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Formation de la personnalité des enfants de la rue à  Port-au-Prince

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par Dieuveut GAITY
Université d'Etat d'Haiti - Licence en Psychologie (Bachelor Degree) 2009
  

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CHAPITRE III : L'OBJET D'ETUDE ET SA DEFINITION THEORIQUE

Pour définir et étudier à fond notre objet de recherche, le recours à des outils théoriques devient inévitable. Ces outils théoriques donneront une définition conceptuelle et conceptualisée de notre objet d'étude en assurant la parité dans la relation dynamique théorique/empirique inhérente à toute recherche (fondamentale, appliquée, d'action, etc.). En d'autres mots, les outils théoriques que nous allons utiliser dans le cadre de cette recherche diminueront les écarts de connaissance et réduiront les impairs conceptuels quant aux explications que nous aurons à fournir pour la compréhension de notre objet d'étude. Compte tenu de la formulation de notre hypothèse de recherche, les concepts de personnalité, de conditions matérielles d'existence et de reproduction sociale feront l'objet de présentation théorique dans cette tentative de réflexion critique sur le phénomène des enfants de la rue.

A ce propos, beaucoup de chercheurs en sciences sociales et humaines se sont intéressés et déjà penchés sur l'étude de ces concepts cités plus haut. Notamment, les psychologues, les sociologues, les anthropologues et autres, ont déjà réalisé d'énormes travaux pour construire un riche et vaste répertoire de théories et d'approches pouvant rendre intelligible le rapport individu/société26(*) . Plus précisément, le rôle de l'individu dans la société et ce que la société représente, en retour, dans l'individu. Cependant, comme nous l'avons mentionné précédemment, notre travail se situera entre l'individu et la société en étudiant spécifiquement la formation de la personnalité de l'individu, ses conditions matérielles d'existence dans la société et ses pratiques de reproduction sociale dans leurs rapports dialectiques, ce qui veut dire que nous allons, avec les outils théoriques marxistes, conduire cette réflexion jusqu'à la vérification de notre hypothèse de recherche.

Dans ce contexte, il existe certains travaux scientifiques qui représentent un champ particulier pour tout un chacun et qui proviennent de diverses sources théoriques. C'est ainsi que nous retrouvons les approches psychanalytiques, les approches culturalistes et les approches psychosociales qui orientent de façon continuelle les points de vue des scientifiques dans les débats polémiques actuels autour de l'étude de la personnalité de l'individu. Donc, il nous faut les présenter succinctement pour pouvoir mieux faire asseoir notre choix théorique, eu égard à la formation de la personnalité des enfants qui vivent de la rue de Port- au- Prince ; objet d'étude qui, jusqu'à présent, nous intéresse et pour lequel nous sommes énormément motivés.

1- Théories27(*) les plus utilisées dans l'étude de la personnalité de l'individu

La psychanalyse et les travaux du culturalisme dans l'étude de la personnalité de l'individu paraissent fort intéressants. Si nous tenons compte du contexte de leurs recherches, leur importance et leur contribution dans la compréhension de l'être humain d'une manière générale, nous pouvons avancer l'idée que ces travaux ne sont pas vains. A cet effet, ces travaux ont facilité de nombreux chercheurs à amplifier l'étude de la personnalité humaine dans ces différentes perspectives ; voyons comment ils présentent leur approche de l'individu dans les lignes qui suivent.

1.1.- La Psychanalyse28(*) et sa vision de l'individu

La psychanalyse est définie comme étant l'étude de la structure psychique de l'individu. D'une part, elle met l'accent sur la vie pulsionnelle de l'individu, sur les dynamiques psychiques et même sur les phénomènes psychiques apparemment les plus obscurs et arbitraires. Elle s'accentue d'autre part sur la doctrine du conflit intrapsychique et de la nature pathogène du refoulement, sur la conception des symptômes morbides comme satisfaction substitutive et sur la reconnaissance de la signification étiologique sur la vie sexuelle. En gros, tous ces facteurs forment le contenu dans lequel la psychanalyse fait valoir sa scientificité en tant que procédé d'investigation des processus psychiques chez l'individu et, aussi, en tant que méthode de traitement des troubles névrotiques.

