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L'ordonnance de la C.I.J. en l'affaire relative à  des questions concernant l'obligation de poursuivre ou d'extrader (Belgique c. Sénégal), demande en indication des mesures conservatoires

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par Etienne KENTSA
Université de Douala - DEA 2010
  

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Section II : L'existence prima facie d'un différend justifiant la compétence prima facie

La décision de la Cour d'examiner la question de l'existence prima facie d'un différend entre la Belgique et le Sénégal, a certainement été motivée par des considérations de logique et par une certaine précaution. Lorsqu'elle est saisie d'une demande en indication de mesures conservatoires, la Cour doit toujours vérifier s'il existe prima facie un différend entre les parties. Dans l'arrêt Mavrommatis, la CPJI a considéré un différend comme « un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d'intérêts entre deux personnes »79(*). Il est intéressant de constater que la Cour a distingué deux moments de la constatation de l'existence d'un différend : la date du dépôt de la requête belge et le délibéré. Ce qui lui a permis de relever l'évolution de la portée du différend entre les parties. Aussi il apparaît important d'examiner les justifications de l'examen de la question de l'existence prima facie d'un différend (§ 1) ainsi que la période de constatation de l'existence prima facie d'un différend (§ 2).

§ 1- Les justifications de l'examen de la question de l'existence prima facie d'un différend

Le fait que la Cour ait décidé de vérifier s'il existait prima facie un différend entre la Belgique et le Sénégal, ne surprend pas. En effet, cette position relève tout simplement de la logique et dénote une certaine précaution judiciaire. Les justifications de l'examen de l'existence prima facie d'un différend entre les parties tiennent tant à la logique (A) qu'à la précaution judiciaire (B).

A. Une justification tenant à la logique

La Cour fait remarquer tout d'abord que la Belgique et le Sénégal sont parties à la Convention contre la torture avant de noter que la première condition exigée pour que la compétence de la Cour puisse être établie sur cette base est l'existence d'un « différend entre deux ou plus des États parties concernant l'interprétation ou l'application de la présente Convention »80(*). Il est clair que la Convention contre la torture, invoquée par le Royaume de Belgique comme base de compétence, a eu une certaine influence sur le raisonnement de la Cour. En fait, dans certaines procédures sur les mesures conservatoires, la Cour n'a pas jugé nécessaire de vérifier spécialement l'existence prima facie d'un différend, sûrement parce qu'il allait de soi81(*).

En l'espèce, la Belgique faisait valoir qu'un différend sur l'interprétation ou l'application de la Convention l'oppose au Sénégal. Cet Etat a essayé de montrer, sans convaincre la Cour, qu'un tel différend n'existe manifestement pas, car, selon lui, la requête belge a pour objectif de demander à la Cour de dire et juger qu'il est obligé de poursuivre pénalement Hissène HABRE. Alors même que le Sénégal a déjà pris les dispositions appropriées pour se conformer à cette obligation.

Dès lors, la logique voulait donc que la Cour établît si, prima facie, un différend tel que celui que prévoit la Convention contre la torture existait tant à la date du dépôt de la requête belge qu'au moment du délibéré. En effet, malgré l'adage jura novit curia (le droit est l'apanage du juge), la Cour se devait tout de même de rendre compte aux parties de leurs arguments sur l'existence ou non d'un différend les opposant. Il est clair en effet que les parties ne sont pas d'accord au sujet de l'existence d'un différend. Ce désaccord a sans doute contraint la Cour à analyser minutieusement cette question, faisant preuve d'une certaine précaution.

B. Une justification tenant à la précaution judiciaire

En décidant d'examiner la question de l'existence prima facie d'un différend entre la Belgique et le Sénégal, la Cour a fait montre de prudence judiciaire. En effet, omettre cette question peut causer la perte d'un temps précieux. La Cour pourrait constater, après la procédure en indication de mesures conservatoires, qu'un différend sérieux n'a jamais existé entre les parties. L'on se souviendra ainsi que, dans l'affaire de l'Anglo-Iranian Oil Company (Royaume-Uni c. Iran), arrêt du 22 juillet 1952 sur les exceptions préliminaires, après avoir indiqué des mesures conservatoires, la Cour s'est déclarée incompétente et a dû rapporter lesdites mesures conservatoires82(*).

