C). Des classes sociales populaires :
· Les difficultés d'apprentissage de la
langue française et l'analphabétisme des parents
d'élèves.
Chez tous les témoins, on remarque qu'à la
question de leur provenance géographique, est aussitôt
associée l'origine sociale. Issus de milieux populaires, ils font tous
état des difficultés d'apprentissage de la langue
française de la part de leurs parents. Par ailleurs, ayant
généralement peu ou pas fréquenté l'école,
les parents des élèves italiens sont fréquemment
incapables d'aider leurs enfants à surmonter les difficultés
intrinsèques de l'intégration dans un pays étranger. WM
raconte ainsi :
138 G. NOIRIEL, Atlas de l'immigration en France, Paris,
2002 (p. 46, 47).
< Je suis issu de l'Emilie Romagne... Parme... [...] Mon
père est né en 1882. Il est mort à 96 ans. Il avait rien
mangé quand il était gosse, il s'appelait Primo. Il était
le premier de la deuxième douzaine. Vous voyez, à l'époque
c'était de très grandes familles. On est issus de régions
rurales. A l'époque l'Italie, il y avait pas de petites
propriétés, c'était des seigneurs qui avaient 40 fermes,
donc ils avaient des métayers et des locataires. Il fallait commencer
par métayer parce qu'un couple, quand il allait se marier, il avait
rien. Donc ils gagnaient un peu d'argent, ils changeaient de ferme
éventuellement, et ils devenaient locataires et ça jusqu'à
la fin de la seconde guerre mondiale. C'était un peu comme il y a 100
ans ici, il y avait les serfs et les grands seigneurs "
< Mon père a été à l'école
de 6 à 7 ans. Il a fait un an. Et à 7 ans, il est parti en
apprentissage "
< Il lisait le journal mais il fallait du temps, manque
d'école "
< Ma mère elle a été à
l'école jusqu'en 1920. C'est elle qui écrivait les lettres. Elle
savait lire et écrire " 139.
Il n'est pas rare, surtout dans la première partie de
notre période, que les témoins aient des parents
analphabètes (en 1931, l'Italie compte 21 % d'analphabètes, le
chiffre tombe ensuite à 12,9 % en 1951 puis 8,3 % en
1961140). Par ailleurs, ils ont souvent des difficultés
à parler le français141, surtout lorsqu'ils
travaillent presque uniquement avec d'autres Italiens. Prenons ainsi l'exemple
significatif de Paul qui a grandi dans la colonie italienne de Blanquefort,
où on trouve environ 75 % d'Italiens des années vingt aux
années soixante-dix :
< J'étais géné parce que mon
père avait du mal à s'exprimer en français [...] Le
proviseur, le censeur, c'étaient des personnages de la grande
société [...] J'étais un peu géné... pour
lui... pas pour moi "142.
La gêne parfois occasionnée par nos
témoins devant les difficultés de langage de leurs parents
s'explique par le fait que les enseignants en font un des critères
décisifs de la francisation. L'enquête de 1951, déjà
évoquée plus haut, offre des témoignages assez
révélateurs sur cette
139 Entretien avec WM (27 octobre 2009 - Sainte Marguerite).
140 G. A. STELLA, L'Orda. Quando gli albanesi eravamo
noi, Milan, 2003 (p. 297).
141 Sur l'ignorance de la langue des Italiens récemment
arrivés en France, un homme d'origine transalpine raconte que ses
parents devaient se rendre à Saint-Nazaire pour travailler aux Chantiers
de l'Atlantique. Lorsqu'ils arrivèrent à Paris, plus exactement
à la gare Saint-Lazare, ils se crurent arrivés à bon port
et demandèrent à un passant de leur indiquer les chantiers <
de Saint-Lazare ". Cette anecdote est assez révélatrice des
difficultés que connaît tout migrant à son arrivée
dans un pays où la langue parlée est différente de celle
de la terre d'origine.
(Lors de la conférence sur les Italiens de Saint-Nazaire,
vendredi 30 avril 2010, Maison de quartier de Méan Penhoët).
142 Paul (de Blanquefort), dans < La vie rêvée
des Italiens du Gers ", documentaire diffusé le 13 avril 2010 sur France
3.
53 attente des professeurs : non seulement, il s'agit de
manier correctement la langue, mais il ne faut pas avoir le moindre
accent143 :
« « Il parle le français à peu
près correctement avec une légère déformation de
certains sons » constate l'instituteur de Monflanquin. [...] 144.