Dans cette perspective, le psychanalyste Sigmund FREUD, dans sa théorie de la sexualité infantile29(*), avance l'idée que le développement et le comportement de l'individu sont motivés par une énergie psychique appelée LIBIDO. Chez l'individu, au cours de son développement dans l'enfance, cette énergie tend à se localiser dans différentes parties de son corps à des moments chronologiques spécifiques sous forme de stades : Oral (0- 18 mois) ; Anal (18mois- 3 ans) ; Phallique (3- 6 ans) ; Latence (6- puberté) et le stade génital. Ces stades, dit l'auteur, permettent le développement psycho sexuel de l'enfant ; au fur et à mesure qu'il grandit, sa personnalité s'organise et se structure dans des dynamiques incessantes de conflits intrapsychiques (progression/fixation/régression) qui sont propres à chaque stade, dans la mesure où le complexe d'Oedipe et celui de castration sont liquidés et/ou dépassés, jusqu'au stade génital.

Dans la psychanalyse freudienne, l'organisation de la personnalité de l'individu se trouve dynamisée dans son appareil psychique ; cet appareil est divisé en plusieurs registres inter reliés qui sont les sources cognitives, affectives et motrices du comportement de l'individu. D'un côté, il y a les trois instances majeures (Moi, Surmoi, Ça) entre lesquelles se livrent tous les conflits mettant en face les pulsions fondamentales et les pressions sociales ; de l'autre côté, il y a la structure de la conscience constituée entres autres de l'inconscient, du préconscient et du conscient ; chacun de ces éléments dans ses fonctions respectives, favorise le contact de l'individu avec la réalité du monde extérieur.

Toujours dans l'étude de la personnalité, une nouvelle notion s'est apparue : « la structure psychique » avec Jacques Lacan pour désigner le mode global et définitif de la personnalité de l'individu après la période de latence. Cette structure peut prendre fondamentalement deux orientations distinctes, l'une névrotique et l'autre psychotique, suivant le degré de protection de la mère à l'égard de son enfant, suivant l'identification réalisée par l'enfant au stade du miroir pour la formation de son Moi idéal et suivant les relation qu'il entretient avec le « nom du père » qui peut être, selon l'auteur, imaginaire, réel et/ou symbolique.

A ce propos, d'autres psychanalystes comme W. Reich, M. Klein, A. Freud, F. Dolto, W. Apollon, L. Cantin, ont tous contribué, chacun à sa manière, à une meilleure compréhension de l'individu. Ceci n'empêche pas qu'ils ont compris l'importance des premiers stades dans la formation de la personnalité de l'individu et misent sur l'étude des conflits inconscients dans le comportement de ce dernier.

1.2.- Le culturalisme et l'étude de la personnalité

Les tenants de l'approche culturaliste, pour une étude plus approfondie de la personnalité de l'individu, ont entrepris de nombreuses recherches de terrain dans le souci de comprendre comment la personnalité de l'individu en société peut être culturellement déterminée et modelée. En effet, Ralph Linton, auteur du livre « Fondement culturel de la personnalité »30(*), part d'une définition exclusivement psychologique de la culture en la considérant comme étant une organisation structurée de conduites qui prend sens et existence dans et par les comportements que l'individu a certainement appris en société. A ce moment, la théorie lintonienne que nous voulons présenter dans ce travail s'appuie sur l'influence de la culture sur la personnalité de l'individu : à travers cette influence, nous arrivons à comprendre le rôle des modèles culturels configurés par la société dans les comportements explicites de l'individu. Ces comportements, dit l'auteur, sont considérés comme étant des réponses émergentes et/ou établies que l'individu doit fournir dans des situations précises, déterminées et préétablies que celui-ci a même apprises, organisées et conservées pour constituer son répertoire de comportements habituels (habitudes). A ce propos, Ralph Linton a précisé : 

« Que l'individu reproduise les mêmes réponses aux mêmes stimuli, alors

les réponses sont complexes et ne peuvent manifestement pas être

tenues pour instinctives, c'est là le seul indice qui permette de penser

qu'il organise et conserve de quelque manière son expérience. »31(*)

Par conséquent, ces comportements explicites et habituels sont le résultat d'une configuration stimulus-réponse que l'auteur appelle le système valeurs-attitudes qui, de manière précise, automatique et inconsciente, permet à l'individu de répondre aux différents modèles culturels qui configurent les situations diverses dans lesquelles il peut se trouver.

