L'ordonnance de la C.I.J. en l'affaire relative à des questions concernant l'obligation de poursuivre ou d'extrader (Belgique c. Sénégal), demande en indication des mesures conservatoires( Télécharger le fichier original )par Etienne KENTSA Université de Douala - DEA 2010 |
CONCLUSION DE LA TROISIEME PARTIEIl a été démontré la nécessité de l'examen de certaines questions que la Cour n'a pas tranchées soit volontairement, soit à cause de la nature provisoire de sa décision. Le silence de la Cour quant au changement de contenu de la demande belge est critiquable. Ce changement a eu une portée importante dans la procédure. En effet, il a permis d'établir une différence entre la demande en indication de mesures conservatoires et la requête principale de la Belgique ; différence sans laquelle ladite demande aurait tout simplement été rejetée par la Cour. Les conditions procédurales posées par la Convention contre la torture, invoquée par la Belgique pour fonder la compétence de la Cour, sont bel et bien réunies dans la présente affaire. La Cour n'aurait donc pas du mal à juger la requête belge recevable ; quoique la célérité dont peut faire montre la République du Sénégal dans le cadre des poursuites contre l'ancien président tchadien, pourrait arrêter l'affaire qui l'oppose à la Belgique. En effet, les enjeux du procès Habré commandent son organisation le plutôt possible par le Sénégal. Mais cette procédure judiciaire devra respecter un certain nombre de modalités afin que ces enjeux soient préservés. Comme l'ont relevé Alioune TINE et Reed BRODY, « personne ne peut nier que l'Afrique est le continent où se focalisent le plus les investigations de la justice [pénale] internationale »348(*). Or, si ce procès est mené en terre africaine par des juges africains, cela permettrait, un tant soit peu, de ne plus subir la politique du « deux poids deux mesures » qui caractérise la justice pénale internationale. CONCLUSION GENERALEL'Ordonnance du 28 mai 2009 a la particularité d'avoir presque systématisé l'ensemble des problèmes que soulève l'indication des mesures conservatoires par la CIJ. Selon le juge ad hoc Serge SUR, ces mesures « correspondent fréquemment à une stratégie judiciaire qui permet à une partie, dans l'hypothèse où elles sont accordées, de prendre un avantage, au moins psychologique, pour la suite de l'instance »349(*). Elles connaissent une certaine vigueur depuis 1990350(*), du fait de leur importance pour la suite de la procédure dans le cadre des affaires dont la Cour est saisie. Il se dégage de l'attention particulière accordée par la Cour aux conditions requises pour l'indication des mesures conservatoires, une prudence qui, même si on peut la considérer excessive, est plutôt justifiée quand on sait que le caractère obligatoire de ces mesures est acquis depuis l'arrêt LaGrand351(*). Vingt-deux paragraphes de l'Ordonnance du 28 mai 2009 sont en effet consacrés à l'examen des conditions requises pour l'indication des mesures conservatoires et douze paragraphes à la mise en oeuvre du pouvoir d'indiquer de telles mesures par la Cour. Nonobstant le fait que son Règlement ne lui impose pas la motivation de ses Ordonnances en ce domaine352(*), la Cour a déployé un raisonnement très étoffé et cohérent. En l'espèce, les questions du juge GREENWOOD et les réponses fournies par les parties ont permis à la Cour d'aboutir à une décision "facile". Cette médiation a fait accepter facilement sa décision. Ceci va dans le sens de la pensée de Paul MARTENS lorsqu'il affirmait que « n'ayant plus le secours d'une révélation sûre, d'une législation claire et d'un prestige incontesté, c'est par la validité de ses méthodes que [le juge] rendra ses décisions légitimes »353(*). Cette affaire montre que le chemin est encore long en matière d'exercice de la juridiction pénale en matière de crimes internationaux, même au cas où un État est disposé à l'exercer354(*). Cette étape des mesures conservatoires a permis d'apporter d'ores et déjà des précisions quant aux obligations des Etats dans le cadre de l'« affaire Habré » en particulier et de la lutte contre l'impunité en général. On espère que la Cour tiendra compte des enjeux de l'affaire relative à des Questions concernant l'obligation de poursuivre ou d'extrader, en apportant des éclaircissements au sujet de cette obligation. Le principe aut dedere aut judicare ou compétence universelle conditionnée est aujourd'hui le système le plus efficace de répression des crimes internationaux. Car il permet « d'éradiquer tout conflit négatif de compétence et d'obvier tout déni de justice »355(*). Toutefois, « l'hymne » à la compétence universelle ne doit pas conduire aux abus. En effet, comme le fait remarquer Joe VERHOEVEN, « il n'est pas acceptable que le procès pénal devienne un nouvel instrument, après bien d'autres, de domination des forts sur les faibles, des grands sur les petits... »356(*). Il convient de relever que la compétence universelle est « une idée autant acclamée que décriée »357(*). L'UA devrait assurer la poursuite et le jugement de Hissène HABRE afin de montrer au monde