Même si en matière de mesures conservatoires, la question de l'existence prima facie d'un différend entre les parties n'est souvent examinée que de façon lapidaire ou avec souplesse83(*), cet examen reste indispensable. S'agissant de cette souplesse, on ne doit pas perdre de vue qu'étant par hypothèse en matière urgente, les questions en cause ne peuvent pas être examinées en profondeur, ni les exigences observées strictement. C'est ce que semblait dire Pierre PESCATORE lorsqu'il affirmait que, pour « parer au plus pressé, on ne peut pas poser des exigences trop strictes en ce qui concerne la logique et la perfection formelle des motivations [des Ordonnances de la Cour] »84(*).

Par ailleurs, comme le rappellent les juges Awn Shawkat AL-KHASAWNEH et Leonid SKOTNIKOV, dans leur opinion individuelle commune jointe à l'Ordonnance du 28 mai 2009, la Cour a eu l'occasion de souligner que «[w]hether there exists an international dispute is a matter for objective determination» (Interpretation of Peace Treaties with Bulgaria, Hungary and Romania, First Phase, Advisory Opinion, I.C.J. Reports 1950, p. 74)85(*). Selon ces juges, même prima facie, la Cour est censée faire preuve de minutie et de précision.

La précaution ainsi prise par la Cour est à saluer. De fait, d'un côté, la Cour devrait éviter d'indiquer des mesures conservatoires alors même qu'il n'existerait manifestement aucun différend entre les parties. De l'autre côté, elle ne devrait pas s'abstenir d'indiquer de telles mesures alors même que les droits de l'une des parties risqueraient de subir un préjudice irréparable avant sa décision sur le fond.

Les justifications de l'examen de la question de l'existence prima facie d'un différend étant exposées, il convient à présent de s'appesantir sur la période de constatation de l'existence d'un tel différend.

§ 2- La période de constatation de l'existence d'un différend entre les parties

La Cour a distingué deux moments d'appréciation de l'existence prima facie d'un différend entre la Belgique et le Sénégal, à savoir la date du dépôt de la requête belge (A) et le moment du délibéré (B).

A. A la date du dépôt de la requête belge

La Cour a fait remarquer qu' « en règle générale, c'est à cette date que, selon [sa] jurisprudence (...), sa compétence doit s'apprécier »86(*). La condition relative à l'existence d'un différend étant intimement liée à la compétence prima facie, c'est à la date du dépôt de la requête que doit également être constatée l'existence d'un différend entre les parties au litige.

Il n'est pas incommodant de rappeler que, suite à l'échec de la procédure d'extradition de Hissène HABRE vers la Belgique le 26 novembre 2005, Ousmane NGOM, ministre sénégalais de l'Intérieur, prit un arrêt mettant Hissène HABRE « à la disposition du président de l'Union Africaine », poste occupé à ce moment-là par Olusegun OBASANJO, alors président du Nigéria. L'expulsion de l'ancien président tchadien vers le Nigéria semblait alors imminente. Le Sénégal a informé la Belgique de la saisine de l'UA, par note verbale datée du 23 décembre 2005. En réaction, la Belgique contestera, par la même voie le 11 janvier 2006, que le Sénégal puisse se conformer à l'obligation énoncée à l'article 7 de la Convention contre la torture (aut dedere aut judicare) en déférant une question relevant de cette Convention à une organisation internationale. Or le Sénégal a estimé avoir pris des mesures suffisantes pour s'acquitter desdites obligations et réaffirmé sa volonté de continuer le processus de poursuite de Hissène HABRE. Ceci étant un moyen d'assumer intégralement ses obligations d'État partie à la Convention. Au vu de ces divergences de vues, la Cour considère qu'il « apparaît prima facie qu'un différend sur l'interprétation et l'application de la Convention opposait les Parties à la date du dépôt de la requête »87(*).

On est d'avis qu'il existait un différend manifeste entre les parties le 19 février 2009. L'article 7, § 1 de la Convention contre la torture prévoit en effet que : « L'État partie sur le territoire sous la juridiction duquel l'auteur présumé d'une infraction visée à l'article 4 est découvert, s'il n'extrade pas ce dernier, soumet l'affaire, dans les cas visés à l'article 5, à ses autorités compétentes pour l'exercice de l'action pénale ». Or peut-on pertinemment considérer les organes de l'UA comme autorités compétentes du Sénégal ? Certainement pas !