Donc, le couple conceptuel Culture - personnalité définit particulièrement l'intérêt des culturalistes. Cependant, la personnalité en tant que configuration unique, abstraite sans équivalent dans le domaine physique ne peut être abordée, selon l'auteur, que dans le rapport du comportement explicite de l'individu avec ses besoins et son environnement. A ce sujet, Linton a signalé : « Il n'est pas question d'ailleurs d'observer directement la personnalité, on ne peut qu'inférer ses propriétés du comportement explicite (Overt behavior) où elles trouvent leurs expressions. »32(*)

 D'où, l'idée du comportement explicite devient inhérente à la culture même qui se perpétue généralement dans l'individu par le moyen de l'éducation et qui, particulièrement, prédéfinit les modèles de comportement à adopter suivant le système des valeurs- attitudes qui caractérisent culturellement la société.

Par ailleurs, l'étude de la personnalité n'attire pas seulement l'attention de Ralph Linton ; d'autres chercheurs ont consacré leurs temps et leur compétence dans cette immense étude qui s'élève au rang des plus complexes. Les nombreuses variations dans l'étude de la personnalité à perspective culturaliste nous permettent de présenter les points de vue d'A. Kardiner insistant sur l'existence d'une « personnalité de base » des individus qui vivent des situations de vie communes. Cette personnalité se forme dans l'enfance et favorise l'intégration sociale de ce dernier, elle le rend plus réceptif aux normes et aux idéologies de la société sous l'influence des institutions primaires et secondaires qui sont des moteurs d'ancrage devant garantir la stabilité des éléments culturels dans l'individu. Abondant dans le même sens, E. Fromm décrit la même réalité en se servant d'une autre appellation qui est celle du « caractère national » caractérisé par la manière dont l'individu pense la réalité sociale et culturelle, et par laquelle il peut agir sur elle, ce qui veut bien dire que le caractère national est requis par la société afin de mener l'individu à désirer agir comme il a à agir. A cet égard, Fromm précise sa position : « le caractère national signifie le noyau de structure caractérielle de la plupart des membres d'un groupe, qui s'est développé en tant que résultat des expériences de base et du mode de vie commun à ce groupe. »33(*)

A l'opposé de l'existence d'une personnalité de base, commune aux individus vivant dans la société globale, les tenants du culturalisme définissent un type de personnalité plus ou moins spécifique et différenciée qui se réfère à des sous-cultures de la culture globale. Cette gamme de personnalités, les culturalistes l'ont désignée « personnalités statutaires » du fait qu'elles sont liées aux différentes positions dans lesquelles peut se trouver l'individu, et en fonction desquelles un certain nombre de statuts lui sont conférés pour agir dans des situations déterminées. A ce sujet, des anthropologues et psychosociologues comme M. Mead, G. Mead, R. Benedict, K. Horney voient dans la notion de Statuts un autre élément, à la fois corollaire et fondamental, qui est celui des Rôles. A ce moment, le couple Statuts-Rôles définit avec plus de précisions possibles le concept de personnalités statutaires qui est superposé à celui de personnalité de base. Donc, qu'il s'agisse de personnalité de statuts ou de personnalité de base, il est à noter que tous les deux font référence aux différents modèles de comportements qui caractérisent la société, pour constituer les réponses habituelles de l'individu, en interaction avec son environnement, dans la généralité ou dans la spécificité.

1.3.- Parcourir Haïti à travers l'étude de la formation de la personnalité

Comme les normes de la formation de la personnalité varient d'une société à une autre, en Haïti, il est difficile de retrouver ce qui fait l'originalité de notre mode de formation de la personnalité par manque de recherche scientifique à ce sujet. Il nous convient de citer quelques travaux ayant été réalisés dans le but de fournir des explications de ce processus psychosocial complexe qu'est la formation de la personnalité de l'individu haïtien.

La Dre J. Philippe, dans son livre « classes sociales et maladies mentales en Haïti »34(*), a fait un travail assez important dans lequel elle a étudié les stades de la vie de l'individu haïtien depuis l'enfance jusqu'au stade adulte. L'auteure met beaucoup l'accent sur le rôle de la structure familiale, plus précisément sur les relations avec les parents dans la formation de la personnalité de l'enfant. La Dre J. Philippe, pour présenter le développement de l'individu, a précisé » :

« De 0 à 4 ans, au cours de cette période nous parlons de grossesse, de l'accouchement, de l'allaitement et du sevrage. Au cours de la période de 5 à 9 ans, nous parlons des relations avec les parents (période oedipienne/période de latence) et du début de la vie scolaire. De 10 à 14 ans, c'est la période pubertaire [...] »35(*)

Qu'il soit dans le milieu paysan, dans la famille des classes aisées et des classes moyennes en Haïti, la réalité psychosociale en matière de formation de la personnalité suit le même processus en ayant pour point de mire la famille, avec quelques différences près au niveau des relations, des pratiques sociales habituelles et au niveau de la protection des parents à l'égard de l'enfant.