Son collègue de Monclar observe une bonne assimilation, il
émet néanmoins un regret : « dommage qu'il garde l'allure et
un léger accent italien »145.
Chez ce même instituteur, on remarque un sentiment
xénophobe face aux défauts de langue d'un cultivateur transalpin
:
« Peut-on, observe t'il à propos de l'un de ses
locuteurs, l'assimiler à un vrai et loyal français ? Non : il a
encore quelque chose d'Italien dans son allure et sa prononciation. Que
feraient ses enfants si l'Italie était en guerre avec la France ? Les
réactions seraient douteuses »146.
Des recherches ont été menées pour
trouver dans les écoles de nos témoins des sources similaires
mais il semble qu'elles n'aient jamais existées ou, en tout cas, n'aient
pas été conservés. Peut-être faut-il chercher la
raison de ce « manque d'intérêt » dans les pourcentages
relativement faibles d'Italiens, voir d'immigrés en
général, scolarisés dans les départements de
l'Ouest du pays en 1935-1955. Nous avons donc cherché des informations
dans les bulletins de notes et de comportements des témoins mais il n'y
a aucune remarque quand à l'accent éventuel des
élèves comme de leurs parents. Ici encore, précisons
qu'aucune conclusion ne peut réellement être tirée de cette
observation étant donné que beaucoup de nos témoins sont
issus de couples mixtes et n'ont pas d'accent italien. Pour trouver des sources
éclairantes sur ce thème, nous avons donc tenté de
chercher dans le registre de matricule de l'école primaire
élémentaire de garçons Raymond Poincaré de
Villerupt, colonie italienne de Lorraine. Là encore, dans la colonne des
observations de l'instituteur sur ses élèves scolarisés du
1er octobre 1946 au 5 février 1951, aucune remarque faite sur
d'éventuelles difficultés à s'exprimer en français
des écoliers transalpins 147 . Dès lors, on pourrait
émettre l'hypothèse que, dans une région d'immigration
constante et massive comme l'Est sidérurgique, les problèmes de
langue ne se remarquent pas particulièrement. Nous savons, en effet,
grâce aux témoignages que ces soucis
143 R. HUBSCHER, « 1951, une enquête sur les
immigrés : la réalité biaisée ? » dans M-C
BLANCCHALEARD, Les Italiens en France depuis 1945, Rennes, 2003 (p.
191 à 204).
144 Dossier n° 17, Ibid. (p. 191 à 204).
145 Dossier n° 77, Ibid. (p. 191 à 204).
146 Dossier n° 74, Ibid. (p. 191 à 204).
147 Registre matricule de l'école primaire
élémentaire de garçons Raymond Poincaré, inscrits
du premier octobre 1946 au 5 février 1951, Villerupt, Lorraine.
54 dans la maîtrise de la langue française des
parents existent. WM explique ainsi que, jusqu'à sa mort, sa mère
appelait la salade « l'insalate »148.
La volonté d'aider l'enfant, tant dans son quotidien
scolaire que dans son intégration à son environnement
français en général est bien là, mais les parents
n'ont donc pas toujours les compétences pour le faire correctement. Le
père de WM, par exemple, l'encourage dans ses études (« j'ai
pas été à l'école, c'est pour ça que je veux
que tu ailles à l'école jusqu'en prépa
»149) mais se voit dans l'incapacité à l'aider
pour ses devoirs. La même volonté de pousser leurs enfants se
retrouve dans le discours des parents de Jacqueline et Daniel,
scolarisés à Nantes. Jacqueline, l'aînée des deux
enfants, explique ainsi :
« J'ai été aidée dans ma
scolarité par ma mère150. Mon père suivait ma
scolarité. Pour perfectionner son français, il faisait des
devoirs avec moi. Il lisait journaux, revues, livres... Il parlait le
français avec un fort accent qu'il a toujours gardé ... un peu de
difficultés à écrire le français. Il nous parlait
uniquement en français parce qu'il voulait se perfectionner et
s'intégrer, il parlait en italien quand il rencontrait des amis
»151.
Son frère, Daniel retient, quant à lui, certaines
difficultés liées au fait que son père soit italien :
« Ce n'est pas la joie tous les jours à la maison,
enfant, il nous faut taire l'origine de notre père et, dans les sorties
son exubérance italienne et son accent nous gênent
»152.