Toutefois, il est certain que le fait de transférer la compétence à une organisation internationale aurait pour conséquence une plus grande efficacité. En effet, l'organisation internationale pourraitt disposer facilement d'énormes moyens financiers qu'exige la poursuite des crimes internationaux. En plus, elle serait peu ou prou épargnée des susceptibilités et influences politiques qui pourraient entacher l'éclat de la procédure pénale devant les juridictions nationales.

B. Au moment du délibéré

Le délibéré est considéré par la Cour comme le deuxième moment d'appréciation de l'existence prima facie d'un différend entre les parties. Il s'est agi pour la Cour de vérifier, comme elle le dit elle-même, si compte tenu de la façon dont les Parties ont présenté leurs positions à l'audience, un tel différend continue, prima facie, d'exister.

La Cour note que le Sénégal a affirmé que ses obligations ne découlent pas du mandat reçu de l'UA en 2006 et qu'un État partie à la Convention contre la torture ne peut s'acquitter des obligations énoncées à son article 7 tout simplement en saisissant une organisation internationale. Ce qui revient à dire que les Parties s'entendent sur ce point. La Cour relève par ailleurs que,

« les Parties semblent néanmoins continuer de s'opposer sur d'autres questions d'interprétation ou d'application de la Convention contre la torture, telles que celle du délai dans lequel les obligations prévues à l'article 7 doivent être remplies ou celle des circonstances (difficultés financières, juridiques ou autres) qui seraient pertinentes pour apprécier s'il y a eu ou non manquement auxdites obligations ; que les vues des Parties [...], continuent apparemment de diverger sur la façon dont le Sénégal devrait s'acquitter de ses obligations conventionnelles » 88(*).

La Cour en conclut que, prima facie, un différend de la nature de celui visé à l'article 30 de la Convention contre la torture demeure entre les Parties, même si sa portée a pu évoluer depuis le dépôt de la requête. On est donc parti d'un différend manifeste à un différend quasi latent.

Toutefois, même ayant voté pour la décision de la Cour, certains de ses membres ne semblent pas d'accord avec son raisonnement sur l'existence prima facie d'un différend entre la Belgique et le Sénégal. C'est notamment le cas des juges Awn Shawkat AL-KHASAWNEH, Leonid SKOTNIKOV et du juge ad hoc Serge SUR. Pour les deux premiers, «the Court could have concluded that, given the explanation by the Parties, no dispute exists and therefore the Application has been rendered moot»89(*). Ils en déduisent que la conclusion à laquelle la Cour est parvenue est peu vraisemblable.

S'agissant du juge ad hoc SUR, il considère que « c'est de façon inappropriée » que la Cour conclut à la persistance du différend. Selon lui, il s'agit en effet de divergences qui ne font pas l'objet de la demande présentée par la Belgique, mais ne sont que des motifs à l'appui de sa requête. Citant Jean COMBACAU, il précise que :

« le désaccord, l'opposition ... ne sont constitutifs d'un différend que s'ils se manifestent à l'occasion d'une réclamation adressée par un État à un autre et à laquelle celui-ci refuse de faire droit ; le contentieux international n'inclut ni les disputes abstraites ... ni même des différences d'appréciation sur la conduite à tenir dans une espèce déterminée : son concept implique l'expression de prétentions, et pas seulement de thèses, contradictoires ; et le différend n'apparaît que là où un État réclame d'un autre un certain comportement et se heurte au refus de celui-ci » (Jean COMBACAU et Serge SUR, Droit international public, Montchrestien, Paris, 8e éd., 2008, p. 556)90(*).

Il ressort de la jurisprudence de la Cour qu' « [i]l faut démontrer que la réclamation de l'une des parties se heurte à l'opposition manifeste de l'autre »91(*). Toutefois, il est difficile de suivre Serge SUR lorsqu'il affirme que la Cour aurait dû reconnaître que le différend n'existe plus et en tirer les conséquences, en déclarant, comme dans les affaires des Essais nucléaires ((Australie c. France) et (Nouvelle-Zélande c. France), arrêt [du 20 décembre 1974], Rec. 1974, p. 272) que, la demande étant désormais sans objet, il n'y avait plus rien à juger.

Certes, comme on le verra plus loin, les assurances proprio motu du Sénégal et les réponses des Parties aux questions du juge GREENWOOD étaient de nature à priver d'objet la demande belge. Mais on ne doit pas confondre la présente procédure incidente, où il est question de l'examen de la demande belge en indication des mesures conservatoires, à l'affaire principale qui porte sur l'obligation de poursuivre ou d'extrader. La demande et la requête belges étant différentes, la perte d'objet de la première n'a aucune conséquence sur l'objet de la seconde.