Tout différent, le Dr E. Douyon36(*) a mené également une étude dans un cadre spécifique ayant rapport à la crise de possession chez l'haïtien dit criseur en voulant, à l'aide des outils psychométriques, saisir les éléments de sa personnalité. Malgré la spécificité de la population, cela n'empêche pas que l'auteur s'accentue sur des pistes d'analyse qui prennent en compte les relations familiales (parents- enfants) du criseur dans le passé, ses rêves, ses restrictions au niveau des relations sexuelles pour obtenir des résultats qui révèlent des types spécifiques de personnalité liée à des profils diversifiés de troubles mentaux comme la psychose, la névrose, et même la schizophrénie.

Plus loin encore, le Dr L. Bijoux37(*) va étudier la personnalité de l'individu haïtien. D'une logique culturellement adaptée, il a obtenu des résultats qui permettent de comprendre le développement de l'individu haïtien à travers un registre de complexes38(*) qui, en dernier ressort, caractérisent les comportements de ce dernier. Liés fondamentalement à la personnalité comme étant ses principaux contenus, ces complexes sont au nombre de trois chez l'haïtien. Le Dr L. Bijoux les a identifiés comme suit : (1) le complexe de pintade sauvage ; (2) le complexe de marsouin et (3) le complexe du tigre, pour définir les fondements des comportements de l'haïtien dans des situations sociales et politiques variées.

En définitive, nous avons réalisé une expérience pilote dans la zone métropolitaine auprès de trois (3) ménages39(*) dans le souci de comprendre les angles les plus touchés quand on parle de la formation de la personnalité de l'enfant haïtien. Dans des séries d'entretiens informels avec des parents, nous sommes arrivés à comprendre les orientations qui y figurent quand nous prêtons attention à ces passages :

« [...] jan w leve timoun nan, se konsa l ap grandi [...] »

« [...] Timoun alèkile yo san pèsonalite [...] »

« [...] si timoun nan te ne pou l te bon, li ap bon ; si l te ne pou l pat bon, pa gen anyen ki pou fè l bon [...] »

« [...] nan tan lontan, fanmi te plis reskonsab fòmasyon timoun yo ; lè yo ale lekòl ou gen yon espwa y ap vini yon bagay demen. Kounye a, ou pa ka konnen egzakteman sa k ap fòme pèsonalite timoun yo, pou valè bagay nou wè ki gen anpil enfliyans sou yo; tankou Mizik, fim, entènèt ak zanmi [...] »

En somme, grâce à cette expérience, nous pouvons vite comprendre, jusqu'à présent en Haïti, pour certains, que l'éducation (famille) est responsable de la formation de la personnalité, des attitudes et comportements des enfants, et même leur devenir. Pour d'autres, ils s'accrochent toujours à l'idée que les enfants d'aujourd'hui n'ont pas de personnalité sous prétexte que les familles en Haïti sont désorganisées ; l'école, et même la société est sans perspectives, ce qui empêche aux enfants de construire une personnalité, car ces derniers sont sans repères et sans projets d'avenir. Aussi, ils ont mis l'accent sur l'idée que la formation de la personnalité ou le devenir de l'enfant en Haïti est quelque chose de fatidique et sur lequel on ne peut pas agir dans l'optique d'un changement éventuel, car tous les événements sont fixés à l'avance. Donc, s'il y a autant de problèmes à définir la formation de la personnalité des enfants qui sont nés et qui grandissent dans des familles structurées, qu'en est-il des enfants qui se sont élevés sans parents ? Notamment les enfants de la rue qui se ravitaillent et qui vivotent pour survivre dans un environnement hostile et rigide dans lequel ils courent tous les risques du monde d'être meurtris, sont-ils sans personnalité ? Ou du moins, leur devenir est-il le fruit d'un incontournable fatalisme ? Car, vous le savez aussi bien que moi, que les modèles de socialisations classiques leur font défaut.

2- Considérations critiques à propos :

2.1.- Du culturalisme

La présentation que le culturalisme a faite de la personnalité de l'individu est assez intéressante, par le fait qu'il a abordé cet objet dans ses fondements culturels qui apparaissent comme une réflexion tout à fait nouvelle dans le registre des études réalisées sur la personnalité de l'individu humain. Cependant, cette réflexion théorique dans laquelle ont participé R.Linton et d'autres chercheurs pose un certain nombre de problèmes qui, pour la plupart, sont d'ordre épistémologique et engageant ses aspects méthodologiques, théoriques et conceptuels.

