· 2. Vers la Sagesse du bien commun
Nombreux sont ceux qui voudraient se soustraire au noble
devoir de veiller à la bonne gestion de la res publica. Il
s'agit d'une fuite de responsabilité politique qui se traduit souvent
par une évasion langagière du genre : « on n'est
pas là pour faire de la politique ». Cette attitude se
prolonge dans une méfiance quelquefois injustifiée à
l'égard de l'autorité. Une dérobade s'ensuit parfois
implicite, qui révoque l'appartenance à une identité qui
est caractéristique de l'Homme : « celle d'être un
être social par essence », comme nous l'avons montré
dans les chapitres précédents. Cette dérobade qui, en
réalité, est une démission, voire une négation de
son identité profonde, se répercute et s'extériorise dans
une fuite ou encore dans l'abandon de ses responsabilités politique.
C'est si, déjà la communauté était
abandonnée à son sort.
Dans l'Afrique actuelle, au visage multiforme et fort
contrasté, une Afrique désunie et affaiblie par de graves
injustices, une telle attitude ne peut qu'étonner. La prise en charge de
la responsabilité politique est une question de vie ou de mort en
Afrique; ce n'est pas une question nouvelle l'histoire nous
révèle que de nombreux empires et royaumes africains se sont
distingués par leur engagement remarquable dans la gestion de la
cité. On peut citer le royaume Congo94(*), l'empire Lunda, l'empire Mandeng, le royaume Akan,
le royaume de Monomotapa, l'empire Zoulou95(*) et j'en passe. L'histoire suivant son cours, ces
empires et royaumes puissants ont été confrontés avec la
civilisation occidentale. Malheureusement, il s'est avéré que
cette confrontation eut un effet dévorant contrairement à ce que
préconise aujourd'hui S. Huntington dans le cadre des relations
internationales96(*).
De cette rencontre violente la tradition africaine est sortie
perdante. L'âme de la tradition africaine c'est-à-dire le
dénominateur commun de sa culture au-delà de toute
diversité a été engloutie par la marée coloniale,
si bien que, jusqu'à nos jours, s'il venait à manquer un peu de
sel importé (dans sa forme actuelle), même dans nos villages les
plus éloignés des centres, l'on ne pourrait plus avaler sa
nourriture97(*). Ceci
montre jusqu'à quel point l'organisation africaine fut
ébranlée.
A vrai dire, l'époque coloniale aurait pu
mériter de la « reconnaissance » de la part
l'Afrique si elle ne s'était pas caractérisée par une
multitude de violences, et au dénigrement de
« l'âme » africaine. Elle aurait eu droit à la
reconnaissance, parce qu'elle aurait pu être un
« nouveau » point de départ. Les systèmes
politiques aurait pu épargner à l'Africain de rester
l'éternel élève d'un maître dont il ne peut se
défaire. C'est là la conséquence de la violence
exercée par un pouvoir instrumentalisé qui est tout à fait
le contraire du pouvoir de la Sagesse, que seul Dieu accorde (Sg 6,3). Sans
verser dans la nostalgie d'un paradis perdu, la présente
réflexion veut mettre en lumière l'exigence naturelle qui
s'impose à l'Homme africain : c'est dans la cité que
l'Homme doit vivre en vue de réaliser son bien-être. Ce
bien-être, dans la société, ne peut voir son
accomplissement que dans un cadre éthique où la poursuite du bien
commun demeure la norme qui doit façonner l'exercice du pouvoir. Le bien
commun n'est pas à rechercher dans la contemplation d'une
« forme immuable d'un bien cosmique», afin d'y conformer
son éthos ici bas. Le bien commun nous semble être
revêtu de brillante (Sg 6, 12) étoffe de la Sagesse, la
génératrice de tous les biens (Sg 7, 12). L'écoute de la
Sagesse permet de percevoir des évidences qui sont propres à
l'espèce humaine, notamment dans le don du discernement pour le bien
commun.
Or, c'est là parfois le tendon d'Achille de la
sphère politique africaine. Nos systèmes politiques ont
ignoré ou négligé la valeur du bien commun et se sont
voilé la face, plutôt que de reconnaître la splendeur de la
Sagesse (6,12). Le bien commun, qui est la raison d'être ultime des
instances politiques, a été désacralisé et
banalisé. L'homme politique africain abhorre l'austérité
qu'exige la quête du bien commun, et se réfugie dans des pratiques
illégales, qui le détournent de l'appel et de l'idéal que
son métier lui propose: la réalisation du bien commun. La
perte du sens sacré intrinsèque au bien commun affecte nos
communautés politiques dans toutes leurs dimensions. Car s'il est vrai
que le caractère du politique (comme vision d'une société)
et de la politique (comme ensemble d'actions concrétisant le politique)
d'une communauté doit se jauger par rapport au bien commun, alors il est
tout aussi vrai que la perte du sens du bien commun dans une communauté
politique représente une option suicidaire pour la communauté
entière.
En réalité, cette perte de sens
déshumanise la communauté politique, et la rend incapable de
répondre à sa vocation en tant que communauté d'Hommes.
Des conséquences néfastes s'ensuivent, faisant obstacle au plus
grand épanouissement de la vie de toute la communauté. Outre les
conditions liées à son histoire, il sied de se demander si la
perte du sens de bien commun ne serait pas la cause profonde des misères
qui bloquent le décollage du développement africain ?
L'Afrique a de donner à la culture du bien commun un nouvel élan.
La réinvention de l'Afrique, et une réorganisation politique
digne de ce nom, inspirées par la Sagesse divine, dépendent d'une
prise en charge du bien commun par les Africains et pour l'Afrique. Comment y
parvenir ? Notre réflexion distingue deux voies, à
savoir : l'éducation comme disposition à la Sagesse du
bien commun et l'organisation institutionnelle en vue du bien commun.
* 94 _ G. Balandier, Au
Royaume de Kongo, du XVIè au XVIIIè Siècle, Paris,
Hachette, 1965.
* 95 _ Cette conception du
pouvoir que se faisaient les « Maîtres » est
illustrée par l'explication de Chaka lorsqu'il rebaptise son clan du
nouveau nom de « Amazoulou , clan du ciel». C'est parce
que, dit-il, « je suis élevé ! tenez, je ressemble
à ce grand nuage où gronde le tonnerre : ce nuage personne
ne peut l'empêcher de faire ce qu'il veut. Mais aussi je regarde les
peuples et ils tremblent et celui que je viens frapper ne se relève
plus, tel Zwidé. Zoulou ! Amazoulou ! ». cf. Thomas
Mofolo, CHAKA, Paris, Gallimard, 1940, p. 171.
* 96 _ Résumant les
six parties de son livre, Le Choc des Civilisations, S. Huntington en
arrive à la conclusion suivante : « Nous éviterons
une guerre généralisée entre civilisations si, dans le
monde entier, les chefs politiques admettent que la politique globale est
devenue multicivilisationnelle et coopèrent à préserver
cet état de fait. » cf. Samuel P. Huntington, Le Choc des
Civilisations, Op., cit., pp. 17-18.
* 97 _ C'est ce genre de
transformation que note Elungu Pene lorsqu'il voit la tradition africaine
perdante dans sa rencontre avec la rationalité moderne, et qu'il
l'invite à la vie de la raison. cf. Elungu P.E.A, Tradition
africaine et rationalité moderne. Paris, L'Harmattan, 1987,
pp.153-182.
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