* 79 _ C.P.J.I., Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt du 30 août 1924 sur les exceptions préliminaires, C.P.J.I. série A, n° 2, p. 11 ; cf. Jean COMBACAU et Serge SUR, Droit international public, Montchrestien, Paris, 7e éd., 2006, p. 554.

* 80 _ Cf. C.I.J., Questions concernant des obligations de poursuivre ou d'extrader, op. cit., p. 10, § 46.

* 81 _ Voir C.I.J., Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), mesures conservatoires, Ordonnance du 15 mars 1996, Rec. 1996. Dans cette Ordonnance, la Cour n'a fait qu'exposer les circonstances de l'affaire qui montraient clairement qu'un différend opposait les parties : « [...] des événements survenus le 3 février 1996 dans la presqu'île de Bakassi, ainsi que de ceux qui s'y sont à nouveau produits les 16 et 17 février 1996 [...] qu'il ressort à suffisance des déclarations faites par les deux parties devant la Cour qu'il y a eu des incidents militaires et que ceux-ci ont causé des souffrances, des pertes en vies humaines - tant militaires que civiles -, des blessés et des disparus, ainsi que des dommages matériels importants » (§ 38). Voir C.I.J., Mandat d'arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo c. Belgique), mesures conservatoires, Ordonnance du 8 décembre 2000, Rec. 2000. Ici, l'existence d'un différend entre les parties ne faisait pas de doute et n'était pas contestée par le défendeur. Voir également C.I.J., Certaines procédures pénales engagées en France (République du Congo c. France), mesure conservatoire, Ordonnance du 17 juin 2003, Rec. 2003. 

* 82 _ Voir C.I.J., Anglo-Iranian Oil Company (Royaume-Uni c. Iran), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 1952, Rec. 1952, p. 93.

* 83 _ Voir C.I.J., LaGrand (Allemagne c. États-Unis d'Amérique), mesures conservatoires, Ordonnance du 3 mars 1999, Rec. 1999, p. 9, § 17. Yousri Ben HAMMADI déclare à ce propos que : « face aux prétentions de l'Allemagne relativement à l'existence d'un différend concernant les articles 5 et 36 de la Convention de Vienne [sur les relations consulaires du 24 avril 1963], la Cour s'est contentée d'endosser les allégations du demandeur et de noter qu'à la vue des demandes formulées par l'Allemagne dans sa requête, il existait prima facie un différend [...] », in : « La question du caractère obligatoire des mesures conservatoires devant la Cour internationale de Justice, l'arrêt LaGrand (Allemagne c. États-Unis d'Amérique) du 27 juin 2001 », RQDI, vol. 14, n° 2, 2001, pp. 53-81 (spéc. p. 59).

* 84 _ Pierre PESCATORE, « Les mesures conservatoires et les référés », S.F.D.I., Colloque de Lyon (1986), La juridiction internationale permanente, Paris, Pedone, 1987, pp. 315-362 (spéc. p. 337).

* 85 _ Op. ind. com. AL-KHASAWNEH et SKOTNIKOV, p. 3, § 15.

* 86 _ Cf. C.I.J., Questions concernant des obligations de poursuivre ou d'extrader, op. cit., p. 10, § 46. La Cour a adopté la même position dans les décisions suivantes : C.I.J., Sud-ouest africain (Éthiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt du 21 décembre 1962, Rec. 1962, p. 344 ; C.I.J., Actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua c. Honduras), compétence et recevabilité, arrêt du 20 décembre 1988, Rec. 1988, p. 95, par. 66 ; C.I.J., Questions d'interprétation et d'application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l'incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. États-Unis d'Amérique), exceptions préliminaires, arrêt du 27 février 1998, Rec. 1998, p. 130, par. 43.

* 87 _ Ibid., § 47.

* 88 _ Ibid., p. 11, § 48.

* 89 _ Op. ind. com. AL-KHASAWNEH et SKOTNIKOV, p. 1, § 7.

* 90 _ Op. ind. SUR, p. 5, § 14 ; cf. également Jean COMBACAU et Serge SUR, Droit international public, Montchrestien, Paris, 7e éd., 2006, p. 554. N.B : Les deux auteurs ont rédigé chacun des parties respectives de cet ouvrage séparément.

* 91 _ Cf. C.I.J., Sud-ouest africain (Éthiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt, Rec. 1962, p. 328.

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