D'abord, le culturalisme est découlé d'un modèle qui nous empêche de l'utiliser dans notre recherche à cause de la possibilité de l'inadéquation qui puisse exister, du point de vue épistémologique, entre ce modèle et notre travail. Certainement, nous le savons bien, le culturalisme est foncièrement à base fonctionnaliste ; et nous retrouvons cette tendance chez A. Kardiner suivant la manière dont il conçoit et définit sa notion de personnalité de base. A ce sujet, il a souligné : « La personnalité de base est un facteur important d'intégration sociale. Parce que [...] les traits de personnalité rendent l'individu plus réceptif aux normes, aux idéologies du groupe, lui permettent de s'adapter à la culture et d'y trouver un équilibre. »40(*)

Egalement, il est à comprendre que, malgré ses nombreux efforts à fournir une explication originale de la personnalité de l'individu, la conception de R. Linton est aussi empreinte de la tendance fonctionnaliste. Sachant que, pour lui, la personnalité de l'individu est façonnée par les modèles culturels qui sont entre autres configurés par la société ; donc, il est aussi clair dans les explications de l'auteur: « tout modèle culturel contient à la fois des éléments explicites et des éléments implicites qui sont organisés en une totalité fonctionnelle.» Sans une telle organisation qui maintient la formation des comportements individuels à travers un système de valeurs-attitudes qui tendent à faciliter l'incorporation et l'intériorisation des normes, la culture ne pourrait se transmettre ni la société se perpétuer en tant que totalités dites fonctionnelles. Avec les propres mots de Linton, nous retenons :

«  Les modèles culturels dont dépend la survie de toute société doivent être constitués comme modèles de réponse habituelle chez ses membres. Cette constitution est rendue possible grâce à l'extraordinaire aptitude de l'homme à assimiler ce dont on l'instruit. »

Il poursuit en disant :

« La pression sociale maintient la formation des comportements individuels à l'intérieur des limites imposées par les modèles culturels, et elle garantit que les habitudes individuelles qui apparaissent seront de nature à rendre le comportement prévisible en fonction de la position dans la société [...] sans cette composante sociale, la culture ne pourrait se transmettre ni les sociétés se perpétuer en tant que totalités fonctionnelles.»

D'où, Linton finit par dire :

«  Que l'individu reproduise les mêmes réponses aux mêmes stimuli, alors que les réponses sont complexes et ne peuvent pas être tenues pour instinctives, c`est là le seul indice qui permette de penser qu'il organise et conserve de quelque manière son expérience .»

En outre, J.C.Filloux, dans le préface du livre «  le fondement culturel de la personnalité », a présenté l'idée critique de David Bidney en qualifiant d'idéaliste la définition que Linton accorde à la personnalité du fait qu'elle est effective en termes de réponses intérieures et d'attitudes.

Par ailleurs, l'approche culturaliste se limite encore à deux niveaux qui nous empêchent de s'en servir dans notre travail. D'abord, le culturalisme a défini son approche à partir d'une démarche dite éclectique dans laquelle on retrouve certains concepts des théories behavioristes, des théories psychosociales (apprentissage social) et des théories psychanalytiques. Tout cela concourt aux difficultés que nous avons pour appréhender notre objet d'étude dans cette perspective qui est loin de répondre aux rigueurs théoriques et conceptuelles exigées de notre recherche. Ensuite, la perspective culturaliste s'est enfermée, dit Jean Claude Filloux, dans une tendance à exclure l'histoire de la conception des phénomènes culturels ; or, l'arrière-fond historique est l'élément majeur qui peut nous conduire à la compréhension des dynamiques culturelles, ainsi que les processus psychiques qui les ont rendues possibles. Donc, ce qui nous intéresse le plus dans notre recherche, c'est l'aspect historique dans la formation de la personnalité de nos sujets d'étude, ou de présenter aux lecteurs une façon de permettre à l'histoire d'intégrer la psychologie. Et c'est la raison pour laquelle notre théorie de choix prend en compte cet aspect jugé si fondamental.