Il n'est pas rare que les parents commencent à parler en
français à leurs enfants à la demande des instituteurs,
inquiets des difficultés de leurs élèves :
« Mes parents n'étaient pas en mesure de m'aider
pour les devoirs, c'est ça le problème. On était vraiment
embarrassés. Le frère qui nous faisait classe les avait
appelé pour leur dire de nous parler mieux en français. Je ne
l'ai pas mal pris du fait que j'étais dernier de la classe
»153.
La « méthode » est courante : on ne parle ni
en dialecte, ni en italien pour aider à l'intégration des
enfants mais le français parlé par les parents est souvent
maladroit154, il arrive fréquemment
148 « L'insalata » signifiant la salade en
italien TDLA.
Entretien avec WM (27 octobre 2009 - Sainte Marguerite).
149 Entretien avec WM, Ibid.
150 Jacqueline FANTIN-CRAMPON est issu d'un couple mixte.
151 Questionnaire de Jacqueline FANTIN-CRAMPON, 2010.
152 Témoignage de Daniel FANTIN recueilli par O. OSSAN
pour l'exposition « Ciao Italia ! l'Italie en fête » à
l'espace Cosmopolis, Nantes (26 octobre au 1er novembre 2009).
153 Entretien avec Mario MERLO, (1er décembre
2009 -- Basse Goulaine).
154 « Mon père voulait que sa famille
s'intègre et ne parlait jamais italien ».
Dans les réponses au questionnaire de Carina
CORBEAU-TRAVOSTINO, 2010.
55 que les témoins qualifient ce « parler
véhiculaire » de « charabia »155, expliquant
que cette langue approchant le français les a surtout desservis dans
leur scolarité. Par ailleurs, le fait que seule la langue
française ait sa place au sein de l'école républicaine est
l'objet de nombreuses polémiques et de vives critiques dans les milieux
intellectuels156.
En fait, l'aide aux devoirs de la part des parents est souvent
impossible, l'apprentissage est même couramment inversé : nombreux
sont les témoignages d'immigrés expliquant qu'ils ont
eux-mêmes enseigné la langue du pays d'accueil à leurs
géniteurs (« C'est nous qui avons appris le français
à nos parents »157). En fait, les priorités
premières des immigrés s'étendent avant tout à bien
d'autres champs que la scolarité de leurs enfants. Elles sont plus
« vitales » : il faut trouver du travail, le garder, nourrir sa
famille, réussir à rester en France.
« Travail au jardin jusqu'à 10 heures donc le
boulot à l'école ... je me faisais souvent tirer les oreilles !
Ma mère voulait que je m'instruise mais il n'y avait pas de journaux,
pas de livres à la maison donc l'instruction... »158.
En 1935, la scolarisation comme l'interdiction du travail des
enfants sont acquises, cependant, cette information sur la vie quotidienne du
jeune WM nous permet de prendre conscience de l'importance des activités
que certains jeunes d'origine italienne sont tenus de faire après la
journée d'école, bien sûr, les devoirs en pâtissent
souvent.
Par ailleurs, c'est la plupart du temps par le biais de
l'école que l'enfant d'immigré italien prend conscience de sa
différence, tant de culture que de catégorie sociale (ce dernier
élément valant d'ailleurs aussi pour les familles
endogènes « françaises ») :
« C'est au lycée que je me suis rendu compte que
nous n'étions pas des privilégiés ». « C'est
à l'école qu'on a vu les différences, on a compris qu'on
était des immigrés ». « On finissait par avoir un
drôle de regard sur notre propre famille » 159.
155 Entretien avec WM (27 octobre 2009 - Sainte Marguerite).
Entretien avec Maria C, (24 novembre 2009 -- Nantes).
156 « Légitimer d'une façon ou d'une
autre l'existence de langues ou de cultures autres, c'est donner
à l'enfant la possibilité d'être lui-même, de
faire l'économie de censures coûteuses traduisant
la culpabilisation forcée de ce qui lui est transmis par le milieu
familial. Il faudrait aussi, sans doute, que
les parents eux-mêmes puissent ne pas avoir honte de
leurs origines et s'en autoriser la transmission. Iifaudrait enfin
que notre système éducatif à commencer par ses
enseignants, se montre capable d'admettre
que le meilleur apprentissage de la langue française,
pour les enfants de migrants passe par le détour d'une autre langue
».
Dans R. BERTHELIER, Enfants de migrants à
l'école française, Paris, 2006 (p. 104).
157 Retranscription de l'interview de Damira TITONEL,
Dans le reportage du 17 octobre 1997 pour France 3.
158 Entretien avec WM (27 octobre 2009 - Sainte Marguerite).
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