamisent son être. Pour d'autres, les modèles culturels sont beaucoup plus importants dans la configuration des comportements habituels de l'individu en société suivant un système de valeurs-attitudes qui le guide de manière automatique, précise et inconsciente à chaque situation. Pour certains, la personnalité de l'individu est acquise par conditionnement des comportements pour lesquels il suffit d'examiner à quels stimuli avait été exposé l'individu et quelles avaient été ses réactions pour expliquer sa personnalité. Et, pour d'autres catégories, la question de l'apprentissage social est déterminante dans la formation de la personnalité de l'individu ; le renforcement, la punition, l'imitation, etc. aident l'individu à se conformer à chaque stade de son développement. Tout cet arsenal théorique qui décrit, d'une manière ou d'une autre, la personnalité de l'individu est d'une importance particulière en nous offrant de larges pistes de réflexions relatives à notre étude. Cependant, cet arsenal ainsi présenté n'embrasse pas totalement notre objet d'étude construit à l'aide de trois (3) concepts qui, dans leur dynamique, sont inter reliés pour donner un sens dialectique à cette recherche. Les concepts de «conditions matérielles d'existence de l'enfant de la rue, sa personnalité et ses comportements à reproduire ses propres conditions » mis dans notre hypothèse constituent l'objet de cette étude que nous allons aborder avec la grille théorique marxiste. La personnalité, généralement définie comme étant la somme des pensées, sensations et des actions caractérisant la façon de vivre d'un individu, est étudiée dans la perspective marxiste comme étant, selon Lucien Sève, un système d'actes. L'ensemble de ces actes constitue entre autres, la biographie de l'individu. Sa vie réelle dans laquelle il effectue des travaux, réalise des activités et noue des relations sociales qui le modifient tout le long de son histoire, ce que les auteurs ont désigné de rapports sociaux ; ses représentations, son langage, ses sensations, sa pensée, ses capacités physiques et intellectuelles s'y trouvent bien liés, orientés et déterminés dans le but de créer ses conditions concrètes d'existence, de les organiser et de les reproduire. Donc, selon cette lecture, la sphère sociale et économique dans laquelle l'individu vit et agit, participe de ses rapports sociaux, est déterminante de sa vie toute entière. En définissant ses conditions matérielles, elle lui imprime un développement déterminé, un caractère spécifique, voire une personnalité qui a l'empreinte du mode de production autour duquel s'organise la structure économique de la société et des conduites souhaitables à sa perpétuation. * 45 _ Cf. Karl Marx, Economie et philosophie (le capital, 3e section) in oeuvres.- Gallimard, Paris, Tome II, 1972 pp. 727-728 * 46 _Cf. Karl Marx et Friedrich Engels, l'Idéologie allemande.- ed. Sociales, Paris, 1982 * 47 _ Cf. Op.cit. p.27 * 48 _ Cf. Georges Gurvitch, Dialectique et Sociologie.- ed. Flammarion, 4e édition, Paris, 1977 * 49 _ Cf. Karl Marx, Critique de l'économie politique, in oeuvres, p. 273 * 50 _ Cf. Karl Marx et Friedrich Engels, L'Idéologie allemande, op cit. P. 135 * 51 _ Cf. Lucien Sève, Marxisme et théorie de la personnalité.- ed. sociales, 2e edition, Paris,1972 p.375 * 52 _ Cf. Antonio Gramsci, oeuvres choisies.- ed. Sociales, Paris, 1959 p.50 * 53 _ Cf. Lucien Sève, Op.cit. p.383 * 54 _ Cf. Idem. P. 384 * 55 _ Cf. Jean Claude Filloux, la Personnalité, PUF, Paris, 1993.- et la version portugaise de ce livre publiée en 1983 par l'édition difusão le traduit ainsi : « A personalidade é uma historia numa historia » * 56 _ Cf. Karl Marx et Friedrich Engels, oeuvres choisies, t. III ed. Progrès, Moscou, 1974, pp. 198-199 |
|