2.2.- De la psychanalyse

La psychanalyse s'est présentée comme étant davantage une méthode de traitement plutôt qu'une méthode d'analyse. S. Freud a dit : « La psychanalyse est le nom d'une méthode de traitement des troubles névrotiques qui se fondent sur [...] l'investigation des processus psychiques [...] »41(*)

Si elle s'apparente, dans certains cas, à une méthode d'analyse, c'est particulièrement dans un contexte clinique où les entretiens prétendument curatifs doivent favoriser une attitude analytique chez le thérapeute, lui permettant de différencier ce que le besoin du patient exige de ce que la demande implore. A ce moment, le point focal n'est autre que l'espace clinique, le divan, la position assise couchée, les associations libres, etc. d'où, l'idée qu'il existe bien une réalité extra clinique assez manifeste à considérer dans la cure importe peu pour les psychanalystes ; en partie, c'est ce qui fait l'avis de certains auteurs en disant que la psychanalyse a fait de l'homme, une abstraction. En mettant de côté les réalités extra cliniques et en définissant l'individu à travers ses activités intra psychiques, la conception de la psychanalyse en devient totalement abstraite ; comme K. Marx le dit : « la conception ne peut être concrète quand l'objet de la conception est abstraite. »42(*). Donc, sans tenir compte des activités socio-économiques dans lesquelles s'investit pleinement l'individu, à l'opposé des activités intrapsychiques, la psychanalyse est encore loin de promouvoir une étude de l'homme réel dans ses dimensions sociales et historiques ; malheureusement, par excès de réduction, elle fait l'impasse sur ces dimensions jugées fondamentales pour appréhender la vie concrète même de l'individu.

Pour la psychanalyse, il n'y a que les charges libidinales qui soient fixées, les réalités de l'expérience quotidienne de l'individu restent en état d'apesanteur sociologique. Les psychanalystes, hormis ceux d'obédience marxiste, n'ont jamais mis en relief la détermination matérielle des faits sociaux qui entrent en jeu dans la formation de la personnalité de l'individu ou dans ses comportements, pour ne citer que Bakhtine, Fromm qui, à leur époque, ont tenté de produire une explication rigoureuse, les classiques eux se contentent seulement et de manière abstraite d'établir une détermination purement psychique en utilisant quelque toile de fond biologique basée sur la sexualité et dans laquelle le concept de la génitalité devient le dernier stade de l'évolution de la libido. Autrement dit, arrivée à ce stade, la personnalité de l'individu est définitivement structurée.

En conséquence, c'est ce qui fait ordinairement que certains auteurs ont qualifié la psychanalyse de biologique et que d'autres, par ailleurs, la considèrent comme étant tournoyée dans une surdétermination sexuelle. En ce sens, E. Fromm a affirmé :

« La psychanalyse n'a pas à s'occuper uniquement de la structure et des mécanismes du psychisme de l'individu. Ce dernier est avant tout un être social, donc on doit insister sur les facteurs sociaux, aussi pour montrer comment la situation économique est transposée en passant par le chemin pulsionnel. »

Toujours, concernant la psychanalyse, il est dit d'après G. Corey : « [...] in the human beings, irrational forces are strong ; they are driven by sexual and agressive impulses. »43(*). Ce qui veut bien dire qu'en effet l'étude de la formation et du développement de la personnalité dans la perspective psychanalytique est fortement empreinte d'un pan sexualiste et d'un biologisme. Sans être allés au-delà de la structure de domination qui caractérise généralement les relations sociales et qui, en particulier, déterminent les modes de vie concrets des individus, les psychanalystes ne font que les réitérer dans une pratique qui occulte totalement le contexte socioéconomique et politique dans lequel elle s'inscrit. Ce qui permet , ajoutons-nous pour finir, à R. Castel de dire que la psychanalyse, en toute dernière analyse, ne fait que transposer, supprimer ou conserver cette logique de domination sans la transformer.44(*)