entier que les États africains sont capables de réprimer leurs propres dirigeants accusés de crimes internationaux. Ce procès a valeur de symbole parce qu'il pourrait mettre un terme à la politique à géométrie variable de la justice internationale pénale. La décision des États membres de l'UA de ne pas coopérer conformément aux dispositions de l'article 98 du Statut de Rome relatives aux immunités dans l'arrestation et le transfert du Président Omar El BASHIR du Soudan à la Cour Pénale Internationale358(*), est révélatrice d'un ras-le-bol de ceux-ci. De fait, la percée des droits de l'homme dans le droit international ne saurait remettre en question le principe de souveraineté359(*). La seule façon, pour les États du Tiers-monde, de se défaire de la justice à géométrie variable est de se donner les moyens d'une répression efficace et d'affirmer avec force leur volonté de réprimer eux-mêmes leurs propres criminels. Pour ce qui est de l'Afrique, on pourrait doter la Cour Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples (CrADHP) de la compétence pour le jugement des crimes internationaux les plus graves. Ceci constitue en fait un projet en étude au sein de l'UA360(*) depuis la quinzième session ordinaire de sa Conférence tenue à Kampala (Ouganda) du 25 au 27 juillet 2010. * 348 _ Jeune Afrique du 27 juillet 2008, Non à l'impunité!, op. cit. (supra, note n° 274). * 349 _ Op. ind. SUR, p. 2, § 5. * 350 _ Voir à ce sujet Michael K. ADDO, op. cit. (supra, note n° 146), p. 713. * 351 _ Op. cit. (supra, note n° 146). La Cour ne s'est pas pour autant prononcée sur l'applicabilité de l'article 94 de la Charte des Nations Unies [exécution forcée] à ses Ordonnances en indication de mesures conservatoires (cf. § 108, arrêt LaGrand). Mais « pour aboutir à cette conclusion, la Cour accorde un grand poids à l'objet et au but du Statut et fait valoir que le caractère obligatoire des mesures conservatoires est seul de nature à lui permettre "de s'acquitter de sa mission fondamentale, qui est le règlement judiciaire des différends internationaux au moyen de décisions obligatoires conformément à l'article 59 du Statut" (§ 102, arrêt LaGrand) », relèvent Nguyen QUOC DINH et Alii, op. cit. (supra, note n° 63), p. 904. * 352 _ Cf. supra, note n° 250. * 353 _ Cité par Paul ORIANNE, op. cit. (supra, note n° 69), p. 1295. * 354 _ Voir à ce propos Micaela FRULLI, « Le droit international et les obstacles à la mise en oeuvre de la responsabilité pénale pour crimes internationaux », in : Crimes internationaux et juridictions internationales, op. cit. (supra, note n° 123), pp. 215-253 (spéc. p. 216). * 355 _ Voir Damien VANDERMEERSCH, op. cit. (supra, note n° 21), p. 472. * 356 _ Joe VERHOEVEN, op. cit. (supra, note n° 299), p. 21. * 357 _ Human Rights Watch, La Compétence universelle en Europe, état des lieux, vol. 18, n° 5 (D), juin 2006, p. 1. L'illustration de l'absence d'unanimité sur la question a été servie par l'arrestation le 9 novembre 2008 à Frankfort (en Allemagne) de Rose KABOYE, Chef de Protocole du Président de la République du Rwanda, « créant une situation de tension entre l'UA et l'UE » (cf. Décision Assembly/AU/Dec. 213 (XII) de l'UA du 3 février 2009 portant sur la mise en oeuvre de la décision relative à l'utilisation abusive du principe de compétence universelle, § 4, http://www.africa-union.org/root/AU/Conferences/2009/july/summit/docs/DECISIONS/ASSEMBLY%20AU%20DEC%20243%20-%20267%20(XIII)%20_F.pdf (consultée le 23 juillet 2009). * 358 _ Voir Décision Assembly/AU/Dec. 245 (XIII) de l'UA du 3 juillet 2009 portant sur le rapport de la réunion des États africains parties au Statut de Rome de la Cour pénale internationale, § 10, http://www.africa-union.org/root/AU/Conferences/2009/july/summit/docs/DECISIONS/ASSEMBLY%20AU%20DEC%20243%20-%20267%20(XIII)%20_F.pdf (consultée le 23 juillet 2009). La réserve émise par le Tchad à cette décision est surtout due aux relations tumultueuses qu'il entretient depuis quelques années avec le Soudan. * 359 _ V. Alain Pellet, op. cit.(supra, note n°3), p. 178. Cet auteur relève que le principe de souveraineté semble (si on le définit correctement) un puissant facteur organisateur de la société internationale et une explication, toujours éclairante, des phénomènes juridiques internationaux. * 360 _ Décision Assembly/AU/Dec.292(XV) de l'UA du 27 juillet 2010 portant sur l'utilisation abusive du principe de compétence universelle, § 5, http://www.africa-union.org/root/AR/index/Assembly%20AU%20Dec%20289-330%20%28XV%29%20_F.pdf (consultée le 30 juillet 2010). A travers cette décision, la Conférence : « DEMANDE à la Commission de finaliser l'étude sur les implications de doter la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples de la compétence lui permettant de juger les crimes internationaux tels que le génocide, les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre et d'en faire rapport à la prochaine session ordinaire de la Conférence, prévue en janvier 2011, par l'intermédiaire du Conseil exécutif ...» (italiques ajoutés). |
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