2.3.- Limites d'un héritage théorique, à propos de la personnalité

Dans notre société, la question de la formation de la personnalité de l'individu ne suit pas une logique théorique qui s'est inspirée de notre réalité de vie. Les explications que les chercheurs haïtiens octroient le plus souvent à ce processus psychosocial ne sont, disent certains auteurs, qu'un décalque du modèle psychanalytique classique et orthodoxe. Ceci nous ramène aux travaux du Dr Bijoux, de Philippe et de Douyon afin de les requestionner. Pour ainsi dire, les problèmes que l'on retrouve en amont dans la psychanalyse sont également présents en aval dans les travaux jusqu'ici réalisés en Haïti dans ce domaine ; plus précisément, la formation de la personnalité de l'individu. Par-dessus tout, il y a en effet un problème qui est important et que nous devons signaler : la question de l'OEdipe, tant considérée dans l'étude de la formation de la personnalité, est-elle aussi fondamentale dans le contexte haïtien ? Si nous tenons compte de l'essence de cette question, nous pouvons dire qu'il existe un OEdipe haïtien? Et, plus encore, comment se manifeste-t-il? A ce niveau, toutes ces interrogations nous renvoient directement au siège de « la famille » en Haïti, dans le rôle qu'elle doit jouer dans la formation de la personnalité de l'individu haïtien. Et, c'est pourquoi une auteure comme J. Philippe y a mis beaucoup l'accent dans « classes sociales et maladies mentales en Haïti  », en croyant que c'est un facteur incontournable et que c'est également le principal déterminant. Cependant, s'il en est ainsi, comment la personnalité des individus qui se sont élevés sans parents est-elle formée, plus précisément les enfants qui vivent de la rue en Haïti ? N'y a-t-il pas d'autres déterminants qui sont fondamentaux dans ce cas que de miser sur les relations familiales, les rêves et sur les restrictions sexuelles précoces chez l'individu ?

Eu égard à ces questions, nous retrouvons notre centre d'intérêt quand nous choisissons d'étudier sous un autre angle la formation de la personnalité de l'haïtien, plus précisément celle des enfants de rue en mettant l'accent sur les réalités extra-psychiques qui sont à base socio-économique et qui contribuent fondamentalement à leur développement psychosocial.

* 26 _ Cf. A notre sens, l'étude des rapports entre individu et société parait assez complexe si l'on tient compte du nombre disciplines et d'approches qui y sont intéressées, et dans le sens qu'elle exige, chez les chercheurs, un effort de spécification par rapport à la réalité qu'ils veulent comprendre, décrire et expliquer .A cela, notre effort de spécification consiste à étudier ce rapport en rendant intelligible et opérationnel le phénomène des enfants de la rue, avec des outils théoriques que nous estimons appropriés

* 27 _ Cf. Les chercheurs, pour étudier la personnalité de l'individu, utilisent plusieurs théories de différentes perspectives. Outre les théories sur lesquelles nous insistons dans ce travail, il en existe d'autres, comme le Behaviorisme et les approches psychosociales qui s'y investissent aussi. Pour les behavioristes, la personnalité de l'individu est acquise par conditionnement des comportements. Ce qui fait que pour Watson, il suffit d'examiner à quels stimuli avait été exposée la personne et quelles avaient été ses réactions pour expliquer sa personnalité. Donc, elle est construite dans un processus d'apprentissage où le renforcement, la punition et l'observation des comportements sont déterminants. Cependant, avec Erickson, Piaget, Wallon, Bandura et autres, les approches psychosociales mettent, d'une manière différente, l'accent sur l'apprentissage. Ils affirment que la personnalité de l'enfant se développe à partir d'imitations, où l'enfant est appelé à reproduire les comportements appris dans ses relations avec autrui, dépendamment du stade de développement dans lequel il se trouve.

* 28 _ Cf. Erich Fromm, Sigmund Freud, résultats, idées, problèmes.- t.II, Paris, PUF, 1985 p. 25

* 29 _ Cf. La théorie de la sexualité infantile est centrée sur un modèle de développement de l'enfant, dit de développement psycho sexuel qui se réalise grâce à une énergie psychique qui déterminera les différentes zones érogènes chez ce dernier. Ces zones érogènes correspondent aux différents stades de développement de l'enfant de la manière suivante :

1) le stade oral : la zone impliquée est la bouche, cette zone procure du plaisir au bébé quand il se nourrit, suce et mord.

2) le stade anal : la zone érogène est l'anus, la gratification sexuelle s'obtient par la constriction et la relaxation des muscles du sphincter qui contrôle l'évacuation des déchets.

3) le stade phallique : l'enfant trouve plaisir dans l'excitation de sa région génitale.

4) la période de latence : stade calme au cours duquel l'évolution sexuelle marque un temps d'arrêt.

5) le stade génital : période dans laquelle l'enfant développe sa maturité sexuelle et fait l'apprentissage de relations satisfaisantes avec le sexe opposé.

* 30 _ Cf. Ralph Linton, le fondement culturel de la personnalité.- Dunod, Bordas, Paris, 1986.

* 31 _ Cf. Op.cit. p.79

* 32 _ Cf. Ibidem

* 33 _ Cf. Hérold Toussaint, Psychanalyse sociale, religion et politique / lire Erich Fromm en Haïti.- H. Deschamps, pp.63-65

* 34 _ Cf. Jeanne Philippe, Classes sociales et maladies mentales en Haïti.- presses nationales, Port-au-Prince, 1975.

* 35 _ Cf. Op.cit. p. 61

* 36 _ Cf. Emerson Douyon, « Crise de possession », in Revue de la faculté d'Ethnologie #12.- Presses nationales, Port-au-Prince, 1967, pp. 28-40

* 37 _ Cf. Legrand Bijoux, des moeurs qui blessent un pays.- Haiti.

* 38 _ Cf. La notion de complexe admet plusieurs définitions pertinentes qui la rendent plus opérationnelle. Généralement, un complexe est un ensemble de traits personnels, acquis dans l'enfance, doués d'une puissance affective et généralement inconscients (Cf. Alain Rey, Dictionnaire Le Robert micro poche, 1994, p. 224). Il est, selon Carl G. Jung, un groupe d'éléments représentatifs liés ensemble et chargés d'affects (Cf. S. Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, p.36 / Carl G. Jung, l'homme à la découverte de son âme, pp.182-192). Ces traits, ces éléments, ces fragments sont chargés d'émotions ; ils se tapissent dans une partie de la zone inconsciente, ils dirigent les actions des individus à leur insu.

Donc, cette dernière synthèse se rapproche le plus de la définition que le Dr. Legrand Bijoux a adoptée dans son ouvrage pour étudier cette notion de complexe. Parmi les complexes qu'il étudie, nous retrouvons :

1) le complexe du tigre qui est celui qui porte un être humain à abuser de sa supériorité, de sa force pour blesser d'autres humains, sans nécessité réelle.

2) le complexe du marsouin qui porte le sujet qui en souffre à dénigrer et à avilir tout objet valable, tout acte digne d'éloges et toute personne méritoire. Ce complexe porte également sa victime à espérer recevoir à tout moment des marques de mépris, de dénigrement et d'avilissement.

3) le complexe de la pintade sauvage qui amène le sujet à se servir constamment de la ruse, à faire des parjures, de fausses promesses, de la cachotterie, etc.

En définitive, affirme l'auteur, ces éléments ont aidé à la population esclavagiste de St Domingue d'échapper à la servitude et de se rendre indépendante ; et, jusqu'à maintenant, ils constituent les moeurs et les complexes qui forment la personnalité, orientent la pensée et définissent les actions de chaque haïtien. (Cf. Legrand Bijoux, Op. cit. pp.10-50)

* 39 _ Cf. Cette expérience de terrain, nous l'avons réalisée dans l'aire métropolitaine auprès de trois (3) ménages constitués de parents et d'enfants dans les communes de la Croix des bouquets, de Delmas et de Carrefour durant les périodes allant du 18 au 20 juillet 2008. Au cours de cette interview dite informelle, nous avons sensibilisé et interrogé seulement des parents qui ont trois enfants au plus et, de ce fait, nous avons eu respectivement des parents de 37ans, 43ans et 55ans ; hommes et femmes qui ont répondu aux questions suivantes : Daprè ou menm, kisa ki fòme pèsonalite timoun yo ? Kisa ou panse ki fòme pèsonalite pitit pa w yo ? Ce faisant, les données que nous avons recueillies proviennent de ces deux questions-types.

* 40 _ Cf. Ralph Linton, Op.cit. p. XXII (préface)

* 41 _ Cf. François Parot et Roland Doro, Dictionnaire de la psychologie.- PUF, 1991, p. 549

* 42 _ Cf. Karl Marx, Critique de la philosophie de l'Etat de Hegel.- p. 165, tiré du texte de Lucien Sève, Marxisme et personnalité, 2e ed. Sociales, Paris, 1972

* 43 _ Cf. Nous essayons de faire une traduction de cette citation tirée du livre de Gerald Corey : «  [...] Chez l'individu, les forces irrationnelles sont déterminantes. Ce dernier, à savoir l'individu, est guidé (motivé) par les pulsions sexuelles et agressives. » Cf. Gerald Corey, Theory and practice of counseling and psychotherapy, Brooks, California, 4e edition, 1991.

* 44 _ Cf. Robert Castel, Le psychanalysme.- Francois Maspéro, Paris, 1973, pp. 94-95

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry